Digitized by the Internet Archive in 2016 with funding from Getty Research Institute https://archive.org/details/histoiredelorfevOOhava -L . AUTRES OUVRAGES DU MEME AUTEUR EN VENTE A la même librairie : LE DICTIONNAIRE DE L’AMEUBLEMENT ET DE LA DÉCORATION depuis i.f. \i n" siècle jusqu’à nos jours. — Seconde édition entièrement refondue et considérablement augmentée. - Quatre volumes grand in-4°, comprenant 5,63 4 colonnes de texte, illustrés de 256 planches hors texte et 3,658 figures (ouvrage couronné par l’Académie française) 220 fr. L ŒUVRE DE P.-V. GALLAND. — Un volume grand in-4°, illustré de 300 planches dont 30 hors texte en taille-douce ou en couleur 40 fr. L Y RT A TRAVERS LES MŒURS. — Un volume grand in-8°, illustré par Ch. Goutzwiller. {Épuisé.) 25 fr. 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Hf BOUTIQUE D’ORFÈVRE AU XV” SIÈCLE 3 a^yred une miniature ctu meut uderit et S%ridtotcJ. — ttSi&liat/i eau e etc J '/ï a uen . CHAPITRE PREMIER Ob£erçv>aïîon£ P^éïtminairçe^ Ancienneté de l’orfèvrerie. — Intérêt que présente son étude. Complication de sa technique et connaissances qu’elle exige. Comment l’homme découvrit les métaux. Extrême malléabilité de l’or. — Ses premières applications. Nestor et Pison. — L’orfèvrerie, forme transitoire des métaux précieux, est condamnée à une destruction fatale. ’orfèvrerie est, non seulement un des arts les plus anciens que l’homme ait pratiqués, un des plus remarquables comme variété d’applications et des plus compliqués comme technique; c’est encore, de tous nos arts somptuaires, celui dont l’étude, au triple point de vue politique, écono- mique et social, présente le plus d’importance et offre le plus vif intérêt. Son origine se perd dans la nuit des temps. Son apparition coïncide exactement avec la mise en oeuvre des métaux, et l’on a dit, avec autant d’humour que de raison, qu’ayant eu pour premiers parents la coquetterie de la femme et la vanité masculine, l’Orfèvrerie devait le jour à des passions aussi vieilles que l’Humanité elle-même. Avec de pareils ascendants, on devait s’attendre à ce que, dès le principe, on s’appliquât à gratifier cet art naissant de façons élégantes, délicates et coûteuses. Au cours de cette étude, nous consta- terons qu’en traversant les âges, l’application de ces façons s’étend et se perfectionne, au point de faire de l’orfèvre l’artiste le plus complet et le plus ingénieux qu’on puisse désirer. Sous son marteau, son ciselet et son burin, l’or et l’argent, assouplis et dociles, vont revêtir les formes les plus nobles et les plus variées. Architecte pour combiner le plan de ses grands ouvrages, statuaire pour en modeler les contours, i HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE Il se fera peintre pour marier ensemble les couleurs des divers métaux, pour les embellir d’émaux, de gemmes, d’incrustations et de nielles. Et celte incomparable diversité de main-d’œuvre sera servie par une idi té d’invention non moins remarquable. Nous verrons l’Orfè- vrerie, expression la plus haute du luxe, envahir les temples des dieux et les palais des rois, parer les autels de vases sacrés destinés à la célébration des saints mystères, et sous forme de trônes, de couronnes, de sceptres, fournir les emblèmes caractéristiques du pouvoir souverain. Hors des palais et des églises, la main habile et puissante de l’orfèvre façonnera tous les objets chargés d’embellir la personne ou la demeure de nos aïeux : anneaux de fiançailles, bracelets, boucles, agrafes, bijoux do toutes formes el de tout usage, coupes, vases, hanaps, plats, dra- geoii's, el jusqu’aux armes offensives et défensives, casques, masses, poignées de glaives, éperons, boucliers. \ jouions que celle fécondité d’emplois va se compliquer d’une fécon- dité de styles non moins remarquable, car l’Orfèvrerie, à toutes les époques, s’est conformée à l’idéal des peuples qu’elle avait pour mission de servir. Elle a su se plier ;! toutes les transformations du goût, à toutes les fluctua- tions de la mode, si bien que l’étude de ses ouvrages offre comme un tableau abrégé de l’histoire générale de l’Art dans tous les temps et dans tous les pays. Rien ne lui échappe, en effet. Tous les sujets que l’esprit peut imaginer sont acceptés par l’orfèvre comme thèmes pour quelque création nouvelle. Et, si l’on veut bien se rendre compte des difficultés d’un ordre tout spécial que présente l’exercice de sa profession, diffi- cultés résultant surtout du prix particulièrement élevé des métaux mis en œuvre, il faudra bien convenir qu’aucun de nos arts industriels ne mérite d’être étudié avec une attention plus soutenue. Le prix excessif de la matière oblige, en effet, l’orfèvre à n’em- ployer, dans la confection de ses œuvres, que le moins de métal possible pour couvrir les plus grandes surfaces et produire le maxi- mum d’effet. De là le peu d’épaisseur donné à tous ses ouvrages, el, pour obtenir ce peu d’épaisseur, l’emploi constant du marteau, qui com- munique à ses travaux une saveur toute personnelle. Ainsi, chaque traduction, chaque copie même, ne portant pas, comme dans la fonte, l’em- preinte irréductible d’un moule uniforme, revêt un certain caractère d’ori- ginalité, et, par la façon dont le travail est conduit, l’œuvre achevée conserve ce je ne sais quoi de particulier, que la main de l’artiste imprime toujours à ses créations directes. En outre, employés par grandes masses, l’argent et l’or sont loin d’être agréables à l’œil. L’oxydation de I argent ne l’habille pas de ces chaudes et fauves tonalités, dont la patine enveloppe le bronze. Elle le couvre, au contraire, de taches sales el OBSERVATIONS PRÉLIMINAIRES 3 lépreuses; et, quand il est poli, son éclat — comme celui de l’or — trop vif et trop brillant, se complique de reflets qui coupent les lignes, de luisants qui dénaturent le modelé et altèrent les formes, en empêchant de les percevoir dans leur plasticité régulière. Pour atténuer celle défectuosité naturelle, tout un ensemble de procédés ingénieux, de travaux spéciaux, doit intervenir, — reprise au ciselet, au burin à la pointe cassée, chairage , guillochage, ornements poussés à la molette, martelage, etc., — qui rend plus intéressants et plus précieux encore la plupart de ces beaux ouvrages. On comprend mieux, après ces quelques observations, comment la possession de ces œuvres compliquées et magnifiques fut toujours consi- dérée comme un des biens les plus enviables; el comment l’Orfèvrerie aurait mérité la constante faveur dont elle a joui, alors même que les métaux mis en œuvre par ses habiles interprètes n’eussent pas eu par eux- mêmes une valeur intrinsèque si grande, que leur acquisition a pu être considérée par beaucoup d’hommes comme le but suprême de la lutte et l’excuse des plus condamnables actions. A quelle époque, la fonte de l’argent et de l’or commença-t-elle d’être pratiquée d’une façon courante dans le bassin de la Méditerranée? C’est ce que l’histoire ne dit pas, et la science sur ce point se montre aussi discrète. Comment et dans quelles conditions celle grande découverte s’effectua-t-elle? On ne le sait pas d’une façon plus précise. L’opinion la plus répandue chez les Anciens était que cet événement extraordinaire, appelé à révolutionner le monde, provenait, comme la fusion du verre, d’un accident heureux. On prétendait qu’à la suite de l’incendie de forêts séculaires, le minerai renfermé par la terre en ses couches superficielles aurait fondu sous l’action de la chaleur et formé des ruisseaux de lave métallique, que le refroidissement ne tarda pas à figer. Et l’homme, témoin de ce phénomène et de son résultat, aurait découvert à la fois et les métaux et la métallurgie. Lucrèce, en des vers souvent cités, s’est fait l’éditeur de cette explica- tion plus ou moins plausible. Quod superest, æs, alque aurum, ferrumque repertum est, Et simul argenti pondus, ptumbique potestas, Ignis ubi ingentes sytvas ardore cremarat, Montibus in magnis Quelles étaient ces hautes montagnes dont parle le poète? La tradition ne l’indique pas clairement. Égarée par une étymologie douteuse, elle a pen- dant longtemps localisé ce curieux phénomène dans les Pyrénées, à cause de la première syllabe de ce nom, où elle croyait trouver le mot feu (rup). HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE Uiodore, racontant comment des pâtres mirent par inadvertance le feu dans une des vénérables forêts qui ombrageaient cette chaîne célèbre, ajoute : [j de cet accident il résulta, d’une part, que ces montagnes furent appelées IL ré nées ; d'autre part, que la surface du sol qui s’était trouvé en contact avec le feu laissa couler une grande quantité d’argent et que, la matière dont ce métal est tiré étant fondue, il se forma de nombreux ruisseaux d’argent pur. » Une autre tradition recueillie par Clément d’Alexandrie indique la Phry°ie comme le pays où cette fonte accidentelle se serait produite. Quoi qu’il en soit, l’événement ne laissa pas que de paraître merveilleux, et plus merveilleux encore l’art de recommencer cette opération surprenante et de la faire servir aux progrès de l’humanité. C’est ce qui explique comment la plupart des peuples de l’Antiquité s’accordèrent pour diviniser leurs pre- miers métallurgistes. L’érudition moderne a établi, en effet, que les Cabires, fils de Vulcain, les Dactyles du mont Ida, les Corybantes, les Curètes, les Telchines, « ministres de divinités plus ou moins augustes, ou dieux eux-mêmes plus ou moins relevés1 », étaient, comme les fameux Cyclopes, comme leur maître Vulcain, comme le juif Tubalcain, comme le demi-dieu Chrysos cher aux Phéniciens, des métallurgistes de la première heure. Mais l’amour du faste est peu patient. Aussi depuis quelques années, une croyance tend-elle à s’accréditer parmi les érudits spécialement adonnés à ces études attachantes. Le besoin de la parure et du luxe n’aurait point attendu la révélation et la mise en possession de ces grands secrets, pour appliquer le plus précieux et le plus parfait de tous les métaux à la décoration des meubles, à l’ornementation des vêtements, à la parure des personnes. L’or, en effet, si recherché à cause de son incomparable éclat, si apprécié à cause de son inaltérable splendeur, est relativement facile à trouver, même à l’état de pureté presque absolue. « La nature, qui semble s’être plu à entourer la connaissance des autres métaux d’un double mystère, d’abord en les plongeant dans les entrailles du globe ter- restre, puis en les y maintenant à l’état de minerai, a semé, à profusion dans certaines contrées, l’or à la surface du sol et dans les cours d’eau, le livrant à l’homme a l’état de métal , c’est-à-dire prêt à être employé2. » Ln outre, l’or, quand il est pur, jouit d’une malléabilité extrême et d’une surprenante ductilité. 11 ne fallut donc pas longtemps pour s’apercevoir qu’on pouvait l’amincir en le frappant sur un silex plat, à l’aide d’un de ces marteaux de diorite, de granit, de porphyre, dont les terrains con- temporains de l’âge de la pierre polie offrent des spécimens si nombreux et si remarquables. Une fois la feuille amincie, écrouie par le battage, t. Rossignol, les Métaux dans l’ Antiquité, p. H. Fontenay, les Bijoux anciens et modernes, p. 478 OBSERVATIONS PRELIMINAIRES 5 on la découpa avec un couteau de silex; on l’enrichit de dessins tracés au stylet, et, fixée sur des bandes de cuir ou de tissu, cette lame forma des plaques, des bracelets, des ceintures, des diadèmes et ces bractées innombrables, dont les puissants personnages et les élégantes de ces temps lointains parsemaient leurs vêtements de luxe. Partant de ces ornements primitifs — tracés au stylet et présentant un relief, — il n’y avait qu’un pas à faire pour arriver à l’étampage; il fut vite franchi. Chacun a pu remarquer qu’un enfant, mis en possession d’une feuille d’étain, s’empresse, comme poussé par une sorte d’instinct, d’utiliser la propriété que possède cette feuille de prendre et de conserver l’em- preinte des corps durs, sur lesquels on l’applique et la presse. A l’état pur, l’or est plus malléable encore que l’étain. On est donc fondé à con- clure, avec MM. Ch. Daremberg et Saglio1, que « l’or est vraisemblablement le premier métal dont les hommes ont fabriqué et orné des objets à leur usage ». Aucun autre métal, en effet, n’exige pour sa mise en oeuvre un outillage aussi simple; et celte extrême simplicité explique comment, pen- dant bien des siècles, l’attirail des orfèvres n’a pas différé beaucoup de celui dont les artisans de l’âge de pierre faisaient usage. Homère n’a pas cru devoir nous révéler le nom de l’artiste qui cisela la splendide armure d’Agamemnon et la coupe fameuse de Nestor; mais il nous fait assister, à propos de ce dernier, à une scène bien typique et que nous n’aurons garde d’omettre. Prêt à sacrifier à Minerve, Nestor ordonne qu’on fasse approcher l’orfèvre2 Laercès, qui doit entourer d’or les cornes de la génisse, et à cet appel Laercès s’avance, « tenant les outils d’airain, instruments de son art, une enclume, un marteau, des pinces industrieusement façonnées, avec lesquels il travaillait l’or ». Le roi de Pylos remet le métal entre ses mains et, après l’avoir façonné, l’orfèvre en enveloppe les cornes de la génisse, pour que, parée de la sorte, elle charme les regards de la déesse à laquelle elle va être immolée3. Cette scène en évoque une autre plus moderne, non moins classique 1. Dictionnaire des antiquités grecques et romaines, sous aurifex. 2. Homère ( Odyssée , chant III) qualifie Laercès yjpvao-fôoç,, et cette qualification — que certains traducteurs ont rendue par le mot doreur, alors que le mot grec est dérivé de xpu,Jô; et yéu> (propre- ment : qui fond l’or) — a prêté à interprétation. Mais Laercès était bien un orfèvre. Cette enclume, ce marteau, ces pinces (oRîvre /pucrov eîp yâÇexo, avec lesquels il travaillait l’or) l’attestent. Nous verrons, du reste, au Moyen Age, les orfèvres du Midi, à Limoges, Bordeaux, Montpellier, être appelés Dauradores, Dauradiers, etc., mots qui ont prêté à une confusion identique. 3. Cette curieuse intervention de l’Orfèvrerie dans les sacrifices religieux est restée en usage, dans les pays orientaux, jusqu’à une époque bien voisine de nous. Jean Buvat rapporte que « le 9 et le 10 (décembre 1721) le prince Dolgorouki, ambassadeur du Czar (à Paris), donna de grands repas aux seigneurs, dames de la cour et aux ministres étrangers, avec un bal la nuit de ces deux jours, en réjouissance de la paix faite entre la Suède et la Moscovie. Et le 11 il fît donner à la populace, suivant la coutume de son pays, un bœuf entier rôti, dont les cornes étaient dorées et ornées de branches de laurier. » ( Journal de ta Régence, t. Il, p. 311.) HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE G toutefois : c elle où Pison fait réparer à Cordoue son anneau d’or qu’il a Il ordonne qu’on mande un orfèvre sur le Forum, au pied du tribunal. Il fait peser publiquement l’or et commande à cet homme d’établir son sic -e sur la place même et d’exécuter son travail en présence de tous1’. » Ce spectacle, qui nous semble quelque peu singulier, cet orfèvre appelé et venant, avec tout son outillage, recevoir la quantité de métal nécessaire, puis se mettant à l’œuvre sous l’œil et la surveillance directe du public, on le retrouve, encore de nos jours, dans ces contrées mystérieuses où la civilisation primitive s’est figée, et oii l’on demeure pieusement fidèle, en dépit de la marche des âges, aux procédés en honneur il y a quatre mille ans2. Bien ([ue ces pratiques archaïques dussent rester longtemps en usage, grâce aux progrès de la civilisation, l’industrie métallurgique ne demeura pas stationnaire, et, déjà à l’époque d’Homère, les procédés depuis longtemps connus de la fonle des métaux avaient permis aux orfèvres de sortir du champ limité où ils s’étaient trouvés confinés tout d’abord. Grâce à celte découverte, non seulement ces artisans furent mis en posses- sion de lingots relativement considérables, leur permettant d’exécuter de grands ouvrages, mais ils purent encore pratiquer les alliages indispen- sables et obtenir ainsi la résistance nécessaire à la fabrication de la vaisselle, des armes et des bijoux d’un usage journalier3. L’or, aussi mou ([ue le plomb, quand il est absolument pur, et même lorsqu’il contient à l’état natif quelques parcelles d’argent, prend, en effet, par l’adjonc- tion d’une petite fraction de cuivre, une dureté qui facilite singulièrement sa mise en œuvre. Au titre de 22 carats — c’est-à-dire formant un mélange de 22 parties d'or et de 2 parties de métal commun — sans perdre aucune de ses qualités distinctives, il en acquiert de nouvelles. Il reste inoxydable, ne noircit point au feu, et, sauf à l’eau régale, résiste à tous les acides. Sa malléabilité et sa plasticité, qui demeurent remarquables, lui permettent de revêtir des contours à la fois fermes et moelleux, souples et résistants. A 18 carats, sa force et sa dureté s’accroissent encore, mais sa souplesse diminue; et à mesure qu’on augmente la quantité de 1. Cicéron, Contre Verrès, II, iv, 25. 2. Au seuil du désert africain, à Biskra, à Tugurt, l’orfèvre attend encore sur la place publique que le client sc présente, et, s’il opère dans une sorle de boutique, dans une chambre étroite, c’est à porte ouverte, et comme au temps de Pison : omnibus præsentibus ; et surtout sous la surveillance directe de celui qui le fait travailler et ne le perd pas des yeux, de peur qu’il ne détourne quelque parcelle du métal qu’on lui a remis. Nous aurons occasion, du reste, de relever, dans les Statuts des orlèvres du Moyen Age, cette obligation — à laquelle ils sont restés soumis jusqu’à une époque assez voisine de nous — de travailler sous les regards des passants. 11 est a remarquer que la plupart des métaux à l’état d’absolue pureté sont difficilement ulili- sables par l’industrie humaine. Non seulement l’or, mais l’argent et le cuivre se trouvent dans ce cas. Pour ce dernier, dès la plus haute antiquité, on sut l’allier à l’étain, au zinc, à l’argent, et obtenir ainsi ces métaux composés, le bronze, l’airain, le laiton, l’orichalque, qui jouent un rôle considérable dans l’histoire de la civilisation. OBSERVATIONS PRELIMINAIRES cuivre, sa ductilité s’atténue proportionnellement. C’est donc à un alliage compris entre 18 et 22 carats que, dès l’Antiquité, les orfèvres ont dû recourir pour pouvoir exécuter des bijoux, des meubles, des vases et des armes, présentant, avec la force et la solidité indispensables, les admi- rables qualités qui ont fait surnommer l’or « le roi des métaux ». De même pour l’argent. Ce métal, qui joue dans l’Orfèvrerie un rôle capital, ne peut guère être employé à de grands ouvrages, si son extrême ductilité n’est pas corrigée par le mélange d’une légère portion de cuivre. Mais, dès qu’on force l’alliage en augmentant la fraction du métal inférieur, il perd la plus précieuse de ses prérogatives, celle d’être à la fois inodore et sain1. Ces rares et précieuses qualités firent toujours grandement rechercher l’or et l’argent, et comme, malgré l’exploitation constante de gisements nouveaux, ils sont l’un et l’autre demeurés d’une assez grande rareté, il s’est produit ce fait très particulier, que, depuis des temps extrême- ment anciens, leur possession a été considérée comme le signe visible et la marque palpable de la richesse publique et privée. Mais ce pri- vilège, s’il ajoute à l’intérêt que présentent les professions plus spécia- lement consacrées à mettre en œuvre l’argent et l’or, rend par contre singulièrement difficile la reconstitution de leur histoire. A toutes les époques, en effet, les formes si nombreuses et si complexes revêtues par les métaux précieux ont été purement transitoires. La facilité de fondre et de refondre l’argent et l’or a permis à ceux qui en devenaient possesseurs de leur faire subir toutes les transformations, de leur infliger toutes les métamorphoses que nécessitaient des besoins éternellement variés et sans cesse renaissants. Sous leurs multiples aspects, ces métaux ont été ainsi associés à toutes les aventures publiques et privées, heureuses ou malheureuses, et l'on peut dire qu’il n’est presque pas d’événements importants, non seulement de guerres et de conquêtes, de transformations sociales ou religieuses, mais encore de solennités publiques ou de cérémonies privées, qui n’aient, directement ou par contre-coup, influé plus ou moins sur les destinées de l’Orfèvrerie. Ces fluctuations, au surplus, ne font qu’augmenter l’intérêt qui s’attache à l’étude attentive de cet art. Celle-ci, par une curieuse réciprocité, permet, en effet d’entrevoir, au moins dans ses lignes essentielles, l’histoire économique et sociale des nations passées et présentes. On y découvre 1. L’Église n’admettait pour la confection des vases sacrés que des métaux sains, c’est-à-dire inoxydables, ou dont l’oxydation est sans danger. C’est pourquoi les Conciles n’autorisaient que l’emploi de l’or, de l’argent et de l’étain pour la confection des calices et des patènes (voir dom Quarte, Rubrica Missalis, in-4°. Home, 1G7/j, p. 172). HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE comme un reflet de leurs grandeurs; on y retrouve également l’écho de leurs désastres. La création de merveilleuses orfèvreries, où l’on serait lente de ne voir, au premier abord, que la mise au jour d’œuvres d’art coûteuses, marque l’avènement d’une religion, le triomphe d’une lace, l'apogée d’une civilisation; et leur destruction coïncide avec l'as- servissement d’un peuple ou l’anéantissement cl une croyance. En ce qui concerne plus spécialement notre pays, chacune des évo- lutions accomplies sur son sol se peut reconnaître aux transforma- tions subies par notre orfèvrerie nationale. Les présents offerts par les villes et les provinces aux princes et aux rois ne nous retiendront pas seulement par leur caractère d’art et leur somptuosité, ils nous dévoi- leront les préférences politiques des peuples et leur condition plus ou moins prospère. Les meubles et les vases précieux entassés dans les trésors royaux ou princiers ne nous révéleront pas seulement le degré de richesse de leurs possesseurs et l’étendue de leur puissance, mais aussi leur goût et l’esprit de leur temps. Nous pourrons suivre enfin, dans les offrandes somptueuses faites aux sanctuaires, les vicissitudes des croyances religieuses, et la dispersion de l’orfèvrerie sacrée nous initiera aux désastres qui suivent l’invasion ou accompagnent les bouleversements politiques. Mille incidences viendront se greffer sur ces grandes lignes, éclairant chacune un point encore obscur de notre histoire. La parure resplendissante de nos églises au Moyen Age nous amènera, pour étudier la main-d’œuvre monastique, à pénétrer dans les abbayes et les cou- vents et à constater la sévère et ingénieuse organisation de ces pieux ateliers, d’où sont sortis tant d’ouvrages à la fois magnifiques et gran- dioses. D’autre part, pour bien connaître la main-d’œuvre civile, nous serons fatalement conduits à analyser la formation de ces corporations puissantes, redoutable pivot sur lequel évolua la conquête de la vie municipale et de l’émancipation civile. Ainsi, comme en un miroir fidèle, nous verrons les destinées de la France se refléter dans celles d’un des arts les plus complets et les plus précieux que l’homme ait jamais pratiqués, et qui, depuis ses origines les plus lointaines, offre celte curieuse particularité de renaître perpétuellement de ses cendres comme le phénix, et de ne créer d’œuvres nouvelles qu’en détruisant celles qui précédemment existaient. Ces vicissitudes de l’Orfè- vrerie ne sont point, en effet, particulières à notre pays. Elles sont de tous les temps et communes à tous les peuples. Dès la plus hauLe antiquité, l’histoire nous fournit l’exemple de ces transformations qu’on pourrait presque qualifier de classiques, et nous voyons s’engloutir dans l’inéluc- table creuset, non seulement les meubles et les vases les plus délicatement ouvrés, mais encore les joyaux, qui, concourant directement à l’ornemen- OBSERVATIONS PRELIMINAIRES 9 talion de leur personne, devaient paraître les plus précieux à nos vaniteux ancêtres et leur étaient vraisemblablement les plus chers. Ouvrons la Bible et nous verrons les femmes d’Israël remettre à Aaron leurs pendants d’oreilles, leurs bracelets, leurs colliers pour qu’il en fabrique le fameux Veau d’or. Consultons les historiens de la Grèce, ils nous apprendront que Périandre, tyran de Corinthe, pour accomplir le vœu qu’il avait fait aux Dieux de leur élever une statue d’or, fit dépouiller les femmes de sa ville des bijoux qu’elles portaient. Passons enfin à l’histoire de Rome, nous y lirons qu’au lendemain de la victoire de Véies, les dames romaines offrirent spontanément leurs bijoux pour permettre au dictateur d’envoyer à Delphes le vase d’or qu’il avait promis1. Or on sait quel invincible attachement les femmes ont de tout temps pro- fessé pour leur parure. Juvénal dit, avec quelque malice, qu’elles se croient tout permis pour peu qu’elles soient couvertes de bijoux. Les philosophes ont considéré comme l’acte le plus extraordinaire que Pythagore ait accompli dans sa longue et laborieuse carrière, d’avoir obtenu des dames de Crotone qu’elles renonçassent à porter des joyaux. On se souvient des magistrales imprécations d’Isaïe, qui, moins heureux que Pythagore, réclamait à grands cris l’intervention céleste pour faire quitter aux filles de Sion leurs croissants d’or, leurs colliers, leurs bracelets, leurs chaînes, leurs pendants d’oreilles, leurs bagues et les pierreries qui tombaient sur leurs fronts2. Après cela, on peut bien se persuader qu’en Judée, comme en Grèce ou à Rome, les femmes riches, élégantes, coquettes, ne renoncèrent à ce qui leur tenait le plus au cœur qu’après avoir au préalable sacrifié les vases d’or et d’argent qui paraient leur logis; et l’on en peut conclure que bien peu de pièces d’orfèvrerie survécurent à ces funestes hécatombes. Ajoutons que les sanctuaires les plus redoutés ne furent guère plus ménagés que les écrins des jolies femmes. Diodore de Sicile nous montre, au temps de Philippe de Macédoine, le trésor vénéré de Delphes mis en coupe réglée par Philomèle, Archidamus, Onomarque, Phayllus, etc. Seize mille talents d’argenterie en furent tirés en quelques années, équivalant à quatre-vingt-huit millions de notre monnaie, et la couronne d’or des Cnidiens s’en fut parer le front de la danseuse Pharsalie3. Ges quelques exemples, pris un peu au hasard, suffiront à montrer à quel funeste sort furent soumis tous ces ouvrages magnifiques, pré- 1. Exode, ch. xxxn, v. 2 et sitiv. — Diogène Laerce, lib. I, num. 93. — Bayle, Dictionnaire Inst, et critique, art. Périandre. — Plutarque, Vies des hommes illustres, art. Camille, xv, l. 11, p. 82. 2. Juvénal, Satires, vi, 148. — Justin, liv. XX, ch. iv. — Bayle, Dictionnaire, art. Pythagoras. — Isaïe, ch. ni, v. 17 à 24. 3. Diodore, liv. XVI, ch. xxx. — Plutarque, De Pytlice oraculis, p. 397. — Bayle, Dictionnaire, art. Philomcle. HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE ciüUX à tant de titres. Si l'on ajoute que ces destructions fatales se sont renouvelées à toutes les époques de l’Histoire; si l’on constate que, sous sse (ju changement, dont le culte destructeur, comme le dit si bien \| Labarte, a contribué plus encore que toutes les misères à l’anéantis- sement des plus beaux objets d’orfèvrerie », on s’étonnera moins qu’un si petit nombre de spécimens de ces belles argenteries dont nos aïeux tiraient vanité soient parvenus jusqu’à nous. Celte désolante constatation était indispensable. 11 importait, dès les premières pages de ce livre, d’avertir le lecteur, afin qu’il ne se montrât pas trop surpris s’il ne nous est pas toujours possible — après avoir établi que chaque époque comme chaque peuple a possédé une orfèvrerie par- ticulière, affectant des formes et une décoration bien personnelles — d’appuyer et de compléter par des reproductions graphiques les descriptions que nous avons pu recueillir. Et en effet, c’est presque toujours à l’intervention de quelque heureux hasard que nous devons les trop rares objets d’art ou d’usage en métal précieux parvenus jusqu’à nous. Il a fallu parfois qu’une ville fût détruite de fond en comble pour que sous ses ruines on retrouvât plus tard quelqu’un de ces curieux objets, ou qu’une famille fut réduite au désespoir, pour enfouir une coûteuse argenterie qu’un accident favorable devait permettre, après de longs siècles, de retrouver à peu près intacte. Encore trop souvent les heureux « inventeurs » de ces richesses se sont-ils hâtés de les dépecer et de les fondre pour empêcher qu’on n'en put connaître l’origine. C’est ce qui explique comment le bagage d’orfèvrerie que nous a légué le vieux monde se trouve réduit à sa plus sommaire expression. Qu’on ne s’étonne donc pas si cette histoire, que nous aurions voulu faire complète, présente de regrettables lacunes, et si l’on rencontre parfois, dans un livre traitant de notre orfèvrerie nationale, des modèles étrangers, auxquels nous avons été obligé de recourir, faute des pièces similaires fabriquées dans notre pays et disparues dans les terribles tourmentes que la France a subies. CHAPITRE DEUXIÈME dart£ F Antiquité L’orfèvrerie en Égypte. — Parures et joyaux. Le Tabernacle et le Veau d’or. — L’orfèvrerie chez les Assyriens. Les fastes de Sargon et la Tour de Babel. Médes, Perses et Phéniciens. L’orfèvrerie grecque au temps d’Homère. — Le trésor d’Atrée. Les lois de Solon. — La sculpture chryséléphantine. L'orfèvrerie à Rome. — Débordement du luxe dans la ville éternelle. ien que cette étude soit exclusivement consacrée à l’Orfèvrerie française, encore est-il indispen- sable, avant de nous renfermer strictement dans les limites de notre sujet, d’indiquer, en quelques lignes, comment l’art qui nous occupe, grandit et se développa dans les pays auxquels nos ancêtres devaient forcément emprunter, avec certains procédés de fabrication, des exemples et une inspiration qui ne pouvaient manquer d’influer sur leur production nationale. De ces pays précurseurs du nôtre, celui qui nous apparaît, dans les temps les plus lointains, comme le grand initiateur des peuples occidentaux, c’est l’Égypte. En 1878, contemplant les trésors exhumés par Mariette Bey et exposés au Trocadéro, Renan disait qu’en ce qui concerne les différents arts pratiqués sur les bords du Nil, le mot « archaïsme » est sans signification. Ce que nous sommes tentés de considérer comme un point de départ doit être, en effet, regardé comme l’apogée d’une civi- lisation, dont les bégayemenls, sans aucun doute, resteront éternellement mystérieux. Aux temps les plus reculés qu’il nous est permis d’interroger, les Égyptiens étaient déjà parvenus à un tel degré de perfection, dans l’art de fondre et de repousser les métaux, et dans l’art de les ciseler, qu’au dire HISTOIRE DE L'ORFÈVRERIE FRANÇAISE s c-, rivains les plus compétents « un ouvrier très habile pourrait seul, de nos jours, tenter de les égaler1 ». En quoi consistait au juste l’orfèvrerie proprement dite des Égyptiens? .Nous sommes insuffisamment renseignes sur ce point. La Bible nous apprend (pie Joseph fit cacher son gobelet chargent dans le sac de son frère Benjamin. Plus loin, elle rapporte qu’avant de commencer leur exode, les Hébreux empruntèrent à leurs voisins et à leurs amis tous les vases d’or et d’argent qu’on leur voulut bien confier2. On peut conclure de ces deux passages que les Égyptiens de distinction buvaient et mangeaient dans de la vaisselle plate ou montée. Malheureusement, toute cette argen- terie a disparu sans laisser de traces, et, à l’exception de quelques vases d’argent décorés de feuilles de lotus, découverts à Tell-el-Tmai (l’antique Thmuis) et conservés au musée du Caire, on ne possède rien ou presque rien de cette orfèvrerie primitive. Mais si la vaisselle profane ou sacrée nous fait défaut, il n’en est pas de même des bijoux, qui, ensevelis avec leurs possesseurs, sont demeurés cachés jusqu’au jour où la science profanatrice a rendu au jour les dépouilles des princes et des rois. L'habileté si vantée des orfèvres égyptiens se manifeste ici d’une façon triomphante, et les témoignages, par milliers, viennent attester leur sur- prenante ingéniosité. Au Louvre, une profusion de bagues, de pendants d’oreilles, de bracelets, de colliers démontrent que l’attirail dont les belles dames de Thèbes, de Memphis, d’Éléphantine se servaient pour relever l’éclat de leur beauté ne le cédait en rien à celui dont peuvent s’enorgueillir nos élégantes Parisiennes. Encore ne connaissons-nous de ces joyaux que ceux qu’on croyait convenable de confier au cercueil. Peut-être en existait-il d’autres, plus précieux et plus riches, que les vivants se réser- vaient pour éblouir le peuple, habitué à juger de la puissance et de la gloire de ses princes, d’après la magnificence et l’éclat de leur parure. Quoi qu’il en soit, dès cette époque, l’art de fondre, de marteler, de ciseler, de souder les métaux se compliquait de celui de tailler, de graver et d’enchâsser les pierres précieuses. Au dire de Pline, les émeraudes, les diamants, les topazes, dont on se servait pour les ouvrages de bijouterie et dont on confectionnait les cachets, les amulettes, les scarabées, les F Fontenay, les Bijoux anciens et modernes, p. 312. 2. Genèse, ch. n, v. 44. — Exode, ch. xi, v. 2. cylindres, étaient tirés d’Éthiopie. Plus loin, nous apprendrons du philo- sophe Théophraste que les Anciens attribuaient à ces pierres des vertus cachées. Pour le moment, bornons-nous à constater que, parmi les joyaux si nombreux conservés au Louvre, les deux naos catalogués sous les numéros 523 et 524, avec leurs gros scarabées de lapis et de basalte vert, encadrés par le portique traditionnel, aussi bien que le grand pectoral de Ramsès II (521) où se trouvent enchevêtrés un vautour et un uræus au- dessus desquels plane un épervier; ou encore le naos (534) figurant un oiseau de proie aux ailes éployées; constatons que tous ces bijoux, rehaussés de pierres dures et de verres colorés enchâssés dans des alvéoles d’or, dénoncent une habileté de main surprenante. Si l’on rap- proche ces belles pièces de l’arsenal de bijoux découverts à Karnak, dans le cercueil en bois doré de la reine Aah-Hotep, mère du fondateur de la XVIIIe dynastie; de son pectoral re- présentant, au centre, Amo- sis debout recevant l’eau de purification, qu’Ammon et Phré versent sur sa tête ; de son diadème accosté de petits sphinx et incrusté de lapis; de son collier tressé de fils d’or, de ses brace- lets, et surtout de cette barque symbolique chargée de porter les morts aux ré- gions d’où nul n’est revenu, il faudra bien reconnaître que les éloges prodigués par nos orfèvres modernes à ces lointains précurseurs n’ont rien d’excessif'. On voit par là que les Hébreux, lorsqu’ils abandonnèrent l’empire des Pharaons pour se mettre à la recherche de la Terre Promise, avaient eu tout le loisir, durant leur longue captivité, d’apprendre à façonner avec art les métaux précieux; et leur initiation dut être d’autant plus rapide, que les femmes israéliles n’avaient point attendu le séjour en Égypte pour apprécier les bijoux. C’est, en effet, par un présent de celte nature 1. Pline, Hist. nat., liv. XXXVII, ch. xv. — Théophraste, Traité des pierres, p. 18 et 21. — Baudrii." lart, Histoire du luxe, t. I, p. 200. — Pierrct, Dictionn. d’archéologie égyptienne. — Perrot et Chipiez, l'Art dans l'antiquité, t. 1 ; Égypte. — Fontenay, les Bijoux anciens et modernes. Pectoral de Ramsès 11. HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE , u Kiiézer su! se concilier les bonnes grâces de Rebecca; et Thamar, avant d’écouter les propositions de Juda, avait exigé qu’il lui offrît une bague b \e soyons donc pas étonnés que, fugitifs et livrés à eux-mêmes, les Hébreux se soient trouvés en élat de mènera bien la magnifique fourniture d’orfèvrerie, dont le Seigneur, en personne, remit la commande à Moïse. Mais ici il convient de s’arrêter un instant. Les minutieux détails de cette commande, unique en son genre, qui ne remplissent pas moins de sept chapitres de YExode, sont pour nous d’un intérêt capital. Ils nous apprennent, en effet, en quoi con- sistait la parure d’un sanctuaire seize cents ans avant l’ère chrétienne. Dans ce texte si précis, aucune des particu- larités essentielles n’est omise : dimen- sions de chaque objet, façon dont il doit être exécuté, quantité et nature des ma- tériaux à employer, tout est indiqué avpc un soin méticuleux, avec une attention spéciale. L’Arche d’alliance, longue de deux coudées et demie, large et haute de trois demi-coudées, sera, comme nos châsses du Moyen Age, faite en bois revêtu à l’intérieur, ainsi qu’à l’extérieur, de plaques d’or pur. Elle sera, en outre, surmontée d’une de ces couronnes votives comme celles que nous retrouverons plus lard dans le temple de Delphes, et comme celles qui composent encore le trésor de Guarrazar. Le propi- tiatoire, pareillement long de deux coudées et demie sur une coudée et demie de large, sera, lui aussi, exécuté avec l’or pur. A cha- cune de ses extrémités se dressera un chérubin d’or « d’ouvrage fait au marteau », et dont les ailes éployées seront assez vastes pour recou- vrir la table tout entière... La commande comprenait encore une autre table décorée de plaques d’or, des tasses, des bassins, des gobelets, des plats, des lampes, des moucheltes, et enfin le fameux chandelier à sept branches, dont, les moindres ornements sont décrits avec une étonnante précision. Et ce n’est pas tout. Pour maintenir le pavillon destiné à abriter le tabernacle, il est fait mention d’anneaux et de crampons d’or, Pendant de col égyptien. I. Genèse, ch. xxiv, v. 22, et ch. xxxym, v. 18. L’ORFÈVRERIE DANS L’ANTIQUITÉ 15 de barres de bois revêtues de ce même métal, de soubassements d’argent. Il n’est pas jusqu’aux vêtements des officiants qui ne devaient être ornés de brillantes orfèvreries. Le pectoral, l’éphod, le baudrier, le ceinturon, les épaulières du grand prêtre étaient non seulement en or pur, mais enrichis de pierres dures gravées de caractères mystérieux1. Et Aaron, dont le costume était surchargé d’anneaux, de chaînettes, de clochettes, de grenades en or, devait porter sur son front une plaque d’or où, en ces mêmes « gravures de cachet », étaient tracés les mots : « la Sainteté à l’Éternel ». Enfin — détail à ne pas omettre — le livre sacré désigne les deux artistes qui furent chargés de mener à bien cet énorme travail. Ils se nommaient Betsaleel, fils cfUri, de la tribu de Juda, et Aholiab, fils d’Ahisamac, de la tribu de Dan -. Comme le remarque finement M. de Lasteyrie : « C’était là une com- mande d’orfèvrerie un peu forte pour un peuple de pasteurs, pour de pauvres fugitifs, campés sur la limite du désert, et il faudrait croire à l’in- tervention miraculeuse de Dieu lui-même, pour donner à son peuple les moyens d’accomplir son commandement, si l’on ne savait aujourd’hui que tout près du Sinaï, dans un lieu nommé Oualy-Magarah, se trouvaient d’im- portantes mines, très anciennement exploitées par les Égyptiens, et des usines métalliques dont la trace subsiste encore » 3. Malgré son ingéniosité, cette supposition, toutefois, n’est pas indispen- sable pour expliquer la quantité d’or que pouvaient posséder les Hébreux. Les détails non moins précis que l 'Exode nous donne sur une autre opération d’orfèvrerie, la confection du Veau d’or, qui eut lieu à la même époque, ne laissent aucun doute à ce sujet. Ce n’est point assurément le lieu de reprendre la fameuse discussion relative à cette célèbre idole, « fondue et achevée au burin » par Aaron lui-même, si nous en croyons la Bible, ou, suivant certains rabbins, par des magiciens qui s’étaient mêlés aux Israélites, lors de leur départ. Il faut bien reconnaître, en effet, qu’il y eut un peu de magie dans cette fabrication hâtive, sans quoi, comme Voltaire le constate, il n’eût guère été possible d’établir en une seule nuit le modèle de ce fameux Veau d’or, d’en façonner le moule en sable et le noyau, de construire le fourneau, de fabriquer les creusets, de fondre le métal, de le jeter dans le moule et de réparer ensuite au burin les défectuosités de cette fonte hâtive. Mais Voltaire se trompe quand il refuse de croire que des fugitives, abandonnant un pays où du 1. Ce sont ces pierres gravées, analogues sans doute aux scarabées égyptiens ou aux cylindres assyriens, qui donnèrent naissance à ce nom de pierres d'Israël sous lequel on désigna pendant tout le Moyen Age les camées et les pierres gravées, et auxquels on attribuait des propriétés magiques. (Voir le Lapidaire françoys, de Jean de Mandeville, et le Dictionnaire de l'ameublement, à l’art. Pierre d’Israël.) 2. Exode, ch. xxv à xxxi. 3. F. ue Lasteyiue, Histoire de l'orfèvrerie, p. 7. HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE resle elles étaient bien traitées, aient pu offrir à Aaron la quantité de métal nécessaire à la confection de l’idole1. C’est mal connaître l’Orient, où encore, à l’heure actuelle, l’abondance des bijoux, leur importance et leur poids ne sont nullement en rapport avec la condition misérable des femmes qui les portent. Or, à cet égard, le monde antique n’avait rien à envier au monde moderne. Non seulement il connut tous les bijoux actuellement en usage, mais encore une foule d’autres que les femmes, au moins dans nos pays, ont cessé de porter. Tels sont les anneaux de jambes et de bras, les amulettes compliquées, les anneaux de tempes et de cheveux, les innombrables bractées qui parse- maient les vêtements, les ceintures à pendants, les fermails pesants, les lourdes agrafes et les boucles d’oreilles multiples. Certaines de ces boucles avaient la taille d’un bracelet. Une statue, découverte à Chypre et conservée au Louvre dans la salle de la Phénicie, montre des oreilles dont le lobe est percé de trois trous portant chacun une perle d’or, et dont l’ourlet supérieur est percé de quatre autres trous où sont accrochées quatre autres perles du même genre. En fait de bijouterie, les hommes étaient aussi bien pourvus que les femmes. Hérodote, décrivant le costume flottant des riches Assyriens, ne manque pas d’énumérer les joyaux dont ils avaient soin de se parer, et les statues princières qui nous ont été conservées, sont ornées de pendants, de diadèmes, de colliers, de baudriers, de bracelets d’orfèvrerie. Partout, en Chaldée, dans la Troade, en Grèce, dans le Bosphore cimmérien, on retrouve la trace de ces fastueuses parures. A Mycènes, on a découvert jusqu’à quinze diadèmes, ornés de pendeloques, répartis sur trois cadavres2. Ne nous montrons donc pas trop incrédules, quand l’écrivain sacré spécifie que le Veau- d’or fut exclusivement exécuté avec les anneaux que les femmes et les filles portaient à leurs oreilles. Souvenons-nous que, trois siècles plus tard, les bagues des Madianites tués dans le combat, et accordées à Gédéon pour sa part de butin, ne pesaient pas moins de 1,700 sicles d’or, « sans les colliers, les boîtes de senteur, et sans les chaînes qui étaient aux cous de leurs chameaux 3 ». En ajoutant aux bijoux des femmes d’Israël, plus nombreux et plus pesants que ceux des hommes, les 1. Voir relativement à cette mémorable dispute : Des Monceaux, Aaron purgatus (Francfort, 1675). — Visorius, Destructio pseudo-cherubi Monccei (Leyde, 1609). — Voltaire, Dictionnaire philosophique, art. Moïse. — Bayle, Dictionnaire, art. Aaron. 2. Voir : Daremberg et Saglio. Dictionnaire des antiquités grecques et romaines. — Gilles, Anti- quités du Bosphore cimmérien. — Dr Schliemann, Mycènes. — Layard, Monuments. — Perrot et Chipiez, l’Art dans l’antiquité (t. II, Chaldée et Assyrie). 3. Juges, ch. viii, v. 25 à 27. La bague qu’Éliézer remit à Rebecca pesait, suivant la Genèse, un demi-sicle. On en peut donc conclure que le poids d’or recueilli par Gédéon représente la dépouille de trois mille quatre cents Madianites. HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE. 10 I O ce *3 < J J h UJ U ô J O s* < ? Z CE - s U CO V < h S n CO -1 1 -2 1 10 - <§* D T CO CE 10 CE > -CO Cl CE L’ORFÈVRERIE DANS L’ANTIQUITÉ 17 vaisselles d’or et d’argent que leurs maris, la veille de leur départ, avaient « empruntées » à leurs amis d’Égypte, on trouvera aisément la quantité de métal nécessaire pour exécuter non seulement un veau d’or, mais aussi la commande que l’Ëternel donna à Moïse, sur le Sinaï. Nous en aurions fini avec la Bible et le peuple d’Israël, si nous n’avions encore à relever dans le Saint Livre deux passages curieux, auxquels, à notre avis, on n’a point assez pris garde, et qui nous renseignent indirectement sur la technique des artistes hébreux. Le premier est relatif à un homme de la montagne d’Éphraïm, appelé Mica, qui, ayant reçu de sa mère deux cents pièces d’argent, s’adressa à un fondeur pour qu’il lui fabriquât deux idoles : « une image taillée et une image de fonte ». Le second, emprunté au Livre des rois, nous apprend que Salomon fit faire trois cents boucliers d’or étendus au marteau, employant trois cents pièces d’or pour chacun. Ainsi, dix siècles avant notre ère, dans ce petit pays qui, au point de vue de l’art, a laissé si peu de traces dans l’histoire, on traitait les métaux précieux abso- lument comme de nos jours, et les ouvrages d’orfèvrerie s’exécutaient à l’aide de la fonte, de la prise dans la masse, et du marteau, — c’est-à-dire du repoussé et même de Yétampage et du coquille; car il est question dans le passage relatif à la parure du Temple, de chérubins dont les ailes éployées ne mesuraient pas moins de dix coudées et qui, sculptés en bois d’olivier, furent revêtus de feuilles d’or. — Enfin, on remarquera que pour l’exécution de ces différents ouvrages on se servit, comme métal, d’or et d’argent déjà monnayés. Dès celte époque, par conséquent, les métaux précieux, en Asie, revêtaient, tour à tour et suivant les besoins, la forme de pièces de monnaie et d’orfèvrerie. Si ces renseignements techniques paraissent être d’une exactitude en quelque sorte forcée, doit-on accorder une confiance égale aux descriptions merveilleuses que les Saints Livres donnent de la décoration du Temple, où, s’il fallait les en croire, l’or prodigué recouvrait non seulement les parois, mais la toiture elle-même. On peut, à la rigueur, admettre que Salomon ait fait fabriquer par le célèbre orfèvre lliram, qu’il avait appelé de Tyr, des autels et des tables d’or, des coupes, des bassins, des tasses, des lampes, des encensoirs, des pincettes et des chandeliers de ce coûteux métal, conformes comme aspect à ceux qui se trouvent figurés encore aujourd’hui, à Rome, sur l’arc de Titus. Mais croire que dans le sanctuaire tout était en or, même les gonds sur lesquels évoluaient les portes; mais admettre que ce petit roi se servait, aussi bien à Jérusalem que dans son palais du Liban, uniquement de vases d’or pur; mais penser que chaque année ses flottes lui rapportaient d’Ophir et de Tharsis GGG talents d’or, soit plus de 18,000 kilogrammes de ce métal, sans compter ce qu’il rece- HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE 18 vait des marchands étrangers, et qu’enlln, de son temps, l’argent était à .Jérusalem « aussi commun que les pierres » : vraiment, cela sent par trop l’hyperbole1 2. Avec les Chaldéens, les Assyriens et les autres peuples de l’Asie occi- dentale, l’histoire de l’orfèvrerie s’éclaircit un peu et les faits se précisent. Non pas que les textes soient plus nombreux ou mieux fournis en détails, mais parce qu’aux documents écrits viennent se joindre des vestiges élo- quents des divers arts cultivés par ces grandes nations qui, tour à tour, conquirent et dominèrent ou asservirent ces royaumes secondaires, parmi lesquels la Judée n’occupe même pas le premier rang. Certes, il ne nous est pas indifférent d’apprendre par les livres qu’au temps de Nabuchodo- nosor, le luxe des métaux précieux était excessif à Babylone, et que l’autel de Mérodach, d’abord édifié en argent, fut refait en or par ce prince. Nous prêtons une oreille attentive à Diodore de Sicile, lorsque, décrivant, d’après Ctésias, la tour de Babel reconstruite à grands frais, il nous signale, dans le trésor de cette tour, la présence d’un certain nombre de statues d’or massif, qu’il baptise des noms de Jupiter, de Junon et de Rhée-. Nous n’avons garde de négliger l’avis de Baruch, prévenant ses compatriotes emmenés en captivité qu’ils verront à Babylone des Dieux d’or et d’argent. Enfin, quand nos savants, pénétrant le mystère des écri- tures cunéiformes, nous fournissent, d’après la magnifique inscription de korsabad, connue sous le nom d e fastes de Sargon, le détail des richesses immenses de ce prince, et du butin qu’il conquit sur les rois subjugués par ses armes, nous commençons à nous faire une idée relativement exacte du luxe énorme de ces monarques asiatiques. Mais combien cette idée prend mieux corps quand nous nous trouvons en présence d’admirables sculp- tures, de majestueux bas-reliefs qui nous conservent l’image de ces person- nages héroïques, à longues barbes soigneusement bouclées, coiffés du dia- dème ou de la tiare, ligures plantureuses, ramassées sur elles-mêmes, fortement musclées, splendidement vêtues, et de ces animaux si justement observés et si merveilleusement rendus, que seul, parmi les modernes, Uarye peut supporter la comparaison avec ces statuaires asiatiques! Enfin, il semble que notre édification soit presque complète, quand l’érudition moderne, servie par d’heureuses découvertes, place sous nos yeux quelques spécimens ou des reproductions fidèles de ces belles coupes apodes, ancêtres de nos hanaps du Moyen Age, dans lesquelles les rois de la Chaldée et de l’Assyrie faisaient leurs libations. L’oeil a plaisir à 1. Juges, ch. xvii, v. 4. — Rois, liv. I, ch. vi, v. 24 à 28; ch. vu, v. 48 à 51. — Chroniques, liv. II, ch. xi, v. 13 à 27. 2. Diodore, liv. II, ch. ix. L’ORFÈVRERIE DANS L’ANTIQUITÉ 19 suivre sur leurs zones concentriques ces batailles, ces chasses, ces cara- vanes, ou encore ces paisibles promenades d’animaux passants, dont la disposition si caractéristique se retrouvera plus tard sur l’orfèvrerie et la céramique de la Grèce primitive1. Chez les Médes d’abord et chez les Perses ensuite, conquérants de toutes ces richesses, nous rencontrons cette même abondance de métaux précieux savamment façonnés. On sait quels trésors Darius Codoman fut Orfèvrerie arsacide. — Plat en argent. (Cabinet des Médailles.) / / obligé d’abandonner aux mains de son vainqueur, et malgré ces désastres, non seulement l’opulente richesse des Arsacides put supporter la compa- raison avec celle des Achéménides, leurs prédécesseurs, mais elle sut encore conserver aux belles argenteries cette saveur autochtone, ce cachet si particulier, qui distinguaient déjà l’orfèvrerie de Sargon et celle de Nabuchodonosor. Aucun peuple de l’Asie occidentale, toutefois, n’acquit, dans la pratique de ces beaux ouvrages, une réputation plus générale et plus méritée que les Phéniciens. Nous avons vu que Salomon fit venir de Tyr l’orfèvre Hiram, pour exécuter les vases et les meubles d’or qu’il 1. Voir Botta et Flandin, Monuments de Ninive. — Fayard, The monuments of N ineveh. — Victor Place, Ninive et l'Assyrie. — G. Rawlinson, The five great monarchies of tlie ancient eastern world. HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE destinait au Temple. Le cratère qu’Achille propose pour prix au vain- queur des jeux célébrés en l’honneur de Patrocle avait été ciselé par des Sidoniens à l’esprit ingénieux » et « l’emportait de beaucoup en beauté sur tous ceux de la terre1 ». Ailleurs Homère raconte que Ménélas offrit à Télémaque un cratère du plus fin argent bordé d’or, « ouvrage dont le travail surpassait l’art humain2 » et dont Phoedime, roi de Sidon, lui fit présent à son retour de Troie. Ainsi les deux plus anciens livres connus s’accordent pour constater celle supériorité alors incontestée. Mais les Phéniciens ne se bornaient pas à être les orfèvres les plus habiles de leur temps. Ils étaient aussi les commerçants les plus expéri- mentés et les plus hardis navigateurs. Ézéchiel nous montre Tyr, « placée aux avenues de la mer et qui fait métier de vendre aux nations étrangères », « rassasiant les peuples et les rois » de ses produits, au premier rang desquels l’orfèvrerie tient une place importante3. Ses flottes, qui, dépassant les colonnes d’Hercule et remontant l’Océan, allaient chercher l’argent en Espagne, l’étain dans la Grande-Bretagne et l’ambre dans la Baltique, donnaient en échange des patères, des œnochoes et jusqu’à des amphores élégamment ciselées. Et c’est grâce à cette dispersion dans le monde entier, que les spécimens de l’orfèvrerie phénicienne, retrouvés un peu partout, sont restés assez abondants pour qu’on puisse parler, en connaissance de cause, des artistes qui leur ont donné le jour. Ajoutons que le caractère de ces belles productions est si nettement indiqué, qu’on les peut distinguer du premier coup d’œil. « Qu’un monument de cette espèce soit découvert à Cypre ou à Rhodes, sur le continent de la Grèce ou sur celui de l’Italie, dans le Latium ou en Etrurie, écrit M. Perrot, l’archéologue le sépare tout d’abord des objets d’origine différente qui font partie de la même trouvaille; il le reconnaît presque aussi sûrement que si le vase portait la marque de fabrique d’un atelier phénicien4. » Les plus nombreux de ces précieux spécimens consistent en coupes, analogues à la cpiaXvi des Grecs ou à la paiera des Romains, et dont nous avons déjà constaté la présence aux mains des princes assyriens. Mais ces coupes, si elles se recommandent par la finesse du travail et la beauté de l’exécution, sont loin d’offrir, comme pureté de style et comme originalité, un égal intérêt. L’orfèvrerie phénicienne, en effet, montre un mélange presque constant de formes et d’ornementation empruntées à l’Égypte ainsi qu’à 1 Assyrie, et constituant une sorte de compromis entre les arts de ces deux pays — mélange vraisemblablement dicté par le besoin qu’éprouvaient ces \. H’omère, Iliade, chant xxm. -• Odyssée, chant îv. U est également parlé de ce cratère au chant xv. 3. Ézéchiel, ch. xxvn, v. 3. Perrot et Chipiez, Histoire de l'art dans l’antiquité, t. III, p. 753. Pl. III HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE VASE SASSANIDE én, a/yenâ re^auJJc. Lalu/ic/ t/cs ô/le’ctaï/ïiiO. L’ORFÈVRERIE DANS L’ANTIQUITE 21 parfaits négociants de ne point heurter de front les traditions et les habi- tudes des peuples chez lesquels ils s’efforçaient d’écouler leurs produits. Parfois l’imitation égyptienne est flagrante, et c’est seulement en constatant que les hiéroglyphes figurés « ne forment aucun sens suivi 1 » qu’on par- vient à démêler la véritable origine de ces sortes d’ouvrages. D’autres fois, l’inspiration assyrienne domine. Le plus souvent, sur des zones disposées concentriquement, comme dans les vases assyriens, des scènes se déroulent, qui sont alternativement empruntées à ces deux sources si différentes. Tels sont, par exemple, la belle coupe découverte en 1876 à Palestrina, con- servée au musée Kircher, et si soigneusement décrite par MM. Renan et Cler- mont-Ganneau -r le plat d’argent trouvé à Cœré, dans une très antique sé- pulture désignée sous le nom de tombe Regulini- Galassi; les patères pro- venant de Dali et con- servées au Louvre; celle dite de Curium appartenant au musée de New-York. Dans toutes ces pièces éminemment précieuses, on retrouve ce singulier compromis. Bien mieux, la répétition de certains détails d’ornementation semblant, d’une coupe à l’autre, calqués sur le même original, a fait supposer que ces divers ouvrages ont bien pu être exécutés par des artistes possédant des cahiers de sujets, qu’ils mettaient à contribution pour composer les longues frises meublant leurs zones concentriques, et qu’ils mêlaient adroitement, de façon à varier leurs compositions sans recourir à de nouveaux motifs2. C’est à ces précieux ouvrages si fort estimés, nous l’avons vu, par les Orfèvrerie chaldéenne. (Coupe restituée d’après un dessin de Layard.) 1. Renan, Corpus inscript, semiticarum, I, 216. 2. Voir : Clermont-Ganneau, la Coupe phénicienne de Palestrina. — Renan, Patère d’argent phénicienne découverte à Palestrina [Galette arcltéol., 1877, p. 18). — Grifi, Monumenti di Cere antica. — De Longperrier, Musée Napoléon III. — Ceccaldi, Monuments antiques de Cypre. — Perrot et Chipiez, Hist. de l'art dans l’antiquité, 111, p. 751 et suiv. HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE 22 plus nobles héros, et aux orfèvreries égyptiennes que les métallurgistes o-recs paraissent avoir demandé leurs premières inspirations1. Le bouclier d'Achille, que Vulcain avait fait d’un alliage d’argent, d’airain et d’or « jeté dans la fournaise2 », et dont la minutieuse description occupe une bonne partie du chant xvm de Ylliade, présente cette disposition en zones concentriques particulière à la Phé- nicie. Dans ces zones, le dieu, « ras- semblant tout son art », avait repré- senté la Terre, le Ciel, l’Océan, la Lune arrondie, les Constellations, etc., et symbolisé, dans une composition touffue, les bienfaits de la Paix et les horreurs de la Guerre. Comme le bou- clier d’Achille, celui de Sarpédon est couvert d’airain, « bordé de grands cercles d’un or éclatant ». A feuilleter Ylliade et Y Odyssée on trouve, au sur- plus, maints autres détails qui attes- tent l’importance de l’orfèvrerie en Grèce à l’époque de la guerre de Troie. On y voit que les portes du palais d’Ithaque étaient munies d’anneaux en argent ciselé; que le palais de Ménélas renfermait, entre autres richesses, deux cuves d’or et un trépied valant dix talents; qu’Hélène se servait pour ses travaux de tapisserie d’une quenouille et d’une corbeille à laine en argent incrusté d’or; que le siège de Pénélope et le lit d’Ulysse étaient revêtus de lames d’or ciselé; que leurs richesses métalliques étaient déjà serrées précieusement « dans une enceinte reculée », sorte de « trésor » où l’on conservait loin des regards « l’or, l’airain et le fer ouvragé ». Enfin l’énumération des présents offerts à Pénélope par les princes qui aspirent à sa main comprend des agrafes d’or, des colliers de même métal garnis d’ambre « brillant comme l’astre du jour », des boucles d’oreilles à trois pendeloques, « merveille de l’art », des bracelets, « ornement rare et précieux3 », etc. Ajoutons que des découvertes récentes sont venues confirmer les récits du poète. Si les masques trouvés dans les tombeaux des Atrides témoignent F La preuve des emprunts faits aux Égyptiens pourrait résulter du chant iv de VOdyssée. On y voit, en effet, Hélène loger la laine qu’elle file dans une corbeille d’argent, « présent d’Alcandre, femme de Polybe, qui en Égypte régnait à Thèbes ». 2. Ce passage ne fournirait-il pas la composition de l’orichalque, métal fameux « plus remarquable que l’or » et sur lequel on a beaucoup discuté et beaucoup écrit? Se reporter à ce que nous avons dit, au précédent chapitre, de l’or et de son extrême malléabilité à l’état pur. Cette malléabilité exagérée devait iaire considérer, à cette époque encore primitive, certains alliages comme très supérieurs à l’or. 3. Iliade, chants xu et xvnr. — Odyssée, chants i, iv, xvu et xxi. Masque en or. — Tombeaux de Mycènes. L’ORFEVRERIE DANS L’ANTIQUITE 23 d’une certaine barbarie d’exécution, les poignards incrustés de Mycènes, les gobelets de Vaphio, la magnifique tète de bœuf qui fait penser aux sacrifices de Nestor, ne sont pas inférieurs aux descriptions homériques1. Quant aux bijoux composant ce qu’on est convenu d’appeler le trésor d’Atrée, il dépasse ce qu’on aurait pu prévoir. Sur le sol jonché d’objets de toutes sortes, en or, représentant un poids de plus de 40 kilogrammes, indépendamment des masques si particuliers dont nous venons de parler, de 22 vases en or et de 15 en argent, on n’a pas relevé moins de 28 dia- dèmes et plus de 1,200 bractées ou boutons, sans mentionner les plas- trons, les ceintures, les bracelets, les colliers, les pendants d’oreilles. Trésor doublement précieux, car la plupart de ces objets, d’un travail élégant et curieux, laissent déjà prévoir le moment où l’orfèvrerie, s’inspirant de la forme des fleurs, des plantes, poétisera jusqu’aux meubles de l’usage le plus courant, jusqu’à l’amphore, — touchant hommage rendu à l’invention du vin, qui devait réjouir l’humanité pen- dant une si longue suite de siècles. Après cette éclatante manifes- tation, il semble que l’orfèvrerie subisse en Grèce une sorte d’éclipse. L’invasion des Doriens, délogeant les Éoliens et les Achéens, cou- vrant le Péloponèse et refoulant par contre-coup les Ioniens en Attique, répand sur tout le pays une nuit profonde. Pendant près de trois cents ans, tout s’estompe et s’ob- scurcit dans l’histoire des industries somptuaires de la Grèce. Une brusque solution de continuité se produit, et il faut attendre jusqu’au vme siècle pour que l’art renaissant recommence à se manifester sous ses formes multiples, mais sans qu’on puisse, toutefois, rattacher par aucun lien précis ses manifestations nouvelles aux dernières productions de l’époque précédente. \. Voir : 1> Schliemann, Myc'enes. — Perrot et Chipiez, Histoire de l’art dans l’antiquité, t. V. HISTOIRE DE L'ORFÈVRERIE FRANÇAISE On sait de quelle splendeur, de quelle magnificence brilla cet admirable réveil. 11 dut en partie son éclat — unique dans l’histoire du monde — à ce que ses plus grands artistes, après avoir fixé la figure des dieux et embelli leurs demeures, ne crurent pas déroger en appliquant leurs incom- parables talents a la parure des personnes et des habitations privées. C’est alors qu’apparaît la célèbre dynastie de Rhœcus, de Téléclès et de Théodore, père, fils, petit-fils, tous égaux en mérite, et qui lurent en Grèce les réno- vateurs de l’orfèvrerie. Théodore, dit-on, fut chargé par Crésus, le légendaire Bijouterie grecque, collier à amphores. (Musée du Louvre.) roi de Lydie, d’enrichir de présents merveilleux le sanctuaire de Delphes. Les offrandes de ce prince fastueux représentaient une valeur immense. Sièges en or, statues d’animaux et de dieux, cratères, cuves, bassins pour l’eau lustrale, plats d’or et d’argent, colliers et ceintures, furent par lui prodigués. Mais bientôt la Grèce posséda à son tour assez de métaux précieux pour occuper ses orfèvres, et pour ne plus leur permettre d’aller travailler chez des princes étrangers. Solon, que vainement Crésus avait prétendu éblouir par son faste, se vit forcé de tempérer par des lois somptuaires le luxe exagéré de ses compatriotes1. I! semble qu’à la suite de ces lois restrictives, l’argenterie soit demeurée assez rare à Athènes, au moins durant quelque temps. On pourrait, en effet, inférer d’un passage d’Aristophane, que les convives apportaient, dans les maisons où ils allaient dîner, ce que nous appellerions aujourd’hui « leur couvert2 »; mais quand la colonisation de la Méditerranée et la conquête de l’Asie eurent enrichi la Grèce, quand les mines du Laurium eurent été remises en exploitation, l’argenterie devint si nombreuse à Athènes et si pesante, qu’Alcibiade, envahissant à la tète de ses esclaves la maison 1. Ce n’est point le seul exemple des alarmes que les orfèvres inspirèrent aux législateurs et aux philosophes de la Grèce. Platon n’est pas tendre pour eux et Plutarque, dans son traité de l 'Avarice, demande que, « quand on fera un sobre et honnête bannissement des choses inutiles », les orfèvres soient chassés de la République. Nous verrons bientôt qu’à Rome leur commerce fut également entravé par les lois somptuaires. 2. « Cours vite au festin, munis-toi de ta corbeille et de ta coupe, le prêtre de Bacchus t’invite... » (Aristophane, les Acharniens.) L’ORFÈVRERIE DANS L’ANTIQUITE 25 d’Anytos, au moment du repas, put enrichir du coup ses serviteurs, en leur permettant de s’emparer de la moitié de la vaisselle d’or et d’argent qui garnissait la table. La vanité de posséder une argenterie magnifique sévit même à tel point que, pour les citoyens pauvres, on fabriqua des vases « dont l’épaisseur ne dépassait pas l’épiderme ' ». Détail bien typique, les plus austères personnages ne surent pas se défendre de la fascination que produisait ce luxe d’orfèvrerie, et, si l’on doit en croire Plutarque, Démosthène lui-même se serait laissé émouvoir par la beauté d’une coupe qu’Harpalus lui fit soupeser dans une intention qu’on devine1 2. Au dire des historiens, le vertueux Cimon aurait été l’instigateur de ces goûts fastueux, qui, condamnés avant lui par Lycurgue et Solon, blâmés par Platon et Xénophon, critiqués par Aris- tophane, trouvèrent dans Héraclide de Pont leur principal apologiste. Cimon, en effet, épuisa l’or conquis sur les Perses en grands travaux- il y engloutit ensuite sa fortune. Il vécut entouré d’artistes, faisant de Polygnote son ami, comme Périclôs devait faire le sien de Phidias. On sait que ce der- nier statuaire, pour se conformer aux désirs du peuple athénien, exécuta la plus extraordinaire commande d’orfè- vrerie dont le souvenir nous ait été conservé — cette admirable Minerve, faite d’ivoire et d’or, où le métal précieux entrait à lui seul pour quarante talents, c’est-à-dire pour deux cent vingt mille francs, somme qu’il faudrait au moins décupler pour arriver à la valeur monétaire actuelle. Nous ne nous arrêterons pas à cette merveille si soigneusement décrite par Emeric David3, d’après les témoignages des auteurs anciens, et resti- tuée de nos jours, en miniature, sous la direction et aux frais du duc de Vase grec en argent à reliefs dorés. (Musée de Saint-Pétersbourg.) 1. Baudrillart, Hist. du luxe, t. I, p. 517. 2. Plutarque, Vies des hommes illustres , t. VIII, p. 49, art. Démosthène. 3. Emeric David, Vie des artistes anciens et modernes, p. 11. — Voir aussi Mém. sur les progrès de la sculpture grecque, p. 135 et 138. 4 HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE Luynes, par le sculpteur Simart et l’orfèvre Duponchel. L’exécution de cette statue si précieuse ne constitue pas, au reste, un fait unique dans l’histoire de l’orfèvrerie grecque. Plus d’un siècle avant Phidias, les villes d’Klis et de Sicyone possédaient déjà des spécimens de cette sculpture ch ryséléphan tine, œuvres de Théoclès, de Similis d’Égine, de Doryclidas, de Médon et de Canachus. Phidias lui-même exécuta plusieurs autres statues du même genre, et l’on cite après lui Ménechme, Soldas et Lysippe, à qui l’on dut aussi des statues d’ivoire et d’or. Parmi les orfèvres grecs chargés de travaux moins considérables, un certain nombre acquirent une célébrité assez grande pour que leurs noms nous aient été conservés. Nous citerons parmi les plus connus Cimon, Athénoclès, Stratonicus, Myrmécidès de Milet et Callicratès de Lacédé- mone, dont Athénée nous a transmis les noms. Pline, également, parle avec éloge d’Acragas, qui décora les temples de Rhodes, d’Ariston et d’Eunicus de Mitylène, de Possidonius d’Ëphèse, de Stratonicus de Cyzique, etc. Enfin n’oublions pas Myron et Calamis, qui acquirent une grande réputation en exécutant « des vases d’argent ornés de bas-reliefs, auxquels le luxe de Rome attacha le plus grand prix1 ». Il appartenait à ces illustres artistes non seulement de créer ou de perfectionner d’une façon définitive, les formes de plus de soixante sortes de vases, tels que Yœnoclioe, la canthare, le scyphos, le rhyton, la patère, le disque, etc., mais encore de porter l’ornementation de ces belles argenteries à un point de perfection qui ne devait pas être dépassé. Si en Grèce le luxe de l’orfèvrerie fut grand, môme chez les par- ticuliers, cependant il s’en faut de beaucoup qu’il ait égalé le dévelop- pement fastueux qu’il devait revêtir en Italie. A Athènes, à Corinthe, à Thébes, il conserva toujours le caractère d’élégance raffinée que sut lui imprimer, en des démocraties commerçantes et riches, une race intel- ligente et délicate, avide, avant toute chose, des jouissances élevées que procure la contemplation du Beau. A Rome, au contraire, à partir des derniers temps de la République, il dut se conformer aux goûts étonnam- ment somptueux d’une aristocratie âpre et violente, devenue maîtresse du monde par la force, et qui, pour faire montre de son excessive opulence, étalait avec ostentation les trésors qu’elle avait, pillés dans le reste de l’univers. Cet éclat exagéré dont brilla l’orfèvrerie romaine fut assez long à se manifester. Si l’on en croit Plutarque2, les orfèvres figurent parmi les gens de métier dénombrés par Numa. La profession était donc anciennement 1. Emeric David, Mémoires sur les progrès de la sculpture antique, p. 129. 2. Vies des hommes illustres, t. I, p. 261, art. Numa. L’ORFÈVRERIE DANS L’ANTIQUITE 27 pratiquée, mais ses débuts furent d’une modestie singulière. Suivant l’ingénieuse remarque de M. Baudrillart1, le seul fait d’avoir dérivé palatium de Palès (déesse du foin); pecunia de pecus, d’où l’on forma également peculium, prouve que chez les premiers Romains, laboureurs et pasteurs, la richesse consistait dans les troupeaux et les récoltes, bien plus que dans la possession des métaux précieux. Les noms de Porcins, de Vitulus, de Taurus, d 'Oi’idius, qu’on retrouve à chaque instant dans l’histoire romaine, et qui devaient par la suite devenir si fameux, attestent également ces préoccupations champêtres. Peu à peu, la signification précise de ces dénominations typiques alla, toutefois, en s’atténuant, et quand, plus tard, Horace qualifiera l’argent regina pecunia, le sens ori- ginaire de ce dernier substantif aura sûrement disparu des mémoires. Si les métaux précieux furent, dans le principe, peu abondants à Rome, il semble, en outre, qu’aux premiers temps de la République, on ait redouté la dangereuse influence que leur possession pouvait exercer. On voit, en effet, les lois somptuaires se multiplier, souvent vexatoires, tou- jours inefficaces. Les lois Oppia, Vocania, Orchid, Fannia, Cornelia se succèdent, s’efforçant de prévenir tous les abus du luxe, mais sans y par- venir. Ce n’était pas qu’elles fussent dépourvues de sanction, ou que les Romains eussent la mémoire courte. Dans une de ses Satires, Juvénal fait allusion au censeur Fabricius Luscinius2, qui en 478 — trois cents ans par conséquent avant sa naissance — expulsa du Sénat un des ancêtres de Sylla, Cornélius Rufinus, bien qu’il eût été dictateur et deux fois consul, parce que son argenterie dépassait le poids de dix livres. Mais c’est le propre des circonstances de triompher de tout. Les esprits les plus solidement trempés subissent malgré eux leur influence. Caton le Censeur, plus qu’aucun autre, tonna contre le luxe, et, par une anomalie inattendue, contribua à organiser en Espagne l’exploitation de mines d’argent, qui allaient déverser sur Rome des quantités énormes de métal corrupteur. A mesure que l’or et l’argent affluent à Rome, l’orfèvrerie et la bijou- terie, quoi qu’on fasse, prennent un développement fatal. L’anneau d’or pour les hommes avait constitué d’abord une marque d’honneur, que seuls les généraux vainqueurs portaient aux grandes fêles. Marius, le premier, le porta constamment. Plus tard, de simples chevaliers en mirent à chaque doigt, puis à chaque phalange, et l’on eut des bagues d’hiver et d’été. Le prix de ces anneaux était parfois considérable. Le sénateur Nonius fut pros- crit parce qu’il avait au doigt une opale de 4,000 francs que convoitait Antoine 1. Baudrillart, Hist. du luxe, l. II, p. 4. 2. Argent i vascula pu ri Sed quæ Fabricius censor nolet. Sat. ix, v. 141. HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE 28 le triumvir. De même pour les femmes. Elles commencèrent à porter des colliers en souvenir du service que Véturie et Volumnie avaient rendu a Rome en désarmant Coriolan, Puis l’usage devint abus, et Pline constate que, de son temps, les Romaines surchargeaient d’or leurs bras, leurs doigts, leur cou, leurs oreilles, et que les chaînes d’or « serpentaient » autour de leurs flancs. 11 n’est pas jusqu’aux dieux qui n’aient subi cette curieuse métamor- phose. Dans le principe, leurs statues étaient simplement d’argile cuite; plus tard, on les fit de bronze; plus tard encore, elles furent d’or ou d’argent, et .lu vénal 1 nous montre les larrons profitant de l’inattention des gardiens, pour gratter avec des outils tranchants la cuisse d’Hercule, la face de Neptune ou celle de Castor. C’est qu’entre temps, tout le monde ancien, le monde connu, avait été mis au pillage. Scipion, vainqueur à Zama, expédie à Rome 123,000 livres pesant d’argent. Paul-Émile, en une seule fois, rapporte pour 45 millions de métaux précieux. L’or dont Servilius Cæpion s’empare à Toulouse est estimé au poids de 110,000 livres, et lorsque Lucullus rentre triomphale- ment à Rome, non seulement la cohorte de soldats qui lui fait cortège s’avance chargée de lingots d’or et de sacs d’argent monnayé, mais le triom- phateur est suivi par 52 chariots remplis d’argenterie et par 8 mulets portant des lits incrustés d’or. Partout les peuples amis ou ennemis sont pressurés. De l’an 200 à l’an 188, dans un espace de douze années, les consuls qui gouvernent en Grèce et dans l’Asie Mineure « se font décerner » 633 cou- ronnes d’or pesant chacune 12 livres. Cicéron constate qu’avant l’arrivée de Verrès en Sicile, il n’était, pour ainsi dire, pas de maison aisée, où l’on ne possédât au moins un grand vase en argent ciselé pour les libations, une urne à parfums et une patère pour les sacrifices. Verrès parLi, l’argenterie des Siciliens disparut avec lui. Les quantités de métal précieux dont les généraux vainqueurs et leurs dignes capitaines revenaient ainsi possesseurs, se transformaient en splen- dides orfèvreries. Pline constate qu’avant la guerre civile de Sylla, on compLait dans Rome plus de cinq cents sénateurs et chevaliers possédant des plats d’argent d’un poids supérieur à cent livres. Pompée réunit en un seul fesLin mille convives ayant chacun leur coupe d’or. Après l’avènement de l’Empire, ce ne seront plus seulement les vases à boire et la vaisselle de table, mais la vaisselle de cuisine et les meubles eux-mèmes qu’on fera en métal précieux. Il faut lire dans Suétone le faste dont s’entoure César, et que dépassera le luxe effréné d’Antoine, alimenté par les confiscations, les proscriptions, les assassinats; et que laisseront bien loin derrière elles les 1. Sat. xm, v. 150. L’ORFÈVRERIE DANS L’ANTIQUITÉ 29 prodigalités insensées de la vie inimitable. Avec Tibère, le rôle de délateur devient une sorte de fonction publique. Avec Néron, le délire du pouvoir absolu ne connaît plus de bornes. Ce prince se commande une statue d’or et d’argent, haute de 120 pieds; il porte dans une cérémonie un dia- dème valant quatre millions de sesterces. Les mules de ses équipages sont ferrées d’argent; celles de Poppée sont ferrées d’or, et le char qui la porte est en argent massif. Chez Héliogabale, non seulement la vaisselle est d’or, mais les sièges et les tables sont d’argent et les vases de garde- robe sont en or. On était déjà loin du temps où l’orateur Messala repro- chait au triumvir Antoine de se servir « de vases d’or pour des besoins les moins relevés », « ce dont, ajoute Pline, Cléopâtre elle-même eûL rougi ». L’exemple avait trouvé à Rome des imitateurs; Martial et Juvénal l’attestent1. Pendant toute la durée de l’Empire, le drainage des métaux précieux continue. Aux dépouilles de Carthage, de l’IUyrie, de la Grèce, viennent s’ajouter pendant trois siècles celles de l’Ibérie, de l’Égypte, de l’Arménie, de la Perse et de la Palestine. Bientôt l’or et l’argent ne suffisent plus, et la vaisselle de table demande à être relevée de pierres précieuses. « L’éme- raude et le jaspe, dont on se sert pour orner les coupes et autres vases d’or, écrit Théophraste, viennent de la Bactriane vers le désert. » Pline, de son côté, décrit des coupes couvertes d’émeraudes, où l’or n’est plus que l’acces- soire. Certains de ces vases représentaient 300,000 francs de notre monnaie2. Les vainqueurs ne s’étaient pas bornés à rapporter dans leur patrie des quantités invraisemblables d’or et d’argent; ils avaient ramené avec eux des orfèvres pour les mettre en œuvre. Ainsi que le constate judicieu- sement M. de Lasteyrie3, presque tous les artistes qualifiés aurifaber, établis à Rome, portent des noms grecs. L’origine d’Ariston, de Pasitelès, de Pythéas, célébré par Pline comme le ciseleur le plus habile qu’on ait connu, de Parthenios, vanté par Juvénal, ne saurait être douteuse. Elle explique, en outre, l’étonnante perfection et le grand caractère d’art qu’on retrouve dans les orfèvreries romaines parvenues jusqu’à nous, et dont le trésor de Bosco-Reale, récemment entré au Louvre par la générosité d’un riche donateur, peut nous donner une faible idée. Tous ces artistes distingués reprennent les formes de vases créées par la Grèce, les amplifient, en inventent de nouvelles, auxquelles ils donnent pour noms ceux de leurs plus fastueux clients ou de leurs généreux protecteurs. Ils s’appliquent avec d’autant plus d’ardeur à égaler leurs devanciers, qu’à cette époque les pièces de comparaison étaient encore 1. Voir Pline, lib. XXXIII, 14. — Martial, Épig., lib. I, v. 38. — Juvénal, Sat. m, v. 108. 2. Pline, XXI II, 11. — Théophraste, Traité des pierres, p. 129. 3. F. de Lasteyrie, Histoire de l’orfèvrerie, p. 37. HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE assez nombreuses et — nous l’avons dit plus haut — plus recherchées par les amateurs qu’elles ne l’ont été depuis lors. Nombre d’écrivains anciens nous signalent cette passion. Plutarque raconte qu’un des fils d’Antoine, le triumvir, gratifia Philotas de quelques morceaux de cette argenterie ancienne, qu’il avait pris chez son père. Il ajoute qu’il les redemanda ensuite et désintéressa largement le philosophe, craignant qu’Anloine ne les réclamât pour les voir, car il attachait à leur possession une importance extrême. Martial se plaint d’être obligé, au cours des longs repas, d’entendre ressasser la généalogie de coupes et de bassins dont on fait remonter l’origine au temps de Nestor ou d’Achille. On sait que Caligula se vantait de boire journellement dans la coupe d’Alexandre le Grand. Juvénal, lui aussi, parle incidemment de cette vieille argenterie, — argentum vêtus. — Enfin, Pline nous apprend que, de son temps, certains de ces vases vénérables étaient payés sur le pied de cinq à six mille sesterces la livre. Ajoutons, pour terminer celte revue rétrospective, que ce luxe formi- dable et raffiné n’était pas seulement, aux beaux jours de l’Empire, le propre de quelques grandes et illustres familles. Ainsi que l’atteste Claudien, l’exemple parti de haut était la loi commune : Regis ad exemplum, totus, componitur orbis. Chez les simples particuliers, en dépit de l’édit de Tibère qui limitait la vaisselle d’or au strict nécessaire pour les sacrifices, les vases en métal précieux abondaient. On trouvait à Piome, dans toutes les maisons aisées, une véritable profusion d’argenterie non seulement d’usage, mais de déco- ration et jusqu’à des brasiers et des baignoires d’argent. Ce luxe débor- dant dura près de cinq siècles, et ne prit fin que lorsque cet empire fas- tueux entre tous acheva de s’anéantir dans un délire morbide. Bijouterie grecque. — Pendant de col en or. (Musée du Louvre.) CHAPITRE TROISIÈME Oijfèwrerçi^ ©auloi^ La métallurgie gauloise. — Un passage de Philostrate. Bijouterie nationale. — Anneaux, torques, chaînes et bracelets. Influences extérieures. — Rome et l’Asie. L’orfèvrerie gallo-romaine. — Le coffret de Lyon. La patère de Rennes. — Le bouclier de Scipion. — Le vase d'Alésia. Les trésors de Bernay et d’Hildesheim. près un long et laborieux détour, nous voici par- venus au pays dont nous nous sommes proposé d’étudier plus spécialement l’art et la production. Le passé le plus lointain auquel il nous soit permis de remonter dans celte étude nous montre cette chère et magnifique contrée, qui, après dix-huit siècles de luttes et d’efforts, formera la France « une et indivisible », partagée entre vingt tribus par lesquelles elle a été envahie et con- quise. Indépendantes les unes des autres, ces tribus appartiennent cependant à une même race, robuste, énergique, industrieuse, la race des Walyas, devant laquelle tout a dû plier, et dont l’Océan seul a pu arrêter la marche victorieuse. Ces Walyas, ou, pour les appeler d’un nom moins scientifique, ces Gaulois, n’étaient pas venus chercher dans leur nouvelle conquête un repos bien gagné. La vie paisible, l’humeur contemplative n’étaient pas leur idéal. A peine en possession de la terre promise, l’amour de l’inconnu, la soif du butin, le désir de la conquête allaient les en faire sortir, les entraî- nant à des expéditions singulièrement lointaines; et leurs cohortes bruyantes, attirées vers le pays du soleil, escaladèrent de nouveau les montagnes, enjambèrent les fleuves. De l’ libre au Danube, la Méditerranée les vit camper sur ses bords. HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE 1 Halii- lui des premières à recevoir leur visite. Pendant quatre siècles, i Ile (ml a se défendre contre eux avec des fortunes diverses — lutte terrible, inexorable et sans merci, où, suivant le mot de Salluste, il s’agis- sait non de la gloire de Rome, mais de son existence. — Cent ans après dii’ils eurent assiégé et pris la ville éternelle, la Grèce, à son tour, les vit s’avancer invaincus et farouches, franchir les Thermopyles et pénétrer jusqu’à Delphes, où leur goût du pillage devait trouver amplement à se satisfaire, dans un sanctuaire déjà mis à contribution, mais riche encore de trésors sacrés. La Macédoine, la Thrace furent ensuite occupées par eux, et la Phrygie les reçut, quand, rejetés hors d’Asie, ils durent battre en retraite devant les troupes d’Antiochus et furent refoulés par les armées d’Eumène. Lorsque enfin, après tant de sang répandu, de con- quêtes perdues, de victoires suivies de défaites, ces envahisseurs reprirent le chemin de leur occidentale patrie, ils étaient d’autres hommes qu’au départ. Ils n’avaient pas impunément traversé tant de contrées où la civili- sation avait atteint ses derniers raffinements. Ce n’est pas en vain qu’ils avaient séjourné dans des villes savamment policées, au milieu de peuples fastueux, aimables et corrompus. Les bords de l’Adriatique leur avaient laissé entrevoir les douces et fascinantes pratiques d’une vie délicate et recherchée. Les villes de la Grande Grèce, Sybaris, Tarente, Crotone, Loeres, les avaient mystérieusement initiés à des plaisirs ignorés jusque-là. Les arts si avancés de l’Étrurie et de la Grèce propre devaient fatalement influer sur leurs goûts. Il n’était pas jusqu’à leur éternelle ennemie, jusqu’à Rome, prise et occupée par leurs bandes victorieuses, qui n’eût par ses exemples exercé sur leur naturelle rudesse une action décisive. Rentrés dans leurs foyers, ils avaient rapporté avec une prodigieuse quantité de métaux précieux, conquis ou dérobés, les,; semences d’un art déjà développé et d’une industrie remarquable. Leurs connaissances métallurgiques leur permettaient de façonner eux-mèmes leurs bijoux et leurs armes. Au cours de leurs pérégrinations dans le vieux monde, ils s’étaient perfectionnés dans l’art de fondre les métaux, de les couler, de les estamper et de composer ces brillants alliages, que l’Antiquité, nous l’avons dit, estimait à l’égal de l’or. Bien mieux, ils étaient en possession de secrets ignorés des Romains et des Grecs. « On rapporte, écrit Phi- loslrate, que les barbares voisins de l’Océan étendent des couleurs sur le bronze ardent. Elles y adhèrent, deviennent aussi dures que la pierre et conservent les figures que l’on a dessinées1. » Ainsi, au temps de Philostrate, l’émaillage des métaux était couramment pratiqué en Gaule et inconnu des autres nations. Certes, un pareil aveu E Philostrate, Images, liv. I, ch. xxvii. L’ORFEVRERIE GAULOISE 33 d’ignorance devait être pénible pour un Grec et même pour un Romain. Faut-il ajouter que des découvertes récentes sont venues préciser la région où cet art mystérieux était en honneur? « Les fouilles faites en France, ancienne Gaule, dans une partie de la Gaule Belgique et de l’Angleterre, écrit M. de Laborde, ont toutes mis au jour de nombreux bijoux et usten- siles émaillés; les fouilles faites en Italie depuis des siècles n’ont rien pro- duit de ce genre; et au delà du Rhin, dans tout le Nord, où les tombeaux de toutes dispositions ont rempli les musées de bijoux en or et d’ustensiles en bronze, les objets émaillés sont inconnus, ou du moins tellement rares et d’une origine si incertaine, qu’on peut avec assurance établir que l’émail- lerie n'y fut pas pratiquée, et que les bijoux émaillés y sont d’importation1. » Voilà qui localise assez exactement cette brillante industrie. Et, pour ce qui concerne la question du temps, on peut voir au musée de Saint- Germain un outillage complet d’émailleurs gaulois antérieur au moins de trois siècles au récit du sophiste. Creusets contenant encore de l’émail coloré, émail en lingot et déchets, pinces en fer, trépied, pièces ébauchées, pièces achevées, rien ne manque à ce curieux attirail. Les habitations sous lesquelles on le trouva enfoui, situées à Mont-Beuvray (l’ancienne Bibracte), étaient exclusivement gauloises; les médailles et les monnaies découvertes autour de ces débris sont toutes antérieures à la période impériale. La destruction de ces ateliers, dont l’étendue démontre l’impor- tance, fut donc au moins contemporaine de la venue de César dans les Gaules. Plus vraisemblablement elle remonte à une époque antérieure2. On devine, par cela, de quelle splendeur devait être la parure de ces guerriers barbares, enrichis des dépouilles de l’Orient, orgueilleux de leurs personnes et fiers de leurs armes. Leurs casques, ornés d’ailettes et de crêtes, développaient sur une forme distinguée, aux contours nobles et simples, une ornementation bien répartie et dénotant un goût délicat. Les fragments d’armure qui nous ont été conservés, leurs ornements de poi- trine, leurs chaînes formant ceinture et servant à porter des épées d’un dessin élégant, et ces rouelles curieuses dont le rôle reste mal expliqué; une abondance de bracelets variés à l’infini, ouverts ou fermés, lisses ou ornés, gravés en relief ou en creux, nervés, chevronnés ou décorés de cer- cles concentriques, attestent encore aujourd’hui leur luxe de parure. Enfin les torques, ce bijou national, si communément porté qu’aprôs de sanglantes hécatombes, Rome en vit passer dans ses rues de pleins tombereaux, si caractéristique que jamais sculpteur romain ne représenta un Gaulois sans 1. De Laborde, Notice des émaux du Louvre. 2. Salomon Reinach, Musée de Saint-Germain, p. 1(M. HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE on entourer son col, les torques ne sont pas moins variés de formes et d’ornementation. Tantôt lisses, tantôt à reliefs, à enroulement, à bosselle, couverts d’ornements soudés ou simplement tordus, ils présentent une élégance telle et un art si parfait que les vainqueurs de la Gaule l’adop- terenl à leur tour et firent de celle parure du vaincu un bijou romain. Ce qui achève d’assigner à ces joyaux un caractère de haute somptuosité, c’est leur poids souvent considérable. Deux de ces bracelets en or, conservés au musée de Cluny (nos 1973-1976), pèsent, le premier 618 grammes et le second 482, et s’il fallait en croire certains commentateurs, le torque offert par la Gaule à Auguste aurait pesé près de trente livres. Ces chiffres, au surplus, ne sont pas pour nous surprendre. Les historiens s’accordent pour déclarer que, bien avant l’invasion romaine, les métaux précieux étaient extrêmement abondants dans toute la Gaule. Non seulement les hordes vagabondes, au retour de leurs excursions en Orient et dans l’Italie, en avaient rapporté d’énormes quantités; mais le sol même de leur nouvelle patrie leur en avait fourni de plus grandes encore. Selon Strabon, le Gévaudan et le Rouergue possédaient plu- sieurs mines d’argent importantes. Le même auteur assure qu’il existait des mines d’or en Aquitaine, près de Dax et dans les Cévennes. Nous avons mi que les Pyrénées passaient, dans le monde antique, pour le berceau de la métallurgie. Pline, de son côté, cite une mine d’or, située en un lieu qu’il appelle Albicracense (?) et dont les lingots, d’une rare pureté, ne contenaient qu’un trente-sixième d’alliage. Athénée parle également des mines d’or de la Gaule, et Diodore rapporte que ce métal était en telle abondance dans le sol, qu’il suffisait, pour le récolter, de recueillir les paillettes et les lingots que charriaient les rivières et les torrents. Enfin Auzone donne au Tarn le nom significatif d 'aurifer; et le moine Théophile nous informe que, de son temps, le Rhin roulait encore des paillettes1. Ces témoignages multiples peuvent d’autant mieux se passer de commentaires, que la tradition de cette richesse minière, aujourd’hui épuisée, s’est conservée pendant tout le Moyen Age, et qu’au commencement du xvir5 siècle le souvenir n’en était pas encore effacé2. Cette abondance de métaux précieux explique comment les Gaulois \. « Il y a de l’or de sable que l’on récolle sur les rivages du Rhin de la manière suivante : on tire du sable dans les endroits où il y a espoir d’en trouver; on le pose sur des tables de bois. On répand dessus de l’eau fréquemment et avec soin; le sable s’écoulant, il reste de l'or très fin qu’on met à part dans un petit vase. » (. Diversaram artium scliedula, liv. III, ch. xliii.) 2. En 1472, Louis XI, persuadé par cette tradition, que le sol de la France renfermait encore des mines d’or et d’argent d’un rapport fructueux, publia une Déclaration, pour encourager ceux qui voudraient tenter la recherche et l’exploitation de ces mines. Après lui, et à trois reprises, François Ior, Henri II et Henri IV renouvelèrent les promesses de Louis XI ; mais cette quadruple tentative demeura sans ellet. (Voir à ce sujet Palma. Cxyet, Chronologie septénaire, et Legrand d’Aussy, Vie privée des François.) L’ORFEVRERIE GAULOISE 35 pouvaient couvrir leurs personnes de riches bijoux, orner leurs chars de plaques brillantes, et employer l’or et l’argent jusque dans la confection des vases réservés aux usages domestiques. Malheureusement, de ce luxe ma- gnifique il ne devait nous rester que bien peu de spécimens intéressants. La Gaule vaincue paya cher sa rançon. Non seulement il lui fallut restituer les dépouilles conquises, mais ce qu’elle devait à la richesse de son sol lui fut ravi par le pillage méthodique, organisé chez elle par les Romains d’abord, puis par les Huns, les Visigolhs, les Burgondes et les Francs. On a dit que l’or des Gaulois permit à César d’acheter Rome et de l’asservir, et nous avons déjà parlé des trésors enlevés aux Tectosages par le consul Servilius Cæpion. La part des autres, pour être moins connue, n’en fut pas moins énorme; et pour que nous ayons un faible témoignage de ce luxe si fâcheusement détruit, il a fallu que, semblables aux hypogées d’Égypte, les cimetières gaulois consentissent à nous livrer un certain nombre de ces beaux bijoux d’or, qui faisaient l’orgueil de nos lointains ancêtres, avant qu’ils eussent été dépouillés par de successives invasions. Grâce à ces asiles de la mort, notre Musée des antiquités nationales de Saint-Germain a pu réunir, dans la salle dite de Numismatique, un assor- timent de bracelets en or, une coupe, des diadèmes, des cercles, des anneaux d’oreilles, des plaques de ceinturon ou de baudrier de même métal. Ces joyaux, finement martelés, parfois enrichis de filigranes, proviennent des sépultures gauloises d’Apremont (Haute-Saône), de Chàtillon (Côte-d’Or), de Corbeil, d’O- rarige, de Réallon ( Haute-Alpes ), de Saint-Brieuc, de Ivervazouen (Morbihan), d’Étampes, etc. En outre, le musée de Cluny et le Cabinet des Médailles ainsi qu'un grand nombre de nos musées de province conservent d’importantes col- lections de ces mêmes bijoux, principa- lement des bracelets et des torques, de métal précieux. Les plus importants de ces joyaux ont été découverts dans l’Ille-et-Vilaine, le Finistère, la Marne, les Landes, la Loire-Inférieure, la Haute-Garonne, etc. On possède encore des Torque gaulois trouvé à Caranda. (Collection Moreau.) Bracelet en or ciselé et repercé trouvé à Pont-Audemer. (Cabinet des Médailles.) HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE diSqUes en or, trouvés dans les Côtes-du-Nord, des boucles d’oreilles tour nies par les tumuli de Saint-Jean-sur-Tombe et de Vitry-lez-Reims, des bracelets et des torques provenant de Somme-Tombe (Marne), de Schwarzenbach (Prusse rhénane), de Waldalgesheim et de Durkheim (rive "anche du Rhin), de Rodenbach. Enfin, n’allons pas oublier la collection de bijoux gaulois que M. Moreau a réunie dans ses fouilles de Caranda, etc. y est-il pas curieux de constater que toutes les régions de l’ancienne Gaule sont abondamment représentées dans cet inventaire posthume? Comme cela se produit cà l’origine de toutes les civilisations1, la déco- ration des plus anciens de ces joyaux se compose surtout de des- sins géométriques, toujours ingé- nieux, souvent élégants et en tout cas bien appropriés à la forme de l’objet. Mais les tombes gauloises, dès les temps héroïques, offrent celte curieuse particularité que, dans l’accumulation des ex-voto dé- posés autour de la dépouille des grands chefs, on rencontre, au milieu de bijoux autochtones, un certain nombre de pièces exotiques. Parfois la présence sur certains vases de zones d’animaux passants (et notamment de lions et de tigres) semble assigner à l’objet décoré une origine phénicienne. Plus souvent le caractère de l’ornementation est gréco-étrusque. Tel ce curieux vase de Grœchwyl (canton de Berne), décou- vert en 1851 dans un tumulus, au milieu des débris d’un char, d’armes et de fibules en bronze émaillé, et qui , haut de près de 0m,60, présente sur le col une divinité ailée, qu’on croit être la Diane asiatique, adorée à Clusium en Etrurie. Tels aussi ce vase surmonté d’un coq, trouvé aux environs de Chàlons; ce magnifique œnochoe, dont le goulot est garni de lions et dont les anses sont attachées par deux antilopes, que le tumulus de Weisskir- chen, dans la vallée de la Sarre, recélait au milieu d’armes gauloises; et enfin cet autre œnochoe de Schwarzenbach, dont le caractère étrusque paraît incontestable. Supposer que ces remarquables exemples d’un art si avancé furent L Voir : Art à travers les mœurs, ch. ix, p. 91. — John Lubbock, V Homme préhistorique, Intro- duction, p. 15 et 22. Bracelet gaulois trouvé à Réallon (Hautes-Alpes). (Musée de Saint-Germain.) L’ORFÈVRERIE GAULOISE 37 sans influence sur la production de nos lointains ancêtres, ce serait mal les connaître. César, témoin irréfutable, avait remarqué, dès son entrée en Gaule, que ces fiers guerriers, obstinés dans la lutle, ardents à la bataille, s’appropriaient fort bien les inventions des peuples étrangers et s’accommodaient à leurs mœurs, sur- tout dans tout ce qui concerne l’amour du luxe et du plaisir1. De nos jours, la science archéologique a rapproché avec beaucoup de sagacité certains bijoux gaulois des bijoux asiatiques — les bracelets notamment — et l’on a établi sans trop de peine qu’il y avait entre leurs types principaux un peu plus qu’une vague ressemblance. On a constaté également que les Bracelet gaulois trouvé à Caranda. (Collection Moreau.) casques coniques des Gaulois rappelaient par plus d’un point les casques Scythes et les Perses2. Mais dans l’esprit de nos lointains assyriens et les tiares portées par les quelques souvenirs qu’aient pu laisser aïeux leurs triomphales excursions chez les peuples d'Asie, l’influence de ces peuples fut de bien peu d’importance, à côté de l’action ancienne et persistante que Rome et l’Italie exercèrent directement sur la Gaule. Cette action s’était môme fait sentir longtemps avant que les Romains eussent songé à la conquête du pays. La pénétration s’opéra presque sans effort, par une sorte d’infiltration latente; si bien que l’annexion morale précéda de près d’un siècle l’annexion poli- tique consommée par César. Comme le remarquait si justement notre ami regretté Benjamin Fillon : « Trop prompte fut la romanisation des provinces les plus éloignées des Alpes, pour ne pas supposer que, dans Bracelet gaulois trouvé à Caranda. (Collection Moreau.) L Commentaires } liv. III, ch. i. 2. Salomon Reinacit, Catalogues du musée des antiquités nationales, p. 149, 3S HISTOIRE DE L'ORFÈVRERIE FRANÇAISE quelque repli secret du cœur de beaucoup des .vaincus, les vainqueurs avaient eu de longue date un allié latent, gagné à leur cause1. » Celte importante constatation, confirmée au surplus par la plupart des écrivains qui ont étudié cette période si curieuse de notre histoire2, explique comment, moins d’un siècle après l’organisation de la Gaule en provinces romaines, la campagne se trouva partout couverte de maisons et de villas bâties, décorées et meublées à l’imitation de celles d’Italie; et com- ment des villes, au nombre de cent quinze, pourvues de temples, de cirques, Lulèce situés au milieu de notre vieux quartier latin, attestent encore aujourd’hui cette assimilation et cette transformation singulières, surpre- nantes par leur rapidité, étonnantes par leur splendeur. Nous avons, au surplus, un témoin oculaire de cette évolution si com- plète. Sidoine Apollinaire, Lyonnais de naissance, Romain par ses alliances, évêque par occasion et poète par goût, nous décrit avec une aimable et indiscrète complaisance, en vers et en prose, la vie patricienne de ce temps3. Nous y voyons que, dans le monde gallo-romain, le luxe personnel, chez les hommes aussi bien que chez les femmes, égalait celui de tout autre peuple, et qu’il était supérieur au luxe de Rome en ses premiers temps. v\u besoin, le coffret antique trouvé à Lyon en 1839 suffirait à nous 1. B. Fillon, l’Art romain et ses dégénérescences, dans les Beaux-Arts et les arts décoratifs à l’Exposition de 1878, t. II. 2. V. de Belloguet, Civilisation des Gaulois. — Henri Martin, Hist. de France. — Fustel de Coulanges, Hist. des constitutions politiques de l’ancienne Gaule. — Baudrillart, Hist. du luxe, elc. 3. Voir ses Panégyriques, Epithalames et Lettres, traduites en français par Sauvigny, 1787. La patère de Rennes. (Cabinet «tes Médailles.) de basiliques, ornées d’arcs de triomphe, de colonnes, de sLa- tues, offraient autant de réduc- tions de la ville éternelle. Les amphithéâtres de Nîmes, de Fréjus, d’Arles, de Narbonne, les arènes de Bourges, de Ca- hors, de Paris, les arcs de triomphe d’Orange, de Carpen- tras, de Saint-Remi, de Cavail- lon, les portes triomphales d’Au- tun et de Reims, les théâtres d’Arles et d’Orange, la Nymphée de Nîmes, son temple de Diane et sa Maison carrée, le pont du Gard, le temple de Livie à Vienne, les thermes de l’antique L’ORFEVRERIE GAULOISE 39 édifier sur la parure des Gauloises de cetle époque. Rien n’y manque. Boucles d’oreilles, bagues, bracelets et colliers garnis de pierres précieuses, l’atti- rail est complet. A défaut de cet irréfutable témoignage, la fameuse pierre tombale de Blusius, découverte en 1848 à Weisenau1 2, les sculptures de Sens et le sarcophage de Clermont, qui nous montrent d’élégantes Gallo- Romaines ornées de bracelets et de colliers, nous diraient assez de quelle recherche d’ajustements nos aïeules étaient alors capables. Le bouclier de Scipion (Cabinet des Médailles). L’art de travailler les métaux, poussé déjà si loin en Gaule, ainsi que nous avons pu le constater, avait de la sorte atteint une perfection qui ne devait pl us guère être dépassée. Aux juments indomptées et aux san- gliers en bronze doré, dont les adversaires de César surmontaient leurs enseignes — spécimens encore rudimentaires d’une métallurgie manquant d’esthétique et dépourvue de modèles- — s’étaient substituées une foule de statues aux formes élégantes, aux gestes sobres, aux attitudes recueillies, 1. Conservée actuellement au musée de Mayence. 2. Voir au musée de Saint-Germain les nombreuses enseignes gauloises conservées dans la salle XV, et notamment les chevaux trouvés à Compiègne, à Lyon (dans le Rhône) et dans le département de Lot-et-Garonne; les sangliers de Cahors et des anciennes collections Gréau et Janzé. HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE 40 dont, la dignité un peu froide rappelle l’art romain en son meilleur temps. Le Jupiter du Vieil-Évreux, l’Apollon de Lillebonne, les bustes d’Auguste et de Livie découverts à Neuilly-le-Rëal (Allier), celui d’Octavie trouvé à L.von. la statuette d’Annecy, cent autres bronzes du même âge et de même provenance, montrent assez à quelle délicate perfection était parvenue la statuaire gallo-romaine. Mais c’est particulièrement dans le travail des métaux précieux qu’excellaient nos prodigues ancêtres, amoureux surtout des orfèvreries somptueuses et des fastueux bijoux. Le musée lapidaire de Lyon conserve des épitaphes de ciseleurs sur argent; c’est dire assez en quelle estime on tenait, dans nos provinces, ces artistes considérés ailleurs comme des mercenaires. Malheureusement, la valeur intrinsèque de ces beaux ouvrages devait amener leur fatale destruction. Ce n’est plus en effet dans les tombeaux fouillés et profanés que nous devons chercher les preuves de leur admirable savoir faire. Il faut se fier au hasard heureux, qui fait découvrir de loin en loin des trésors enfouis prudemment par des patriciens ou des prêtres pour les dérober au pillage, ou encore quelques dépôts ou cachettes, dans lesquels les marchands, aux jours de crise, dissimulaient les objets qu’ils se proposaient de venir reprendre plus tard. Des dépôts de ce genre, retrouvés à Larnaud (Jura) en 1867, à Réallon (Hautes-Alpes) en 1870, à Petit-Villatte (Cher) en 1884, montrent que ces dissimulations mystérieuses, dictées par la plus naturelle pru- dence, furent en usage sur presque toute l’étendue de notre territoire. La découverte plus intéressante encore des riches trésors de Bernay, de Chaource, de Notre-Dame d’Alençon, d’Hildesheim, ou celle de chefs- d’œuvre isolés, comme la patère de Rennes, le délicieux vase d’Alise, le disque connu sous le nom de bouclier de Scipion, etc., nous font amèrement regretter la destruction d’une multitude d’autres ouvrages aussi parfaits, honneur de l’orfèvrerie gallo-romaine, mais qui n’en furent pas moins brisés impitoyablement et refondus. Nous avons la preuve, en effet, que, durant tout le Moyen Age, un nombre considérable d’autres trésors, plus précieux, plus importants, furent mis accidentellement au jour et irrémédiablement détruits. Au besoin, l’aventure invraisemblable arrivée à Contran, roi d’Orléans, en fournirait la preuve. Un jour que ce prince s’était assoupi au pied d’un arbre, un de ses officiers vit sortir de la bouche du roi « une bestelette de telle semblance comme un lézard ». Cette « bestelette » se dirigea vers un ruisseau qu’elle voulut franchir. Pour lui faciliter le passage, l’officier plaça son épée nue en travers du ruisseau. Le lézard, une fois de l’autre côté, se dirigea vers un monticule à la base duquel il pénétra 'TC! v'iuvu J 71 T VKI U A J M n T MH T U 1 D I Q I II AT 'Tri I LE TRÉSOR DE B E R N A Y. — CaiUet ijeiji^ fOéijovingienn^ Passion des Francs pour l’orfèvrerie. Largesses aux églises. — Les couronnes de Guarrazar. La bijouterie mérovingienne. — L’épée de Childéric. Saint Éioi, ministre et orfèvre. Le trône de Dagobert. — Principales œuvres de saint Éloi. L’abbaye de Solignac. — Popularité du saint orfèvre. 'être le plus élevé n’est pas, ne peut être un modèle pour l’être inférieur », écrit Bagehot1. Mieux que toutes les dissertations, le simple récit de ce qui advint en Gaule après l’invasion des Francs est fait pour donner raison au philosophe anglais, et pour attester l’exactitude de son dire. On a pu voir quelle civilisation douce, aimable, polie régnait dans cette vaste et fertile province, devenue en moins de trois siècles une sorte de banlieue de Rome. Il semblait que ce pays fortuné, sillonné en tout sens de grandes et larges voies, bordées d’élégantes villas et de fermes plan- tureuses, dût être pour l’envahisseur une école féconde de sociabilité et de goût. La chose eût paru d’autant plus naturelle que les Francs n’étaient plus des sauvages indomptés, rebelles à toute culture, réfrac- taires à toutes relations avec les peuples étrangers. Ils n’étaient pas non plus inconnus des Gaulois. A maintes reprises, des incursions hardies avaient mis les deux races en contact, et en 358 les Francs avaient obtenu le droit de s’établir dans la Toxandrie. A partir de cette époque, ils s’étaient appliqués à entretenir avec Rome et la Gaule des relations d’honnête voisinage. Ils avaient même fourni des recrues aux armées i. Lois scientifiques du développement des nations. HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE impériales, et l’on avait vu certains de leurs chefs admis dans la fami- liarité des empereurs. Justement fiers de ces marques de haute bien- veillance, ils étaient demeurés longtemps alliés fidèles de Rome; et c’est seulement quand ils virent l’empire s’effondrer de toutes parts que, pour avoir droit au butin, ils se mêlèrent à leurs ennemis de la veille. Ces antériorités expliquent comment, lorsqu’ils s’ébranlèrent pour venir prendre de la Gaule une possession définitive, leur apparition ne causa pas la même terreur que l’approche des Germains et des Burgondes. Ils s’avançaient en bon ordre et richement vêtus. Sidoine Apollinaire nous montre leurs chefs majestueux et superbes, la poitrine parée d’agrafes d’or, les épaules et les bras chargés de colliers et de bracelets, ayant leurs baudriers, insigne du commandement, retenus par des boucles puissantes, incrustées de méandres et d’entrelacs de métal précieux. Les exhumations innombrables auxquelles on a procédé depuis soixante ans sont venues confirmer les pompeuses descriptions du panégyriste. Enfin, païens sans grandes convictions, plus superstitieux que fana- tiques, ils n’étaient pas, comme les premiers chrétiens, iconoclastes par religion ou par tempérament. Il semble donc qu’ils auraient volontiers respecté les nombreux sanctuaires, élevés, parés, enrichis par l’ancien et le nouveau culte, si la vue de l’argent et de l’or ne leur eût fait perdre, avec leur sang-froid, toute notion de respect et toute retenue. La passion des métaux précieux produisait en effet, sur ces cerveaux incultes, une sorte de fascination irrésistible et leur faisait brusquement oublier leurs notions encore rudimentaires de justice et de probité. Interrogez les histo- riens de ces temps incertains et troublés, le vénérable Grégoire de Tours, son continuateur Frédégaire. Questionnez le bénédictin Airnoin. Avec une placidité étrange, avec un imperturbable sang-froid, ils vous décriront une monstrueuse succession d’attentats — vols, rapts, assassinats, déla- tions — exécutés par tous ces chefs majestueusement parés, dans le seul but de grossir leur trésor, ou simplement pour s’emparer de quelque pesante orfèvrerie. Comme conséquence, la possession d’un plat, d’une aiguière, d’un hanap provoque un crime odieux, apaise les scrupules, •ou forme des amitiés, que la dispute d’une autre belle argenterie viendra rompre. En 530, Théodoric décide de faire assassiner son frère pour s’em- parer de son trésor. Il l’attire dans son palais, mais celui-ci, défiant et pour cause, se présente bien accompagné. Alors le roi, voyant que son frère « s’estoyt du barat aperceu », lui fait cadeau d’un « moult biau platel d’argent », et voilà la réconciliation opérée. En 575, Chilpéric apprend la mort de son frère Sigebert, accourt à Paris, assiège sa belle-soeur Bru- nehaut enfermée dans le palais de la Cité, et ne consent à la laisser Pl. V HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE BIJOUX MÉROVINGIENS //provenant c/es ûe'vu/tureA c/e (S/arnau, S/uroc/ion et Sainte- (Sa/ inc^. L’ORFÈVRERIE MÉROVINGIENNE 49 partir pour Rouen que quand elle lui a livré l’argenterie du feu roi, qu’il fait transporter à Meaux pour la placer dans son trésor. Trois ans plus tard, Gontran égorge son neveu pour s’emparer de son argenterie. En 585, c’est le tour du patrice Eonius Mummolus, un des plus fameux généraux de son siècle, longtemps invaincu, et dont le crime principal était de posséder la plus belle orfèvrerie connue1 *. Et ce ne sont pas seulement les princes et les rois qui se rendent coupables de ces honteuses rapines. Du haut en bas de l’échelle, la passion des métaux précieux étouffe scrupules et remords. Chilpéric marie sa fille au roi d’Espagne. C’était déjà l’usage, chez ces princes barbares, de donner aux fiancées qu’on faisait conduire à leurs époux une quantité de pièces d’argenterie et de bijoux proportionnée à la puissance de leur père. Brunehaut avait été ainsi envoyée à Sigebert escor- tée d’une « grant plenté de joyaux et richèces », et Venantius Fortunatus rapporte que Galsvvinthe, lorsqu’elle fut amenée de Tolède à la cour de Chilpéric, faisait son entrée dans les villes situées sur son passage, montée sur un char en forme de tour et revêtu de plaques d’argent. Chilpéric donc et Frédégonde, non seulement se dessaisirent d’une part de leurs joyaux en faveur de la jeune épousée, mais obligèrent leurs leudes à lui faire de riches présents. « La royne et les barons, rapporte la Chronique, lui donnèrent si largement, que sept chars furent tout chargiés de ses trésors et jovaus '-. » En franchissant les portes de Paris, une roue du chariot qui portait la princesse se brise. Elle tombe à terre, triste présage. Après huit heures de marche, on s’arrête pour la première halte; pendant qu’on dresse les tentes, cinquante hommes s’emparent de cent chevaux chargés de matières précieuses et s’enfuient sur les terres du roi Childebert 3 * * * * *. A cette nouvelle, Chilpéric, craignant d’autres embûches, envoie quatre mille soldats pour convoyer la princesse jusqu’à destination. Ils l’accompagnent jusqu’à Toulouse, où, ayant appris la mort du roi Chil- péric, le comte Desier, qui gouvernait la ville, se saisit de la belle voyageuse et de ses trésors, les enferme « en une forte maison, scélés de son séil, et en la commande de bonne gent qui en garde les receurent ». La princesse demeura captive jusqu’en 585. Pendant ce temps, les trésors 1. Aimoin, Gesta regum francor., liv. III, ch. xv, xxi, lxxi. — Grandes chroniques, liv. III, ch. iv, vu ; liv. IV, ch. v. 2 Aimoin, Gesta regum francor., liv. III, ch. iv. — Grandes chroniques, liv. II, ch. xxv. — Venantius Foiitunatus, Opéra, liv. VI, p. 208. 3. Coïncidence curieuse, à douze siècles de distance le même cas se reproduit dans les conditions presque identiques. Buvat, dans son Journal de la Régence, raconte (novembre 1721, t. II, p. 207) comment M11' de Monlpensicr, fiancée au prince des Asturies, se rendit en Espagne : « Le premier jour, de Paris à Chastres, qu’on appelle présentement Arpajon... et qui est à sept lieues de Paris. Quelques filous, ayant suivi les équipages en cet endroit, y volèrent neuf assiettes et deux plats d’argent et enlevèrent trois malles sur les fourgons. » HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE amassés par son père — on sait au prix de quels forfaits — n’étaient pas mieux respectés. Frédégonde faisait transporter dans l’église Notre- Dame de Paris toute l’argenterie dont elle avait pu se saisir. Pour le reste, qui était demeuré à Chelles, où le roi venait d’être assassiné, u ceux qui le trésor gardoient prirent tout ce que ils trouvèrent » et notamment « un vaissel d’or moult riche et moult bel, que il (le roi) avoit fait faire1 ». Ce « vaissel d’or », qui allait être brisé pour qu’on en pût partager le métal, avait pourtant son histoire. S’il faut en croire Grégoire de Tours, Chilpéric, théologien superficiel, bel esprit, versificateur maladroit, mais assez connaisseur en beaux-arts, attachait à sa possession une importance toute spéciale. En 581, l’empereur Tibère 11, successeur de Justin le Jeune, lui avait envoyé, à l’occasion de son avènement au trône impérial, des présents de grand prix, parmi lesquels se trouvaient des médailles d’or pesant une livre chacune, et qui faisaient l’admiration de ses leudes. Pour ne pas rester en arrière, le prince franc fit, à son tour, confectionner un énorme plat d’or chargé de pierreries, et chaque fois qu’il trouvait l’occasion de le montrer, il disait à son entourage : « Voilà ce que j’ai fait pour donner de l’éclat et du renom à la nation des Francs2. » Cet admirable bassin, objel d’orgueil pour le roi, n’était pas à cette époque une pièce d’orfèvrerie unique. Le trésor de Mummolus comprenait des plats d’or et d’argent d’un poids considérable, et nous savons, par les auteurs du temps, que, dans les banquets offerts par nos princes barbares à leurs terribles barons, le vin, la cervoise, l’hydromel coulaient à pleins bords en de larges coupes d’or, et dans des cornes d’aurus merveilleusement ornées de pierres précieuses3. Ce luxe débordant d’argenterie eût même été plus grand encore, sans le lourd tribut que ces rois, aux consciences troublées, se croyaient obligés de payer aux sanc- tuaires qu’ils prenaient soin d’élever eux-mêmes sur tous les points de leur royaume. Le temps n’était déjà plus où la Divinité, mal renseignée sur la valeur des présents, acceptait au lieu d’argent un agneau blanc sans tache, au lieu d’or « un rayon de miel sicilien cueilli aux collines d’Hylba et qu’on faisait passer pour du miel de l’Attique4 ». Depuis près de deux siècles, Constantin avait donné l’exemple. Anastase le Bibliothécaire, qui a pris soin d’enregistrer les dons en métaux précieux que cet empereur fit aux 1. Grandes chroniques, liv. III, ch. xvm. 2. « Ego hæc ad exornandam atque nobilitandam Francorum gentem feci. » (Grégoire de Tours, Hist. ecclés. des Francs, liv. V.) 3. Vita S. Fridolini, apud Script, rer. gallic. et franc., t. III, p. 388. 4. Martial, Epigramme xm, v. 105. L’ORFÈVRERIE MÉROVINGIENNE 51 églises d’Orient et d’Italie, nous apprend que l’ensemble des coupes, des bassins, des aiguières, des burettes, des calices ministériels et commé- moratifs, des couronnes votives, des candélabres à coupes destinés à brûler les parfums et les huiles odorantes, des torchères, des fonts de baptême, des encensoirs, etc., offerts par ce prince au clergé de son temps, s’élevait à 22,000 livres d’argent et à 1,700 livres d’or. Les rois francs, tar- divement convertis, avaient beaucoup à faire pour rattraper une pareille avance. Clovis, de sainte mémoire, connaissait mieux que personne le prestige exercé par les métaux précieux, puisque, à l’instar d’Abraham envoyant Éliézer chercher Rebecca, ce fut par un présent de bijoux que son émissaire Aurélien s’assura du cœur de Clotilde1. Mais pensait-il, en se faisant chrétien, qu’il allait soumettre son trésor à une dîme aussi lourde? Ses incertitudes, en tout cas, furent d’assez courte durée, car le moine de Saint-Denis, peu suspect en la circonstance, place dans sa bouche cette phrase curieuse et typique : « Saint Martin est boin aideur au besoin, mais il veult estre bien paie. » Plus tard, ce même prince envoyait à Saint-Pierre de Rome une couronne d’or ornée de pierres précieuses, ne voulant pas, disait-il, être accusé « du vice d’ingratitude envers Nostre- Seigneur, par qui il gouvernoit son roïaume glorieusement 2 ». Clovis, du reste, avait témoigné sa générosité pour l’Église catho- lique, avant même d’être converti, en essayant de faire restituer à saint Remi le fameux « orcel », connu dans l’histoire sous le nom de « vase de Reims ». L’exemple d’un roi si pieux ne pouvait manquer d’être suivi. Aussi n’est-il pas un de ses successeurs qui n’ait attaché son nom à la fondation de quelque abbaye et à l’enrichissement de nombreux sanc- tuaires. En 539, Childebert fonde le célèbre monastère de Saint-Germain- des-Prés. En 547, Théodebert élève, en l’honneur de saint Maur, l’abbaye de Glandfeuille, près d’Angers. En 567, Gontran, roi d’Orléans, institue près de Chalon-sur-Saône l’abbaye de Saint-Marcel, et grâce au trésor découvert par lui, loge le corps du saint dans une châsse « qui tant estoil d’œuvre belle et riche, que sa pareille ne fu pas trouvée au royaume de France ». Ce même Contran, pris de remords tardifs à la suite de l’assas- sinat de Mummolus, abandonne aux églises sa part dans la dépouille du héros, et mérite ainsi le titre de « large aumônier vers les prélats et vers les ministres de Sainte Eglyse » dont les écrivains du temps le gratifient 3. Il n’est pas jusqu’aux princesses d’origine arienne ou païenne, et par cela même quelque peu suspectes d’hérésie, qui ne prodiguent leurs L Aimoin, Gesta reg. franc., liv. Ier, ch. xm. 2. Grandes chroniques, liv. Ier, ch. xxm et xxv. 3. Grandes chroniques, liv. Il, ch. ior, xvir et xxiv. HISTOIRE DE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE richesses au clergé. Passant par Noyon, la reine Radegonde abdique sa couronne entre les mains de l’évêque, pour prendre l’habit de religieuse, et dépose sur l’autel ses joyaux. Ornements de tète, diadème, bracelets, agrafes, anneaux, boucles ornées de pierreries, elle offre tout à Dieu. Il n’est pas jusqu’à sa lourde ceinture d’or qu’elle ne brise de ses propres mains pour en distribuer les débris aux pauvres1. Bru nehaut elle-même, pour employer le langage du temps, « ne fu pas si defresnée de tout en tout, que elle n’eust en granl révérence les églises des saincts et sainctes que le roy et les preudomes avoient fondées ». Elle édifia, notamment, le monastère de Saint-Vincent à Laon, à Autun, l’abbaye de Saint-Martin, et enrichit nombre de sanctuaires dédiés à ce dernier, « car tous jours se fioit plus en luy et plus le réclamoit que nul aultre des saints.. Tant fonda d’esglises et d’autres édifices, qui sont au royaume de France, ajoute notre chroniqueur, que on ne trouveroit pas légièrement que une seule femme en eust tant édifié en son temps2. » On comprend mieux, après cette énumération, la plainte amère de Chilpéric : te Toutes nos richesses descendent aus eglyses. Clers et prélas régnent et sont honorés sur toutes autres gens3. » Mais la plainte, pour légitime et fondée qu’elle pût paraître, ne fut guère entendue. En tout cas, elle ne ralentit pas ce pieux élan. Le propre fils de Chilpéric, Clotaire II, comme ses prédécesseurs, « essauça et enrichi de grans dons » la Sainte Église et ses ministres, et fut encore dépassé, dans cette voie généreuse, par son successeur, Dagobert Ier. Ce dernier roi, qui eut pour précepteur saint Ernoul et pour ministre saint Éloi, avait été, dans sa jeunesse, protégé contre le courroux de son père par la miraculeuse intervention de saint Denis et de ses deux com- pagnons, Éleuthère et Rustic. A peine monté sur le trône (632), il résolut d’acquitter royalement sa dette de reconnaissance et d’orner dignement la maison où il avait trouvé, en des temps néfastes, asile et protection. Il élève donc cette basilique qui va prendre le nom du plus illustre des trois saints. Il loge leurs ossements dans de belles châsses ornées de « fin or » et de pierres précieuses, et, afin de recevoir les offrandes que viendront déposer les gens désireux de plaire au roi, il établit à la porte un tronc en argent massif, que les écrivains du temps désignent sous le nom poétique de ga\ophihk ; de plus, luxe suprême, inouï, inconnu 1. V. Fortunatus, Vita S. RadegonJis , apucl Scrip. rer. gallic. et franc., t. III, p. 456. 2. Aimoin, Gesta reg. franc., liv. III, ch. lxxi. — Grandes chroniques, liv. III, ch. v, vm et xxn. 3. « Ecce pauper remansit fiscus noster : Ecce divitiæ nostræ ad ecclesias sunt translatæ. » (Grég. de Tours, Hist. eccl. franc., liv. VI.) 4. D. Carpentier, dans son supplément au Glossaire de Du Cange, définit Gazophylacium : «area in qua reponebantur eroganda pauperibus ». L’ORFÈVRERIE MEROVINGIENNE 53 jusque-là, il fait revêtir la partie de la toiture du chœur qui doit abriter les « tabernacles des corps saints » d’épaisses lames chargent. Enfin, il charge « Monseigneur sainl Éloy, qui en ce temps esloit le plus soubtil orfèvre qui fust au royaume de France », de forger « une grant croix d’or pour mettre derrière le maistre autel de l’eglyse, la plus riche et la plus soubtille que il povoit pourpenser... Et le saint homme, ajoute le chroniqueur, la fist telle à l’aide de Dieu et de sa sainteté, et de pur or et de pierres précieuses, que l’euvre fait esmerveiller ceux qui la voient, pour l’engin (l’ingéniosité) et pour la soubtillité du saint homme qui la forgea. Car les meilleurs et les plus engeigneux orfèvres qui ore soient témoignent qu’à peine pour- roit-on trouver nul, tant fust bon maistre, qui telle euvre seust faire, pour ce mesmement que l’us et la manière de cette euvre est mise en oubli1. » Nous aurons bientôt occasion de revenir sur ce joyau magnifique et sur l’église qui l’abritait. Pour le moment, il nous faut constater que la piétéde Dagobert, pourgrande qu’elle fût, ne laissait pas que d’être très spéciale. S’il entourait d’une vénéra- tion toute particulière l’asile de « ses patrons et deffendeours », s’il voulait que « leur maison » dépassât en magnificence toutes les autres abbayes du royaume; par contre, il s’en fallait qu’il portât un égal respect aux sanctuaires consacrés à d’autres saints. Ce roi si pieux n’hésitait pas, en effet, à rançonner et à dépouiller les églises de son propre royaume pour parer sa basilique préférée. C’est ainsi qu’il se saisit des « portes de cuivre de l’eglyse Sainct Ilaire de Poitiers, moult belles et moult riches ». Il enleva également à celle église la châsse de saint Hilaire, les fonts, qui consistaient en une cuve de por- phyre, et un lutrin qu’avait ciselé saint Eloi. Il ne respecta pas davantage le célèbre couvent fondé par sainte Radegonde, où, au milieu d’un luxe \. Grandes chroniques, liv. V, ch. i à xi. — Aimoin, Gesta. reg. franc., liv. IV. ch. xx. — Gesta Dagoberti, ch. xx à xxv. Croix de Saint-Marlin de Limoges exécutée par saint Éloi. HISTOIRE DE L'ORFÈVRERIE FRANÇAISE abondant, plantureux, l’ancienne reine de France avait mené, en compagnie du poète Venantius Fortunatus, une vie élégante et recherchée, empreinte d'une sensualité délicate1 2. Fn agissant ainsi, Dagobert ne faisait, au surplus, que se conformer aux habitudes de son temps et aux exemples de ses prédécesseurs. En 531, Childebert envahit l’Espagne, pille les églises et rapporte de son expé- dition une quantité de vases magnifiques, destinés au service des autels. (l’est à sçavoir : soixante calices d’or très riches, très prétieux, quinze patènes et vingt textes - d’évangiles. Aucuns disoient qu’ils avoient esté des joyaux de Salomon le roy, car ils estoient de fin or esméré, et aornés de très riches pierres prétieuses, d’œuvre triphoire3. » Huit ans plus tard, Childebert donne gracieusement à l’abbé de Saint-Germain-des- Prés « moult grande partie des ioiaus que il avoit apportés de Thoulèle (Tolède), comme calices d’or, textes d’évangile, et croix d’or d’œuvre merveilleux4 5 ». En 566, Théodebert, fils de Chilpéric, envahit par ordre de son père la Touraine, le Poitou, le Limousin, met à rançon les moines et pille les abbayes, les églises; mais, moins généreux que Chilpéric, il ne restitue rien de ce qu’il a enlevé. Les troupes de Sigebert ayant pénétré en 574 au cœur de la Neustrie, on voit des soldats profaner les lieux saints, s’emparer des pierreries qui recouvraient les corps des martyrs, et décrocher, à coups de lance, les colombes d’or suspendues aux lambris des chapelles. Dix ans plus tard, l’armée que conduit Gondoald ravage les environs d’Agen et incendie le célèbre monastère de Saint-Vincent, après s’être emparée de toutes les richesses de l’abbaye, telles que « crois et calices et ornemens d’autel ». — « Les guerriers francs, dit Augustin Thierry, comme aux premiers temps de l’invasion et sous le moindre prétexte, se reprenaient à piller la Gaule, cherchant l’or jusque dans les tombeaux. » Les Sarrasins qui, un siècle plus tard, remonteront jusqu’à la Loire, ne feront rien de pis3. 1. V. Fortunatus, Opéra , liv. XI, ch. iv à xxxm. — Gesta Dagoberti, ch. xxiv et xxv. — Grandes clu oniques, liv. V, ch. xi. 2. Couvertures de livres enrichies, de pierres précieuses. — Aimoin dit Capsa. 3. Grandes dironiques, liv. II, ch. v. — Le texte d’Aimoin est ici à rapprocher de celui des Chro- niques, il nous fait connaître ce qu’on appelait alors « œuvre triphoire ». « Ex vasis quæ dicunt fuisse Salomonis... omnia cum solido fabricata auro, gemmis que ornata opéré inclusorio. » (Aimoin, Gesta franc, reg ., liv. II, ch. vin.) « Opéré inclusorio » veut dire incrustation. Du Cange définit Voptis inclusorium « ornamentum ad oram rei alicujus adtextum », et D. Carpentier, sous Inclusor, écrit : « Qui aliquid includit, sicut aurifaber qui includit gemmam in anulo. » C’est de ce terme que vient notre vieux mot « enclastre ». 4. Grandes chroniques, liv. II, ch. xv. 5. Grandes chroniques, liv. III, ch. ni, et liv. IV, ch. n. — Grégoire de Tours, Hist. eccl. franc., liv. IV. — Adrien de Valois, Gesta franc., liv. IX. — Aimoin, Gesta fraric. reg., liv. III, ch. lxx. — Augustin Thierry, Récits mérovingiens (l" récit). — Reynaud, les Invasions des Sarrasins en France, etc. L’ORFÈVRERIE MÉROVINGIENNE 55 A ces déprédations, résultat fatal de guerres perpétuelles, consé- quence naturelle d’habitudes de rapines, il faut ajouter les destructions raisonnées et voulues, dictées souvent par les préoccupations les plus charitables. Nous venons de voir sainte Radegonde brisant de ses royales mains ses magnifiques joyaux, pour en remettre les fragments aux pauvres. En 576, saint Germain étant venu demander à Childebert de l’argent pour soula- ger les infortunes de son diocèse, le roi, qui man- quait d'espèces monnayées, entra dans la pièce où « l’avesselement estoit », c’est-à-dire dans le trésor où l’on conservait ses vases les plus précieux. « Il print vaissiaux d’or et d’argent et les despeça, puis les bailla pour donner aus pauvres ». En 584, les gens de Bourges et d’Orléans ayant assiégé Poitiers, l’évêque de cette dernière ville n’hésite pas à dépouiller son église d’un superbe calice d’or, tout couvert de pierreries, pour racheter le pillage et épargner l’exil à ses fidèles. Enfin, en 642, à la suite d’une « merveil- leuse famine » qui désola l’Ile-de-France, Clovis II ordonna à l’abbé Àigulphe de faire découvrir la basilique de Saint-Denis, « endroit les fiertés (châsses) que son noble père, le roy Dagobert, avait fait couvrir par dehors d’argent pur, par grant dévotion, et commanda que fust desparti aus pauvres et aus pèlerins1 ». Au milieu de ces incessantes vicissitudes, qu’étaient devenus tous ces trésors d’art dont nous parlons au précédent chapitre, ces patères, ces disques, ces hydries, ces œnochoes d’un goût si charmant, ces statuettes si gracieuses, ces vases d’une exécution si parfaite, qu’on les pouvait comparer aux plus belles orfèvreries de l’Antiquité? Presque toutes avaient disparu dans le creuset du fondeur, et pour celles qui n’avaient pas été détruites, enfouies dans des cachettes in- connues, elles ne devaient leur salut qu’au secret dont étaient entourés leurs mystérieux asiles. G’esl à peine si l’on en pouvait rencontrer quelque spé- cimen conservé dans de riches monastères, dans les trésors des rois et les châteaux des leudes. Encore ces derniers, pour éviter toute réclamation ultérieure, s’empres- saient-ils le plus souvent de dénaturer et de transformer en des vases Agrafe mérovingienne. (Musée de South Kensington.) Agrafe mérovingienne. (Musée de Saint-Germain.) 1. Aimoin, liv. III, ch. xvi et lxvi. — Grandes chroniques, liv. III, eh. v et xxv, efliv. V, eh. xxi. HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE Agrafe mérovingienne en forme de griffon. (Musée d’Arras.) ;.u\ les vases d’or et d’argent qui tombaient en leur pouvoir. Les rr \ (Mulical ions, en effet, étaient d’autant plus à redouter que, dès cette époque, les grands seigneurs et les prélats faisaient déjà marquer leur argenterie 1 Malheureusement, les artisans chargés d’opérer ces transfor- mations étaient loin d’égaler en talent et en goût leurs habiles devanciers de la période gallo-romaine. Il ne paraît pas, en effet, que sous la première race les orfèvres aient été distin- gués du reste de la domesticité royale. Compris parmi les serviteurs du roi ou de ses barons, ils habitaient dans les dépen- dances de leurs châteaux ou palais, et nous les voyons, à Braine, exécutant leurs pré- cieux travaux au milieu des autres ouvriers de la ferme. Le second capitulaire de Dago- berl. dit Loi des Allemands, fixe la composition à payer pour le meurtre d’un orfèvre « qui a fait ses preuves » au même prix que l’assassinat d’un cuisinier, d’un berger, d’un porcher dont le troupeau compte quarante porcs, etc. Grégoire de Tours, il est vrai, nous montre l’ex-comte Leudaste, chassé de Notre-Dame de Paris par ordre de Chilpéric, et, insoucieux du danger qui le menace, s’arrêtant sur le parvis et sur la place qui conduisait au palais, pour soupeser et mar- chander les argenteries à l’éta- lage des orfèvres; mais il ne paraît pas que ces marchands, quoique libres, aient alors occupé dans la hiérarchie sociale un rang beaucoup plus relevé1 2. Les artisans dociles et peu considérés, qui travaillaient ainsi sous les Boucle mérovingienne. (Collection Baudot.) 1. IJn document précieux à bien des titres, le Testament de saint Remy, démontre péremptoirement qu’à cette époque il était d’usage de faire marquer l’argenterie à son nom. Il mentionne en effet, parmi les legs à distribuer à son neveu Pretextatus : « Cocblearia tria quæ sunt suo nonime titulata. » 11 nous renseigne également sur le nombre et la valeur des pièces d’argenterie qu’un prélat possédait à cette époque pour les besoins du culte et pour son usage personnel. Enfin il prévoit un certain nombre de ces transformations dont nous parlons. C’est ainsi que le saint évêque lègue à son successeur un vase d’argent de trente livres, dont il enjoint qu’on fasse des calices et des patènes pour le ministère sacré. De même un vase d’or, du poids de dix livres, provenant de Clovis, sera transformé en calice. Cette dernière prescription fut exécutée et ce calice, longtemps conservé dans l’église de Reims, fut tondu lors de l’invasion des Normands, et servit à racheter des captifs. 2. Baluze, Capitulaire , 1 ,79. 11 est dit dans cette loi : « Si occisi fuerint faber, aurifer, an spatarius qui publiée probati sunt, quadragenta soldis componatur. » — Grég. de Tours, Hist. franc., liv. VI. — Aug. Thierry, Récits mérovingiens (Ier récit). i L'ORFÈVRERIE MÉROVINGIENNE 57 yeux mêmes de leurs maîtres, étaient-ils au moins incités par ceux-ci à s’inspirer des trop rares chefs-d’œuvre échappés aux causes de destruction multiples, que nous venons de passer en revue? En aucune manière. Le clergé répudiait ces formes et celte ornementation qui rappelaient un culte proscrit. Quant aux seigneurs francs, le farouche mépris qu’ils professaient pour le vaincu leur faisait dédaigner une culture qui n’avait pas préservé celui-ci de la défaite. C’est en vain que les princes de la famille royale, mieux entourés, plus instruits, élevés au milieu des derniers Grande fibule enrichie de grenats. (Musée de Saint-Germain.) vestiges d’une civilisation dont on leur a dévoilé la grandeur, cherchent à réagir contre cette tendance barbare. Les leudes, les barons, les guerriers francs ne veulent rien entendre aux arts de la Gaule romaine. La prédo- minance de leurs instincts s’accuse à mesure que l’autorité royale s’affaiblit, pour devenir absolue, ainsi que le constate M. B. Lillon, « juste au moment où l’aristocratie, plus rebelle que ses rois à l’influence des idées romaines et chez qui la féodalité était en germe, entra en lutte avec les Mérovingiens, qu’elle ne tarda pas à subalterniser 1 ». En moins de deux siècles, toute la civilisation gallo-romaine, pour nous servir d’une expression d’Augustin Thierry, est « dévorée par la barbarie franque ». Les arts, parvenus presque à leur apogée, rétrogradent jusqu’à leur berceau, jusqu’à cet ornement géométrique, point de départ de toutes les manifestations artistiques vraiment originales. Après les déprédations, destructions volontaires ou accidentelles, et transformations sans nombre, dont nous venons de retracer le lamentable 1. Les Beaux-Arts et les arts décoratifs à l'Exposition de 1878, t. II, l'Art romain et ses dégénérescences. S ISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE récit, il semble superflu d’ajouter que ce n’est guère sur l’orfèvrerie d’église, ni sur les argenteries de service, qu’il nous est permis de Laser ce sévère jugement. Tout ce qui offrait, comme poids et comme dimensions, une valeur intrinsèque importante, tout ce qui pouvait constituer une réalisation fructueuse fut méthodiquement détruit, et les li és rares pièces alors épargnées furent anéanties beaucoup plus tard, à des époques où l’espril de nos pères, encore fermé au sentiment archéologique, ne consentait à trouver aucun intérêt, artistique, aucune saveur à ces vieilleries. C’est à peine si les deux objets composant ce qu’on est convenu d’appeler le trésor de Gourdon, découvert aux environs de 1846, le fauteuil dit « de Dagobert » et une petite gondole dont nous au- rons occasion de reparler plus loin, peuvent, avec les cou- ronnes votives du trésor de Guarrazar, donner une idée approximative de ce qu’était l’orfèvrerie religieuse et civile durant cette période de près de trois siècles. Encore ces dernières, provenant des rois goths, ne sont-elles pas vraisemblablement de fabrication franque, et quoiqu’un archéologue érudit ait essayé de les rattacher à notre orfèvrerie nationale1, elles ne peuvent nous fournir que des analogies. Pour les armes, fort heureusement, et surtout pour les bijoux, nous sommes mieux renseignés. Vingt cimetières mérovingiens, explorés depuis un demi-siècle avec un soin minutieux, dix mille tombes fouillées avec des précautions infinies, ont livré un nombre assez considérable d’agrafes, de boucles, de colliers, de plaques, de fibules et de poignées d’épées, pour qu’on ait le droit de préjuger, d’après les façons qu’on donnait alors à la bijou- terie, de ce que l’orfèvrerie mérovingienne pouvait être, soit comme travail des métaux, soit même comme décoration. Constatons tout de suite qu’au point de vue des façons, la bijouterie de cette époque atteste un surprenant mélange d’habileté et d’inexpérience, de procédés très perfectionnés et de pratiques absolument enfantines. Sauf pour les agrafes fondues en des Trésor de Gourdon. (Cabinel des Médailles.) 1. Voir la Correspondance littéraire, mars 1S59, et pour l’étude de ces joyaux si précieux à tant de titres, F. de Lasteyrie, Description du trésor de Guarrazar ; Paris, Gide, 1860. L’ORFEVRERIE MÉROVINGIENNE 59 moules de pierre et exécutées en un bronze facilement fusible, composé ordinairement de quatre parties de cuivre et d’une d’étain, comme « l’ai- rain brillant et sonore » dont parle Homère, c’est le travail du marteau qui domine et qui donne à la pièce sa forme générale et parfois même son ornementation. Celle-ci consiste plus souvent en un décor surajouté, travail d’incrustation, « oeuvre tri— phoire », où le métal précieux se trouve ménagé avec une parcimonie très curieuse, et où l’argent est souvent remplacé par l’étain. D’autres fois, le bijou est de fer revêtu, ou pour mieux dire « doublé », d’une mince feuille d’argent qui, fixée au marteau avec une adresse rare, a été découpée par places, puis usée, et forme ainsi des dessins rappelant par leur aspect les riches damas- quinures de l’Orient. Dans les bijoux en or — du moins dans ceux qui sont parvenus jusqu’à nous — on retrouve ce même soin de stricte économie, et cette parcimonie est d’autant plus remarquable que ces joyaux devaient appartenir à des personnages riches et puissants. La plupart des fibules, notamment, sont faites de deux disques indépendants. L’un, plat et résistant, en argent ou en bronze, porte l’épingle ou la broche. L’autre, en or, généralement bombé, est si mince qu’il en reste presque flexible, et l’intervalle entre ces deux disques, réunis à leurs bords par un travail de sertissure, est rempli d’un ciment assez dur qui soutient la feuille d’or et l’empêche de s’aplatir. Nombre de ces joyaux empruntent l’éclat de leur décoration à des cabochons de grenat, d’améthyste, de saphir ou, à défaut de pierres fines, à des verroteries coloriées. Parfois même, ils portent des camées, comme la broche trouvée à Charnay, et qui est ornée d’un onyx taillé antique. Chacune de ces pierres est fixée dans une sorte d’alvéole soudée à la surface du métal, et elle est relenue par une sertissure simple- ment rabattue, sans pointillé ni griffe. Aussi ces pierres, fausses ou vraies, qu’elles soient isolées ou réunies, forment-elles généralement une assez forte saillie sur le nu du bijou. Afin de rendre cette saillie moins appa- rente, l’artiste établit ordinairement entre ses pierres une sorte de jeu de fond, à l’aide de petits reliefs exécutés en filigrane d’or. Pour obtenir ce filigrane, — grande ressource des décorateurs de ce temps, — l’orfèvre, au lieu de tordre deux fils en spirale, s’est contenté d’aplatir un fil au marteau et de le tordre ensuite. Cela fait, et après lui avoir Couronne de Guarrazar (Musée de Cluny.) i;. ) HISTOIRE DE' L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE donné la forme convenant à son dessin, il l’a fixé en place à l’aide de soudures exécutées avec une adresse remarquable. Et de la sorte, les fonds se trouvent garnis d’une foule de petits ornements réticulés, vermi- culés, en manière d’S opposées, d’écailles de poisson, d’im- brications, etc.., qui ajoutent de la richesse et du précieux au bijou, sans lui rien retirer de son élégance. Mais c’est surtout dans les magnifiques joyaux entière- ment couverts de grenats taillés en table ou de verroteries cloisonnées dans l’or, — comme le glaive de Childéric, — que l’originalité et l’habileté des orfèvres mérovingiens se manifeste d’une façon surprenante. On connaît l’histoire du trésor qui fut découvert, le 25 mai 1653, par un maçon démolissant, à Tournay, des mai- sons dépendantes de la paroisse de Saint-Brice. Étudié par le docte J. -J. Chifflet1, qui le premier en comprit l’extrême importance, il fut présenté à l’archiduc Léopold d’Autriche, alors gouverneur des Pays-Bas. Celui-ci fit don de ces pré- cieuses reliques à l’Empereur. Plus tard, à la demande de l’électeur de Mayence, elles furent remises à Louis XIV (1665) qui les fit déposer au Cabinet des Médailles où elles se trou- vent encore2, à l’exception de quelques objets volés en 1831. Dans ces joyaux doublement précieux, les pierres, soi- gneusement découpées en losanges et d’après un modèle arrêté d’avance, viennent prendre place dans des alvéoles disposées en réseau et constituent de la sorte une mosaïque cloisonnée du plus riche effet. Les lames d’or formant alvéoles sont fortement soudées au corps de la pièce. Une fois garnies de leurs émaux, elles ont été passées à la meule, usées à plat, puis polies. De cette façon, la surface du bijou est partout ramenée au même plan. En outre, les bords supérieurs des lames d’or ont subi un écrasement, qui augmente la solidité du sertissage. Enfin, pour relever l’éclat des grenats, l'artiste a eu soin de doubler ses tables minces et transparentes de paillons dorés et gaufrés. Ainsi, ù côté de pratiques élé- mentaires, on rencontre en ces curieux bijoux une habileté si consommée et l’emploi d’un outillage si perfectionné, que des savants, égarés par excès d’érudition, ont prétendu leur assigner une origine étrangère3. Épèe de Childéric. (Cabinet des Médailles.) 1. Voir J.-J. Chifflet, Anastasis Childerici primi Francorum regis, sive Thésaurus sepulchralis Tor- naci Nerviorum ejfossus et commentario illustratus; Anvers, 1655,. in-4°. 2. Dans la galerie des Monnaies antiques, vitrine VII. 3. Voir Labarte, Histoire des arts industriels au Moyen Age, t. I, p. 252 et suiv. L’ORFÈVRERIE MÉROVINGIENNE 61 A la rigueur, on pourrait admettre avec M. Labarte que cette superbe parure fut envoyée au grand chef des Francs par l’empereur de Constan- tinople, lorsqu’il lui conféra le titre de consul ; mais il faudrait alors que cette pièce d’orfèvrerie constituât un spécimen unique. Or il n’en est rien, et les armes et bijoux découverts à Pouans (Aube) *, aussi bien que les disques et fibules trouvés à Charnay et à Sainte- Sabine1 2, tout comme le charmant reliquaire conservé dans le trésor de Saint-Maurice-en-Valois, l’évangé- liaire de Monza, la couronne de Recesvinlhus 3 et les grandes fibules des musées de Mayence et de Saint- Germain, montrent assez que ce procédé de décora- tion était fort répandu en Gaule. Vingt autres objets achèveraient de prouver, s’il était nécessaire, que ce genre de travail fut pra- tiqué d’une façon courante par les Germains et les Francs. Ajoutons qu’un nombre incalculable d’autres bijoux, fibules, boucles, anneaux, etc., d’un genre tout différent, trouvés dans nos cimetières mérovingiens, et dont l’origine n’est pas contestée, viennent attester, par la perfection de ia main- d’œuvre, que nos orfèvres nationaux étaient fort capables d’exécuter ces joyaux à grenats, qui ont si vivement préoccupé les archéologues. Malgré son caractère légèrement sauvage, la bijouterie mérovin- gienne ne manque, en effet, ni de caractère, ni d’allure. Sa richesse un peu brutale n’est pas dépourvue de recherche, et si on veut se figurer ces plaques, ces fibules, ces agrafes se détachant en notes brillantes sur un vêtement austèrement et simple- ment drapé, on reconnaîtra que leur effet ne devait être dépourvu ni de noblesse ni de grandeur. Ce qui dis- tingue surtout cette orfèvrerie de l'art appartenant à la période précédente, c'est que toute représentation humaine Grande fibule mérovingienne. (Cabinet des Médailles.) Agrafe mérovingienne. (Cabinet des Médailles.) 1. 11 existe une reproduction de ces bijoux au Cabinet des Médailles, les originaux appartienne!! au musée deTroyes. Ils ont été publiés par A. Gaussen, Portefeuille archéologique. 2. Ancienne collection Baudot, à Dijon. 3. Frisi, Mcmorie storiche di Mon\a, t. III, p. 59. — F. de Lasteyrie, Description du trésor de Guarraqar, p. 31. HISTOIRE DE E 'ORFÈVRERIE FRANÇAISE Boucle mérovingienne. (Collection Baudot.) uü animale en est généralement bannie. Quand on a cité les abeilles gros- sièrt s qui ornaient le manteau de Childéric, quelques menus oiseaux décou- \crls dans l’Aisne, dans la Marne, dans la Côte-d’Or, et dont la l'orme est si mal définie qu’on hésite pour décider si l’artiste a voulu figurer un perroquet ou un corbeau, alors qu’on doit y découvrir plutôt un faucon, un épervier ou un aigle; quand on a mentionné encore les griffons du musée d’Arras, la laie, le cheval, l’hippocampe minuscules du cimetière de Broehon, les boucles ornées de chevaux et les poissons symboliques des cimetières de Charnay et de Sainte-Sabine, quelques menus animaux provenant de la nécropole de Caranda, on a à peu près épuisé la liste des bijoux méro- vingiens qui, avec la bague de Ragnethramnus, conservée au Cabinet des Médailles , comportent un de ces motifs si fréquents deux siècles plus tôt. Pour le reste, c’est le décor géométrique qui règne en maître. 11 développe sur toute cette joaillerie les inépui- sables combinaisons d’une ornementation toujours ingénieuse, parfois charmante, le plus ordinairement un peu trop indépendante de la forme. Dans l’agréable enchevêtrement de ses entrelacs, de ses ronds, de ses raies pointées, de ses chevrons, etc., cette décoration très caractéristique semble offrir comme une première expression, un bégayement, une sorte de prélude de l’art romano- byzantin, qui, aux siècles suivants, couvrira les façades des cathédrales et des palais de ses imbrications et de ses inextricables méandres. — Art barbare toutefois, malgré l’infinie variété de ses combinaisons, et importé du Nord avec ces runes qui, gravées en creux sur certains de nos bijoux mérovingiens, achèvent d’authen- tiquer leur origine Scandinave. Quant aux aimables représentalions humaines, aux médaillons, aux bas-reliefs délicats, aux gracieuses guirlandes, aux joyeux trophées, qui sont comme l’es- sence même de l’art gallo-romain et communiquent à ses ouvrages un attrait si grand, il n’en sera plus ques- tion pendant bien des années. 11 ne paraît même pas que le grand orfèvre de ces temps troublés, l’honnête et doux Eloi, dont la sereine figure illumine d’un clair rayon cette sombre et triste période mérovingienne, ait cherché à réagir et à remonter le courant irrésistible qui entraînait la Gaule meurtrie, lassée, épuisée, à la remorque de ses farouches vainqueurs. Boucle mérovingienne. (Collection Moreau.) L’ORFEVRERIE MÉROVINGIENNE 63 Par saint Ouen, son respectueux ami et son fidèle disciple, nous connaissons, dans ses principaux détails, l’histoire de ce grand artiste qui fut en même temps un grand saint. Il faut lire dans ce pieux récit1 comment le père d’Éloi, remarquant en lui des dispositions particulières, le mit tout jeune en apprentissage chez un orfèvre expérimenté, le monétaire Abbon, qui tenait à Limoges un atelier public de monnayage. Les moné- taires étaient fort nombreux à cette époque. On connaît les noms de près de cinq cents d’entre eux; mais, si l’on s’en rapporte aux narrateurs du temps, la plupart n’étaient guère renommés pour leur probité et leur savoir. Abbon faisait, paraît-il, exception à la règle, et c’est à son école qu’Éloi se perfectionna dans le métier qu’il avait choisi et y puisa, en outre, le goût de la vertu. Quelques années plus tard, envoyé en France, c’est-à-dire au delà de la Loire, pour traiter de grosses affaires, Éloi lia connaissance avec Petits bijoux mérovingiens en forme d’animaux. Bobon, garde du trésor de Clotaire IL II gagna son amitié et obtint, grâce à lui, qu’on lui confiât une commande d’une importance capitale. Pour rehausser le prestige et l’éclat de son rang, le roi désirait posséder un trône d’or enrichi de pierres précieuses. Il avait, non sans peine, réuni la quantité de métal nécessaire à cette entreprise; mais aucun de ses orfèvres ne lui inspirait une confiance suffisante, pour qu’il osât le charger d’un travail si délicat. A en croire notre saint biographe, cette méfiance aurait été assez justifiée. Si les monétaires péchaient souvent par absence de scrupules, les orfèvres, paraît-il, n’étaient guère moins sujets à caution. Ils s’appropriaient une partie du métal qui leur était confié, accusant, pour expliquer le déficit, les morsures de la lime ou les baisers de la flamme dévorante2. Éloi n’eut garde de se conformer à ces fâcheux précédents. Non seulement il rendit au prince un trône d’un poids strictement égal à 1. Audoenus, Vita S. Eligii, insérée clans le Spicilegium de D. L. d’Achéry. 2. « Non cæterorum fraudulentiam sectans (Eligius), non mordacis limæ fragmen culpans, non edacem flammam incusans. » (Vita S. Eligii, liv. I, ch. v) C’est sans doute dans la répétition trop fréquente de ces fraudes qu’il faut chercher l’origine de cette disposition légale qui obligeait les orfèvres et les monétaires à travailler dans des boutiques ouvertes et sous l’œil du public. Un règle- ment administratif, édicté vers le xie siècle par les évêques de Strasbourg, porte (art. 62) : « In una autem domo percutiendi sunt denarii, ut omnes invicem opéra manuum suarum videant. » (Biblioth. de l’Ecole des chartes, I, 436.) Le moine Théophile, dans le chapitre de sa Diver sarum artium schedula où il parle de l’installation des orfèvres, dit également que l’établi sur lequel ils travaillent doit être installé devant la fenêtre, « ante fenestram ». Nous aurons occasion de reparler longuement de cette prescription souvent renouvelée par la suite. HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE (•('lui de l’or qui lui avait été confié, mais après que le roi eut longuement admiré son œuvre, Éloi découvrit un second siège en tout semblable au premier, ajoutant : « Pour ne pas perdre ce qui me restait d’or, je l’ai employé à cet autre objet. » On pense si Clotaire fut stupéfait. Il interrogea l’orfèvre pour savoir comment il s’y était pris, el celui-ci ayant fourni les explications demandées : « Voici, dit-il, un homme auquel je puis me fier, même pour les affaires les plus considérables. » Le public, qui ne fut point mis dans la confidence, cria au miracle. Une hymne qu’on chanta jusqu’à la Révolution, dans l’église de Noyon, le l01' décembre, jour de la Saint-Ëloi — fête toujours célébrée avec beau- coup de pompe — n’hésite pas à faire intervenir l’ouvrier céleste, summus faber, dans' cette opération miraculeuse. Dum vas régi Clothario Ex au ri massa fabricat, Aurum in fabri studio Summus Faber multiplicat. La science moderne, plus sceptique, s’est efforcée d’expliquer d’une façon plausible cette fabrication quelque peu merveilleuse; et il faut bien reconnaître qu’elle y a réussi. Dans une savante dissertation consacrée au fauteuil de Dagobert, conservé de nos jours au Cabinet des Médailles *, M. Charles Lenormand, interprétant d’une façon fort judicieuse le texte même de saint Ouen, fait remarquer que saint Lloi, en présentant au roi son second siège, n’affirme point que ce siège soit en or. Il se borne à dire : Quod super finit ex auro ne négligeas perderem, huic operi aptavi. Très vraisemblablement ce second trône était en bronze doré; et ce point admis, la déduction devient sinon très simple, du moins presque facile. Pour donner plus de consistance au siège royal, Éloi composa un alliage, dans lequel il entrait suffisamment de cuivre pour fournir au meuble achevé la résistance indispensable, mais possédant cependant un titre assez élevé pour que la pierre de touche ne dénonçât pas, à l’essai, la présence du métal inférieur. Or cet appoint de çuivre lui permit de dis- poser d’un reliquat d’or, avec lequel il dora l’autre fauteuil fait en bronze, mais qui, dans l’éclat immaculé de sa fraîche dorure, semblait être, lui aussi, de métal précieux. L’erreur du roi, au surplus, s’explique par l’habileté avec laquelle on dorait alors le bronze. Les chroniqueurs rapportent diverses aventures, où des méprises du même genre eurent une issue moins heureuse. En 509, Clovis, au moment de combattre Ranacaire, « duc de Cambray », chercha à 1. Voir Mélanges d'archéologie , t. I, p. 157. Pl. VI. HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE. S1ÈCE EN BRONZE DORÉ dit FAUTEUIL DE DAGOBERT Gi/iinet i/f.i L'ORFEVRERIE MEROVINGIENNE 65 se ménager des relations dans l’armée ennemie, en offrant à un certain nombre d’officiers « des espaulières (armillas) de cuivre dorées et des espées et autres choses ouvrées de telles manières ». Ceux qui avaient reçu ces présents « Guidèrent qu’ils fussent de fin or » et abandonnèrent leur chef pendant la bataille. Après la victoire, reconnaissant que « le roy les avoit déceus », ils allèrent se plaindre à lui, mais Clovis leur répondit qu’ils devaient s’estimer heureux de ne pas se voir infliger le châtiment réservé aux traîtres. Cinquante-six ans plus tard, les Germains, s’étant avancés jusqu’au Rhône, furent reçus «si noblement» par Sigebert, qu’ils durent battre vivement en retraite. Mais, en retournant sur leurs pas, « ils déceurent mains marchans en leur voie, car ils leur vendoient grant pièces de cuivre doré par tel art, qu’il sembloit que ce fust fin or. Par cette fraude, ajoute le chroniqueur, furent quelques-uns menés a si grant povreté, que ils en dolèrent tous les jours de leur vie1. » Un roi pouvant bien être trompé, où des marchands forcément plus expérimentés s’étaient laissé cruellement « décevoir ». Cet événement si marquant dans la vie de notre orfèvre allait devenir le point de départ de son étonnante fortune. En outre, l’explication que nous venons de donner apporte quelque consistance à la tradition signalant le siège aujourd’hui conservé au Cabinet des Médailles (salle des donateurs), sous le nom de « fauteuil de Dagobert », comme l’œuvre d’Éloi, et comme le second des sièges qu’il présenta à Clotaire. Dagobert, à son avènement, se serait réservé naturellement le premier comme trône royal, et l’histoire constate que c’est sur ce trône d’or, ouvrage de saint Ëloi, ayant « en son chief » une couronne d’or, « comme coustume estoit lors aus roys de France », que ce prince, en l’année G35, dicta son testament aux prélats et barons de son royaume2. Quant à l’autre, celui parvenu jusqu’à nous, le fils de Clotaire II en aurait fait don à l’abbaye de Saint- Denis, qu’il venait de fonder. Il est constant, en tout cas, qu’au xue siècle ce curieux fauteuil était considéré comme un présent de Dagobert; et Suger, le plus illustre des abbés de Saint-Denis, prend soin de le constater dans le passage du livre relatif à son administration, où il raconte qu’il a dû faire réparer le siège et le dossier de ce meuble, parce qu’ils étaient endommagés par le temps et disloqués par l’usage3. Or il est facile de constater que ce fauteuil date de deux époques bien distinctes et que les pieds et les traverses sont sensiblement plus anciens que le dossier 1. Aimoin, Gesta Franc., liv. I, ch. xxiu, et liv. III, ch. vii. — Grandes chroniques , liv. I, ch. xxiv, et liv. III, ch. i. 2. Aimoin, Gesta Franc., liv. IV, ch. xxx. — Gesta Dagoberti, xxxix. 3. Suger, De rebus in administr. sua gestis , dans Duchesne, Hist. Franc, script., t. V, p. 348. 9 HISTOIRE DE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE 06 e[ [es accotoirs. Ces derniers, en effet, ne remontent pas au delà du \ue siècle. Pour le siège, bien que certains archéologues aient prétendu qu’il Ratait de la période romaine, encore est-on si peu fixé sur l’orfèvrerie mérovingienne et sur ses caractères particuliers que toutes les suppo- sitions sont permises1. Quoi qu’il en soit, Clolaire 11 fut si reconnaissant à Éloi de lui avoir expliqué le subterfuge auquel il avait eu recours, et surtout de s’être montré d’une honnêteté si parfaite, qu’à partir de ce jour il l’attacha à sa personne et lui donna sa confiance absolue. Grâce à elle, notre orfèvre eut à sa disposition, presque sans contrôle, les amas d’or et d’argent qui gar- nissaient le trésor royal. A la mort de son maître, cette faveur insigne ne diminua en aucune manière. Dagobert témoigna à Éloi la même bien- veillance et une confiance au moins égale. Il le maintint dans son poste d’orfèvre de la Maison du roi. Il le fit en outre directeur de la Monnaie royale, et c’est grâce à cette double fonction que le saint artisan put mener à bien les magnifiques ouvrages dont les récils du temps lui attribuent la paternité. « Entre autres œuvres remarquables, écrit son fidèle et dévoué biographe, Éloi exécuta en or, argent et pierres précieuses un grand nombre de tombes et de châsses destinées à des saints : celles notamment de Germain, évêque de Paris; de Séverin, abbé d’Agaune; de Platon, prêtre et martyr; de Quintin, de Lucien, évêque de Beauvais; de Geneviève, de Colombe, de Maximien, de Julien et de beaucoup d'autres. Mais surtout aux frais et dépens du roi Dagobert, il exécuta d’une façon merveilleuse la châsse de saint Grégoire de Tours2. » A ces ouvrages considérables à tous égards, mais auxquels leur grande valeur devait être fatale, il faut en ajouter d’autres non moins célèbres. Tout d’abord, il nous faut dire quelques mots de la grande croix destinée à l’église de Saint-Denis dont nous avons déjà parlé, en empruntant au moine chroniqueur ses expressions mêmes, si naïvement admiratives. Un inventaire extrêmement détaillé du trésor de cette abbaye, dressé par ordre de Louis XIII, en 1634 3, et qui n’est que le récolement de deux inventaires antérieurs, l’un effectué en 1534, et l’autre dans les dernières années du xve siècle, a permis à M. Labarle de retracer une description exacte de ce beau joyau. Il était formé « d’une âme d’argent entièrement revêtue de lames d’or; l’artiste avait couvert tout le champ 1. M. Labarte, dans son beau livre les Arts industriels au Moyen Age (t. I, p. 225), a donné une reconstitution exacte de ce siège tel qu’il devait être dans sa forme première. 2. Auuoenus, Vita santi Eligii, liv. I, ch. xxm;liv. II, ch. vi. 3. Inventaire du trésor de l’abbaye de Saint-Denis en France, en date du 2 y mai 1634 , nls- Arch. Nat., L L 1327. L’ORFEVRERIE MÉROVINGIENNE 67 d’or de la croix de plaques de verre... sur lesquelles il avait disposé des pierres fines d’un grand prix, enchâssées dans d’élégants chatons, qui se rattachaient, au moyen de filigranes, à une bordure d’argent doré enrichie de rosaces d’argent à feuillage d’argent doré. Les trois extré- mités supérieures de la croix étaient terminées par un fleuron d’argent doré1. » Enfin, par le livre de Jacques Doublet, qui vivait à l’époque où fut dressé le dernier inventaire, nous savons que ce précieux monument avait « la taille d’un homme ». Il mesurait, par conséquent, de lm,60 à lm,75 de hauteur. Moins importante comme dimensions que ce joyau fameux, mais s’en rapprochant beaucoup comme style et comme facture, était la croix de Saint-Martin de Limoges, dont l’abbé Legros nous a conservé un dessin que nous reproduisons page 53. Si le filigrane, dans ce second morceau, joue un rôle moins important que dans la croix de Saint-Denis, on y retrouve, par contre, la même abondance de cabochons disposés d’une façon identique. Du Breul et Gilbert mentionnent deux autres croix en or également attribuées à saint Éloi, et qu’on voyait à Paris de leur temps, la première en l’église Saint-Victor, la seconde à Notre-Dame. Cette dernière, ornée surtout de filigrane, avait été offerte à la cathédrale, en 1406, par le duc Jean de Berri. Citons encore deux diptyques appar- tenant à Sainte-Croix de Poitiers, et catalogués dans un inventaire de 1420, sous la désignation' : tabula? sancti Elig'ii; à la cathédrale de Limoges, deux candélabres inventoriés en 1365, sous la rubrique : duo candelabra sancti Eligii; un pectoral appartenant à l’abbaye des Bénédictins de Vaser, sur lequel les Pères Marténe et Durand ont cru lire [Ch]lotarius rex fran- corum me fieri jussit ; à Chaptelac, lieu de naissance de notre grand orfèvre, un calice et une croix; à Saint-Loup de Noyon, où il fut enterré, un calice qu’on portait aux malades, et qui leur rendait parfois la santé ; à Brives-la-Gaillarde, un magnifique buste d’argent, dont la provenance n’était rien moins qu’établie, et enfin deux croix décrites dans l’inventaire de l’abbaye de Grandmont, et dont la paternité, en s’en rapportant à la description, peut paraître tout aussi douteuse2. Malheureusement, de toutes ces œuvres fameuses, et de toutes celles que saint Éloi exécuta, sans que le souvenir nous en ait été conservé, \. Histoire des arts industriels au Moyen Age, t. I, p. 248. 2. Jacques Doublet, Hist. de l’abbaye de Saint-Denis, liv. I, ch. xlv. — Lecros, Hist. de l’abbaye de Saint-Martin. — Du Breul, Antiquités de Paris, p. 433. — Gilbert, Description de Notre-Dame de Paris , p.323. — Rédet, Bulletin du Comité des arts, liv. II, p. 301. — Baron de Saint-Amable, cité par I’abbé Texier, Dictionnaire d’orfèvrerie chrétienne, col. 937. — Martène et Durand, Voyage littéraire de deux bénédictins, liv. II, p. 132, et Deuxième voyage littéraire, p. 4. — Legros, Vie des saints du Limousin, liv. IV, p. 497. — Desmarets, Ephcmérides de la généralité de Limoges, p. 107. — Legros, Invent, du trésor de l'abbaye de Grandmont art. iv. — L’abbé Texier, Diction., à l’art Éloi, etc. HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE aucune ne clevail parvenir jusqu’à nous, si ce n'est une peut-être — et encore son authenticité n’esl-elle rien moins que certaine. On conserve au Cabinet des Médailles une gondole antique en sardonyx, ornée d’une monture d’or, enrichie de pierreries. Cette gondole, que nous repro- duisons ici et qui provient du trésor de Saint-Denis, offre bien des ana- logies avec un vase du même genre monté par saint E loi, mis en gage par Louis le Gros, et dont Suger, qui le racheta pour la somme énorme Indépendamment de ces joyaux exclusivement réservés au service des autels, Éloi exécuta un grand nombre d’autres orfèvreries destinées aux usages c i x ils. « Il confectionnait pour le roi, écrit 'son historien, une quantité d’ouvrages d’or enrichis de pierres précieuses. Il travaillait sans relâche, aidé de Thillo, son serviteur, Saxon de naissance, qui suivit les traces de son maître et mena par la suite une sainte vie. » Thillo devint, en effet, le second abbé du monastère de Solignac, fondé par saint Eloi. Saint Ouen trace un tableau charmant de cette dévote et laborieuse demeure. Le monastère, au lieu de hautes murailles, n’était entouré que par une haie vive, bordée par une rivière poissonneuse et limpide. Une montagne était auprès, qui dominait l’horizon de ses cimes verdoyantes. La campagne, aux alentours, était plantée d’arbres fruitiers. Partout régnait le calme, et la vie paisible que l'on menait à l'ombre de ces vergers bénis semblait un avant-goût de la béatitude céleste. Dans ce pieux monastère, une exacte discipline était rigoureusement observée. 1. « Quod vas, pro preliosi lapidis qualitate, quam integra sui quantitate mirificum, inclusoris sancti Eligii opéré esse constat ornatum, quod omnium aurificum judicio pretiosissimum æstimatur. » Sucer, De administr. sua, dans Duchesne, Hist. franc, script., iv, 349. 2. Jacques Doublet, Hist. de l'abbaye de Saint-Denis, liv. I, ch. xlvi. — D. Millet, le Trésor sacré de Saint-Denis, etc. Gondole en agate provenant du trésor de l’abbaye de Saint-Denis. (Cabinet des Médailles.) de soixante marcs d’argent, parle longuement dans le livre qu’il consacre à son administration 1 . Jacques Doublet donne une descrip- tion minutieuse de celte pièce, qu’il a vue et maniée, et si la concordance n’est pas absolument complète, les analogies sont, du moins, suffisantes pour éta- blir, entre les deux objets, un peu plus qu’un air de famille 2 . L’ ORFEVRERIE MÉROVINGIENNE 69 On y trouvait réunis, clans la crainte du Seigneur, nombre de religieux habiles dans tous les arts et disposés à l’obéissance absolue1. — Que pouvait-on souhaiter de mieux? Cependant, Éloi, au déclin de sa vie, déserta cette incomparable retraite. A la mort de Dagobert (638), le saint orfèvre craignit sans doute de ne pas rencontrer chez un troisième maître cette confiance absolue et la haute faveur dont il avait joui sous les deux règnes précédents. 11 déclara, en conséquence, que désormais il ne voulait plus servir que Dieu seul. Il plaça son disciple et collaborateur Thillo à la tète de l’abbave de Solignac, où l’on continua de fabriquer, sous sa direction, une quantité de beaux ouvrages d’or et d’argent pour la plupart des sanctuaires du royaume, et il obtint de la bienveillance de Clovis II d'être nommé évêque de Tournai et de Noyon. C’est dans cette dernière ville qu'il mourut (663) chargé d’années, en odeur de sainteté, et non sans avoir, avant sa mort, opéré quelques miracles2. Par un juste retour des choses d’ici-bas, lui qui avait exécuté tant de châsses brillantes pour ses futurs collègues du paradis, il fut à son tour enseveli, grâce à la munificence de la reine Bathilde, dans une belle fierte enrichie d’or et d’argent. Ajoutons que jamais saint ne fut plus respectueusement honoré après sa mort, et que jamais orfèvre ne resta plus vénéré par ses confrères. Nous avons dit que jusqu’à la Révolution la fête annuelle de saint Éloi fut célébrée en grande pompe à Noyon. Au cours de l’office, on chantait trois hymnes en beaux vers latins, où sa vie tout entière était racontée. L’auteur de la seconde de ces hymnes faisait même de curieuses allusions aux instruments professionnels et aux outils du pieux artisan. « Son marteau, disait-il, est l’autorité de la parole; son fourneau, la constance du zèle; son soufflet, l’inspiration; son enclume, l’obéissance. » Malleus verbi ratio, Fumax zeli constantia, Foltis est inspiratio, lncus obedientia. 1. Audoenus, Vita sancti Eligii, liv. I, ch. ix, x et xv. — L’abhé Texier, Histoire de l’abbaye de Solignac, Ann. archéol., t. XX, p. t‘25. 2. Un de ces miracles, rapporté par l’abbé Lebeuf ( Dissert . sur l'hist. eccl. et civile de Paris, t. III, p. 49), est relatif à l’art que nous étudions. Il obligea, par les prières adressées à la Vierge, des voleurs qui avaient dérobé les ornements d’or et d’argent qui décoraient le sanctuaire de sainte Colombe, à rapporter ces ornements au lieu où ils les avaient pris. Un autre miracle infiniment plus populaire, et qui donna lieu à une foule de représentations de toutes sortes, ce fut découper la jambe d’un cheval pour le ferrer plus à l’aise, et de ressouder ensuite celte jambe, sans qu’il y parût. C’est à ce dernier miracle, sans doute, qu’il dut de devenir le patron des fcvres (maréchaux et forgerons), bien que rien n’indique qu’Eloi ait travaillé d’autres métaux que l’argent et l'or. 70 HISTOIRE DE L'ORFEVRERIE FRANÇAISE Sa vie avait été pieusement racontée, en excellente prose latine, par s:,int Ouen, son disciple et son ami. Au xme siècle, ses miracles furent célébrés en vers naïfs1, et à la fin du xvie siècle un poète médiocre, Sébastien Rouillard, lui consacra une hymne un peu bien pompeuse et très vite oubliée. Faudroit une lire dorée Qui eust sa tablette azurée; Sur icelle des fds d’argent; Son dos couvert d’orfavrerie ; Chaque cheville en pierrerie Et l’archet de même entregent; O sainct Eloy, prélat insigne! Pour te chanter un los condigne Aux mérites de tes vertus : Toi dont l’Église a tant de gages Et qui admire tes ouvrages D’or et de perles revestus. Enfin n’oublions pas la joyeuse chanson du roi Dagobert, où Éloi joue son rôle de conseiller d’une façon quelque peu burlesque, sans doute, mais qui, à défaut d’un profond respect, témoigne au moins d’une excep- tionnelle popularité. 1. Voir Peignê-Delacourt, le Miracle de saint Eloi, poème dux 111e siècle; Beauvais, in-8°. Enseigne de pèlerinage représentant le Miracle de saint Éloi. CHAPITRE CINQUIÈME D’Oi^fèvrçei^ Carolingienne Les saints orfèvres. La puissance carolingienne et son influence religieuse. L’abbaye de Saint-Gall. — Aix-la-Chapelle et saint Riquier. Le trésor de Conques. — L’A de Charlemagne. — Son tombeau. L’épée et la couronne impériales. Louis le Débonnaire et Charles le Chauve, — La coupe des Ptolémées. Les religieux orfèvres Gauzfredus, Josbert, Theudon et Hansbert. a bienfaisante influence de saint Éloi se fit encore sentir longtemps après sa mort. A son exemple, nombre de prélats s’adonnèrent aux délicats tra- vaux de l’orfèvrerie, sanctifiés par la pieuse pen- sée de faire mieux comprendre aux fidèles la puis- sance du Seigneur, en ajoutant à la magnificence de son culte. Au Nord, saint Bilfrid, en Orient, saint Anastase, chez nous, saint Ebbon, archevêque de Reims, saint Betton, abbé de Sainte-Colombe et plus tard évêque d’Auxerre, saint Angelme, son prédécesseur sur ce siège épiscopal, le bienheureux Perpetuus d’Angers, tous célèbres par de beaux ouvrages, à la confection desquels la tradition veut cju’ils aient pris une participation directe, montrent qu’à défaut de saint Éloi, les orfèvres n’eussent pas manqué de trouver, dans leur profession même, un nombre respectable de saints prélats, pour intercéder en leur faveur auprès de l’Éternel. Cette abondance de patrons n’est pas, au reste, pour nous surprendre. Nous verrons bientôt que la Règle de saint Benoît voulait que chaque monastère formât une manière de colonie capable de se suffire à elle-même. Étant donnée la place que l’orfèvrerie tint toujours dans la célébration du culte, il était naturel que les portes du cloître fussent largement ouvertes HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE aux orfèvres. Or, si l’on veut bien réfléchir que nombre de prélats sortaient de ces monastères et que l’épiscopat constituait alors un premier échelon pour atteindre à la sainteté, on s’étonnera moins du nombre des bienheu- reux intercesseurs que les orfèvres pouvaient invoquer pour appeler les célestes bénédictions sur leur magnifique industrie. Cet essor si remarquable ne s’étendit pas seulement à notre pays. Comme nous l’avons remarqué en tête de cette étude, les destinées de l’Orfèvrerie se trouvent mêlées à tous les événements heureux ou malheureux de l'histoire. Son développement et la destruction de ses oeuvres coïn- cident tour à tour avec la prospérité et le malheur des temps. Quand la France se fut fatiguée de la fainéantise et de la lâcheté de ces derniers Mérovingiens, qui « en la chaïère roïale séoient, la barbe sur le pis (poitrine) et les cheveux espars sur les espaules, monstrant par dehors semblant de seigneurie »; quand la vaillante dynastie carolingienne eut assuré la paix au dedans et porté les armes au dehors; quand Charles Martel eut rejeté les Sarrasins de l’autre côté des Pyrénées; quand Pépin eut assagi les Lombards, et Charlemagne reculé les limites de son empire jusqu’au delà de l’Elbe; les couvents qui s’élevèrent dans ces pays fraî- chement convertis par la toute-puissance du nouvel empereur firent une active propagande en faveur de l’art qui nous occupe, et aidèrent d’une façon singulière à son développement. De ces couvents, le plus célèbre à des titres divers fut celui de Saint- Gall. Ce Solignac des temps carolingiens renfermait toute une colonie de peintres, d’architectes, de sculpteurs et d’orfèvres. Élevé en 828, consacré en 835, il acquit bientôt une universelle réputation, et quelques-uns de ses artistes conquirent un renom qui devait traverser les siècles. Parmi ceux qui s’occupaient de la mise en oeuvre des métaux précieux, on doit citer Inseric, qui enrichit l’église de superbes joyaux et notamment d’un autel d’or; Tancho, qui excellait à fondre et à travailler les métaux; enfin le célèbre Tutilo, dont l’abbé Salomon utilisa le merveilleux talent d’abord pour son monastère et plus lard, quand il fut nommé évêque de Constance, pour la décoration de l’église Sainte-Marie, qu’il gratifia d’une grande croix et d’un autel, tous deux couverts de bas-reliefs en or repoussé et rehaussés de pierres précieuses L Mais ces pieux ateliers n’auraient pu prendre aussi rapidement une extension considérable, si l’autorité royale, demeurée fidèle aux dévotes traditions de la dynastie précédente, n’avait prodigieusement aidé, par son inépuisable générosité, à l’enrichissemenL et à la parure des sanc- 1. Ekkeiiardus, CasuumS. Galli continuât ., dans Pertz, Mon. germ. hist., II, 84 et passim. L’ORFEVRERIE CAROLINGIENNE 73 tuaires. L’imposante et grandiose figure qui domine toute cette époque incarne, en effet, dans sa majestueuse personne, le plus zélé et le plus passionné propagateur de la foi chrétienne. Ce héros légendaire ne se borna pas à convertir Germains, Sarrasins et Saxons à grands coups de sabre. Profondément convaincu que la force matérielle est impuis- sante à réformer les peuples ignorants et barbares, il eut cette lucide vision, d’un esprit absolument supérieur, que le meilleur procédé pour gouverner les hommes, c’est de commencer par les éclairer et les instruire. Aussi, à peine eut-il établi, dans cette agglomération de races et de nations, une sorte d’unité administrative, qu’il s’efforça de renouer le fil rompu de la civilisation ancienne et tenta une première « renaissance » de l’Antiquité. Poursuivant un but longuement médité, il veut que tous ces peuples, hier encore païens, « courbés non seulement sous le joug de son glaive, mais sous celui de la croix, se persuadent de la puissance de leur nouveau maître et de leur nouveau dieu par la vue des richesses que l’un et l’autre possèdent ». Aussi partout se met-on à l’oeuvre. Il élève, avec une magni- ficence inconnue des rois francs, l’église d’Aix-la-Chapelle « de euvre merveilleuse », et celle de Mayence non moins vaste. 11 agrandit et embellit les couvents de Saint-Vandrille, de Corbie, de Fuld, de Saint-Gall. Par ses ordres, Ebron jette les fondements de la cathédrale de Reims, et Angilbert, nommé abbé de Saint - Riquier, rebâtit son monastère. Il ordonne, en outre, aux évêques de son royaume que « toutes les eglyses et abbaïes qui estoient cheues par vieillesce soyent refaites et appa- reillées », et un de ses capitulaires décide que des orfèvres seront installés dans chacune des juridictions de son énorme empire1. Enfin de tous côtés, il fait appel à ceux qui peuvent l’aider dans cette tâche grandiose; et l’impératrice Hélène, l’empereur Nicéphore, Alphonse, roi de Galicie, le pape Adrien lui envoient, à la fois, des artistes et d’admirables présents, dont la valeur initiatrice et didactique sera considérable. Il n’est pas jusqu’aux joyaux du calife Aroun-al-Raschid, qui, malgré leur provenance hérétique, ne servent à enrichir les sanctuaires et ne fournissent des modèles aux orfèvres tonsurés2. A la réalisation de ce plan magistral, à la fois religieux et politique, il applique les dépouilles des vaincus. La campagne d’Espagne avait été particulièrement fructueuse. Le pillage de l’infidèle était action licite, 1. Art à travers les mœurs, p. 179. — Grandes chroniques ; Premier livre des faits et gestes, le fort roy Charlemaine, ch. i. — Capitular. de villis imper., dans Pertz, Mon. germ. hist., III, 184. 2. Les chandeliers envoyés par Aroun-al-Raschid allèrent orner la cathédrale d’Aix-la-Chapelle. Bernier, dans son Histoire de Blois, décrit un hanap merveilleux en cristal de roche monté sur un pied d’argent filigrané d’or, offert par Charlemagne à l’abbaye de la Madeleine, à Chûteaudun, cl qui avail la môme provenance. (Legrand d’Aussy, Vie privée des François, III, 155.) 10 HISTOIRE DE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE œuvre pie; aussi le butin rapporté par l’armée impériale fut-il énorme. Et tant d’autres riçaices eurent, Qu’à paines porter les en purent, Et s’orent esmeraudes fines, Rubins et safirs et sard[o]ines. Ainsi s’exprime Philippe Mouskes en sa Chronique rimée. La plupart de ces joyaux furent appliqués à des fondations pieuses. Il faut lire, dans le livre fidèle du moine de Saint-Denis, l’énumération des sanctuaires élevés par Charlemagne en l’honneur de saint Jacques de Compostelle, qui lui avait, en songe, ordonné de franchir les Pyrénées. Quant aux églises dédiées à d’autres saints, elles étaient, au dire du chroniqueur, « sans nombre parmi le monde ». Tous ces monastères, abbayes, églises étaient en outre richement rentés; car, avec son esprit d’organisation, le grand empereur comprenait merveilleusement que c’était peu de chose que de bâtir des sanctuaires si l’on n’assurait l’existence de ceux qui les devaient desservir. Il prit donc soin de doter églises et abbayes de vastes propriétés. Il leur octroya même des dîmes importantes à prélever sur les bourgs et les villes; et, pour témoigner sa reconnaissance « au boin baron sainct Denys », à qui il attribuait ses victoires sur les Sarrasins, il concéda à son abbaye le franc aleu de toute l’Ile-de-France1. On se figure de quel luxe devaient être parés ces monastères dans lesquels les plus illustres personnages, à l’instar de la reine Radegonde, n’hésitaient pas à venir chercher un repos qu’on était loin de goûter à la cour impériale. C’est ainsi qu’une des sœurs de Charlemagne, celle-là même qu’on dit avoir été la mère de Roland, se retira, après la défaite de Roncevaux, dans une de ces calmes abbayes. De même, un de ses gendres, Angilbert, poète élégant, vaillant guerrier, prudent ministre et l’élève préféré de l'illustre Alcuin, embrassa la vie monastique pour satisfaire à un vœu fait au cours d’une longue maladie. De même, un des petits- fils de l’empereur et roi lui-même, Lolhaire, fatigué du poids de la cou- ronne, trouva dans le cloître un adoucissement à ses remords. Pour juger de la richesse de ces pieux asiles, il faut s’en rapporter aux récits du temps. Seuls ils peuvent nous donner quelque idée des trésors qui les ornaient. Nous avons déjà dit un mot de cette basilique d’Aix-la-Chapelle, qui, selon l’expression du moine de Saint-Denis, était « comme la propre chambre du roi ». Eginhard, l’enthousiaste historien de Charlemagne, 1. Philippe Mouskes, Chronique rimée, v. 8568 et 9608. A L’ORFEVRERIE CAROLINGIENNE 75 nous apprend que son maître gratifia ce sanctuaire préféré d’une quantité de vases d’or et d’argent de la plus grande beauté1. A son exemple, Angilbert, devenu abbé de Saint-Riquier, dota son abbaye d’orfèvreries superbes, et comme il était homme d’ordre, il prit soin, pour l’édification de la postérité, de consigner dans un écrit de sa main la liste des argen- teries dont il enrichit les trois églises de son monastère. Chacune de ces églises possédait un autel de marbre, avec un pare- ment d’or et d’argent, rehaussé de pierres précieuses. Au-dessus de cet autel se dressait un ciborium non moins riche, à la voûte duquel était suspendue une couronne votive en or. Tout autour régnait une sorte de portique, dont les arcades formaient clôture. Aux intrados de ces arcades, pendaient des hanaps et des conques, hanappi et conchœ2, et ce portique achevait de faire de ce bel ensemble une sorte de réminiscence des sanc- tuaires qu’Angilbert avait pu admirer en Italie. Les vases et les meubles destinés aux saints mystères, lampadaires, chandeliers, ciboires, taber- nacles en métal précieux, représentaient un prix considérable. Dans le nombre, on note un grand calice d'or enrichi de pierreries et une nef décorée de bas-reliefs en or. La plupart des livres saints, en outre, étaient garantis par ces pesantes reliures, garnies de plaques d’ivoire et encadrées de lames d’or semées de cabochons, dont la Bible de Charles le Chauve, aujourd’hui conservée à la Bibliothèque nationale, fournit un si remarquable exemple. Enfin, la châsse de saint Riquier, patron du lieu, était recouverte de tables d’argent, et ses portes étaient ornées de pierres précieuses. Cette magnificence d’orfèvrerie se retrouvait, au surplus, dans la plupart des autres sanctuaires. Nous savons que saint Leu célébrait le sacrifice de la sainte messe avec un calice d’or couvert de pierreries3. Quel était, au double point de vue du travail et de l’ornementation, le caractère de ces fastueux objets? Un nombre malheureusement infime 1. Eginhard, Vita et conversatio glor. imp. Caroli Magni, dans Duchesne, Hist. franc, script., II, 102. 2. On peut être surpris de rencontrer ici le substantif hanap, qu’on a pris l’habitude de considérer comme désignant un vase à boire. Ce texte est même particulièrement précieux en ce qu’il permet de caractériser un mot, sur la signification duquel les archéologues sont si loin d’être d’accord, que M. Doüet d’Arcq a pu déclarer qu’il était à peu près impossible « de dire au juste ce que c’était qu’un hanap ». Nous avons expliqué autre part ( Dictionnaire de l’ameublement , 2° édition, t. II, col. 1257) que le hanap n’était pas, à proprement parler, un vase à boire, mais la partie supérieure de ce vase, le récipient hémisphérique qui reçoit le liquide; et que son nom lui venait de hanappier, qui, dans les textes du xn° et du xin0 siècle, signifie la portion supérieure du crûne, laquelle présente la forme d’une coupe, et en servit même chez les Scandinaves et les Germains. Tite-Live, notamment, raconte que le crâne du consul Poslhumius, après avoir été enchâssé dans de l’or, servit, chez les Boïens, poul- ies cérémonies sacrées. Après cette explication, on est moins surpris de trouver des hanaps suspendus autour d’un autel et alternant avec des vases en forme de coquilles, où, portés par des chaînes, ils rem- plissaient sans doute le rôle de lampes, ou de coupes pour brûler des parfums. 3. Grandes chroniques, liv. V, ch. vm. 76 HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE do spécimens parvenus jusqu'à nous va nous l’apprendre d’une façon approximative. Une tradition très ancienne rapporte que Charlemagne, voulant honorer tout spécialement les vingt-trois abbayes les plus importantes fondées par son père et par lui, leur permit de remplacer l’obligation du service militaire par des oraisons dites en faveur de l’Em- pereur; et comme marque visible, tangible de ce privilège, il attribua à chacune de ces abbayes une lettre de l’alphabet, qui devait être figurée sur le portail principal et repré- sentée à l’intérieur par un reliquaire affectant la forme de cette lettre. Or l’église de Conques, petit village situé sur les contins du Rouergue et de l’Auvergne, dernier vestige de l’ancienne abbaye bénédictine de Sainte-Foy, fondée en 371 et res- taurée par Pépin aux frais du trésor royal , possède un reliquaire en forme d’A, et qui de tout temps a porté le nom d'A de Charlemagne. Lorsque notre ami regretté Alfred Darcel se rendit à Conques, pour y dresser l’inventaire du trésor de cette antique église, découverte et sauvée d’une destruction prochaine par Prosper Mérimée, il avait bien présent à l’esprit un passage d’une cer- laine chronique de Conques, appelé le Liber mirabilis \ où il était question de la donation de ce reliquaire en forme de lettre, comme symbole des grands privilèges dont l’abbaye avait été dotée par Charlemagne; mais, à la lecture de son mémoire, il est facile de voir qu’il ajoutait une toi médiocre à cette lointaine tradition. « Jusqu’à preuve contraire, écrivait-il, nous doutons fort de ces faits. Ils nous semblent indiquer un système administratif qui n’était guère de ces époques reculées. » A ses yeux, Conques avait assurément une origine royale ou impériale, puisque l’Astronome, qui vivait sous Louis le Débonnaire, fait figurer son nom parmi les vingt-six monastères fondés ou restaurés par le roi dont il écrit 1 histoire. Mais il aurait voulu d’autres preuves qu’une tra- dition unique, d’autres témoignages moins sujets à partialité que le Reliquaire connu sous le nom d'A de Charlemagne. (Trésor de Conques.) 1. Bibl. Nat. Fonds des Manuscrits, recueil de Doat, nos 143 et 144. Copie faite en 1667 sur le ms. original qui existait alors à Rodez. — Le texte du Liber inirabilis, en ce qui concerne le joyau qui nous occupe, est formel. « Cui monasterio Conchas, primo inter monasteria per ipsum fundata, tribuit lilteram alphabeti A de auro et argento ibi relinquens et suis magnis privilegiis ditans. » L’ORFÈVRERIE CAROLINGIENNE 77 Liber mirabilis. Ces preuves, ces témoignages, aujourd’hui, ne nous font plus défaut. En premier lieu, sur le privilège accordé aux vingt-trois abbayes et sur leur classification d’après les lettres de l’alphabet, il ne saurait y avoir de doute. Philippe Mouskes nous donne leur nom et fait une allusion directe aux lettres qui leur servaient d’estampille : Or vous diroi-je tout premiers, Les noms des XXIII mostiers, Que li boins Caries fist de gré Sor le nombre de l’A Ré Cé. Suit la liste, qui commence naturellement par Saint-Denis, se continue par Saint-Philibert en Poitou (Hermoutier), Saint-Florent-le-Vieil, Saint- Sauveur-de-Charroux. Puis viennent ensuite ces deux vers : Et quant vers France vint adonqes Si funda le moustiers de Conces. Et une fois l’énumération complète, Philippe Mouskes ajoute : Et de trestous aornemens Les aorna, de viestemens Et de rentes et de biaux dons, Pour avoir à Dieu guéredons; Et saintes reliques i mist, Que partout pourkaca et quist ; Et tout si fist il par son gré Sous les Iaitres de l’A Bé Cé, Si qu’el front de cascun eglise A une laitre par devise; Et qui l’estorie en meskeroit Il i alast, s’es i veroit. Nous ne pouvons plus nous rendre au souhait du chroniqueur, mais sur le premier point, et grâce à lui, la lumière semble faite. Quant aux reli- quaires en forme de lettres, M. de Lasteyrie signale dans Y Inventaire du trésor de la Sainte-Chapelle, dressé en 1480, deux pièces d’orfèvrerie en forme d’un M, qui provenaient sans doute d’une abbaye voisine, et une bulle du xne siècle qui fulmine l’excommunication contre les voleurs coupables d’avoir dérobé un reliquaire en forme de C. Dans une des gravures de Guérard représentant le trésor de Saint-Denis au xvne siècle, on distingue très clairement un petit reliquaire en forme d’un M. Enfin M. Darcel lui— même constate qu’une autre lettre existe encore dans le trésor d’une église allemande, dont il ne nous dit pas le nom. Donc, toutes les probabilités se HISTOIRE DE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE * réunissenl pour confirmer la provenance historique de VA de Charlemagne b Mais si la pièce, comme origine, semble bien authentique, par contre, (‘lie csl loin d’avoir conservé sa forme primitive. Un rapide examen suffit, en effet, pour reconnaître que la traverse du bas et les deux personnages qu'elle porlc sont sensiblement plus modernes. Il n’y a donc de vraiment original dans ce curieux objet que les deux rampants et l’espèce d’ombilic mi cristal de roche auquel ils aboutissent ; encore l’étrier à trois branches qui maintient cet ombilic a-L-il été juxtaposé après coup, sans doute pour protéger le cristal de roche. Ainsi qu’on peut en juger par notre figure, les deux moulants, couverts de cabochons d’améthyste, de grenat, d’agate, d'émeraude et de cornaline, avec le champ garni de rinceaux en filigranes striés et aplatis, formant encadrement aux sertissures, ne s’éloignent pas beaucoup, comme système d’ornementation, des procédés usités par saint Éloi et ses disciples. Le trésor de Conques possède un autre reliquaire fait de fragments divers, réunis et appliqués sur une âme de bois. Parmi ces fragments, il est une ou deux pièces ornées de cabochons, de filigranes et de nielles légères qui paraissent dater du même temps que notre A. Mais à leur égard on est réduit aux conjectures, aussi bien du reste que pour les quelques autres argenteries religieuses, dont la tradition attribue la dona- tion au puissant empereur. Pour nous retrouver en face d’objets pré- sentant une apparence d’authenticité plus plausible, il nous faut arriver aux joyaux qui paraient Charlemagne lui-même. C’est une tradition généralement admise, que ce grand prince était d’une extrême simplicité dans son costume. Cette simplicité, toutefois, n’était que relative. Sa tenue, dans les solennelles cérémonies — surtout après qu’il eut reçu la couronne impériale — ne laissait pas d’être magnifique. Selonc la coustume de Rome A hautes fîestes, en la some, Viestoit I viestement à or Plain de pières, jusques al cor, Et caucemente de manières Plainne de préciouses pières, Et d’or avoit rice fermai Tout plain de pières à esmal, Et s’ot couronne d’or trop rise A millors pières qu’en la flse. I. Chronique rimée, v. 3625 et suiv., 3638 et suiv., 3680 et suiv. — Hist. de l’orfèvrerie , p. 94. — Trésor de Conques, p. 29. — Dom Fêlibien, Hist. de l’abbaye royale de Saint-Denis, pl. IV, p. 542. — Piapprocher les reliquaires en forme de M de cette même lettre énigmatique qui ligure sur la façade de l'ancien hôtel de Clisson, et dont on n’a pu fournir aucune explication plausible. L’ORFÈVRERIE CAROLINGIENNE 79 C'est dans ce fastueux appareil qu’à sa mort il fut enseveli dans le caveau d'Aix-la-Chapelle, qu'il avait fait préparer pour lui servir de suprême asile. « A Ais la Chapelle fu son corps posé, en l’eglyse Nostre Dame, qu’il avoit fondée. Purgié fu et embasmé et enoing et empli d’odeurs et de précieuses espices. En un trosne d’or fu assis, l’espée ceinte, le texte des évangiles entre ses mains... Dedens sa couronne, qui à une chaine d’or est attachiée sur son chief, est une partie du fust de la sainte croix. Son sceptre est un escrin d’or que l’apostole Lion sacra et mit devant luy. Si est sa sépulture emplie de trésors et de richesses.1 » Ces richesses ne manquèrent pas de tenter les empereurs d’Allemagne qui lui succédèrent. Le premier qui osa violer cette sépulture fut Othon III. Mais, pris de remords, il se borna à détacher la croix que portait le grand empereur, et quelques fragments de son manteau impérial2. Fré- déric Barberousse n’eut pas de ces scru- pules. Il profita de ce qu’il avait obtenu de l’antipape Pascal la canonisation de Charle- magne, pour faire enlever son corps, par- tager ses ossements, qui furent logés en plusieurs châsses, et mettre la main sur les Epée de Charlemagne. trésors que le caveau mortuaire renfermait. (Trésor de r Empereur d’Autriche.) De ces ornements magnifiques, trois pièces seulement sont parvenues jusqu’à nous : la couronne, l’épée et le reli- quaire. Encore quelques sceptiques archéologues ont-ils cru devoir émettre des doutes sur l’authenticité de ces trois joyaux. On peut cependant suivre leur trace à travers les âges. L’épée et la couronne, confiées par Frédéric Barberousse à la ville de Nuremberg, furent pieusement conservées par elle jusqu’à la fin du xvne siècle, et leur auguste origine faisait si peu de doute, qu’à chaque élection impériale elles étaient solennellement portées dans l’endroit où cette élection avait lieu. Aujourd’hui encore, déposées dans le trésor de l’empereur d Autriche, elles sont l’objet d’une persistante vénération. Le dessin que nous donnons des parties essentielles du glaive nous dispense de plus ample description. Ainsi qu’on en peut juger, il est d’une forme assez primitive, et sa poignée n’égale même pas en élégance les belles 1. Philippe Mouskes, Chronique rimée, v. 2946 et suiv. — Grandes chroniques, VIe livre des fais et gestes le fort roy Charlcmaine , ch. vin. 2. Thietmari chronicon, liv. IV, cité par Labarte, Hist. des arts industriels, liv. I, p. 365. S0 HISTOIRE DE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE W'V* Couronne de la statue de sainte Foy. (Trésor de Conques.) épées de bronze fondues par les Gaulois. Ses deux quillons carrés sont ornés d’émaux cloisonnés; sa fusée ainsi que son fourreau sont enrichis d’un semis de perles, et ce dernier, entièrement revêtu d’or, est orné dans toute sa longueur d’une suite de losanges aux dessins variés1. Quant à la couronne, dont la forme est bien connue, car elle a été maintes fois repro- duite2, elle se compose de huit plaques d’or, cintrées par le haut et réunies par des char- nières. Cette disposition curieuse paraît avoir été générale à cette époque, et même être restée en usage pendant un siècle ou deux. Plusieurs des couronnes de Guarrazar offrent la même particularité. La couronne de fer conservée à Monza, qui servait au sacre des rois d’ilalie et passait pour être un don d’Agilulphe, roi des Lombards au vne siècle, consistait également en une sorte de carcan à articulations. De même pour la couronne qui orne la tète de la sainte Foy du trésor de Conques. Portant direc- tement sur le front, ces plaques n’au- raient pas manqué de le martyriser, si l’on n’avait eu la précaution d’in- terposer entre elles et la tête cou- ronnée une sorte de bonnet ou ddaumusse3. Dans la couronne de Charlemagne, elles sont de dimen- sions inégales. Les quatre plus grandes, semées de cabochons et de pierres taillées en losange, occupent, outre le front et le derrière de la tête, le sommet des deux côtés. Quatre autres, plus petites, alternent avec elles et sonL chargées de figures en émail cloisonné d’un travail qu’on prétend byzantin, bien que des carac- Couronne de Charlemagne. (Trésor de l’Empereur d’Autriche.) 1. Il existe une seconde épée dite de Charlemagne conservée à Nuremberg, mais dont Informe aussi bien que la décoration faite de fleurs de lis indiquent assez qu’elle ne remonte pas au delà du xui° siècle. Lacroix et Serré ont donné une reproduction médiocre de la poignée de cette épée dans leur Histoire de l’orfèvrerie-j oaillerie, p. 46. 2. Notamment, par Villemin, Monum. français inédits, pl. xix. — Louandre, Arts somptuaires. — Lacroix et Serré, les Arts au Moyen Age, et par nous dans l'Art à travers les mœurs. 3. L’aumusse destinée à supporter directement la couronne resta en usage, même après que la disposition que nous venons d’indiquer eut cessé d’être usitée. Un Inventaire de Charles VI (1399) nous apprend que l’aumusse, portée par ce prince sous sa couronne royale, était de velours bleu, L’ORFÈVRERIE CAROLINGIENNE 81 tères latins les accompagnent. Au-dessus de la plaque frontale se dresse une croix d’or chargée de pierreries et de perles, et un arc surbaissé part de cette plaque pour aller buter contre la plaque postérieure. Cet arceau , sensiblement plus récent que le reste de l’ouvrage, porte l’ins- cription : Chuonradus dei gratia romanorum imperator augustus. Il fut vraisemblablement ajouté au corps de la couronne pour le sacre de l’empereur Conrad II (1027). Une autre couronne du même genre, qu’on disait provenir éga- lement de Charlemagne, était, avant 1793, conservée à l’abbaye de Saint-Denis et servait au sacre des rois de France. On trouve dans Félibien1 une image, qui paraît assez exacte, de ce monument fâcheusement détruit. Son poids, suivant l 'Inventaire de 1534, était de dix marcs d’or, dé- duction faite des pierreries. V In- ventaire de 1634 réduisait ce poids à huit marcs cinq onces; ce qui prouve qu’entre ces deux dates ce curieux joyau avait été en par- tie remanié. La valeur des pier- reries était expertisée à 60,000 li- vres. Comme les couronnes dont nous venons de parler, celle-ci était formée par un riche ban- deau â articulations, surmonté de fleurs de lis. Ces dernières, bien que fort anciennes, ne devaient guère être antérieures, toutefois, aux premiers des Valois. En môme temps que cette couronne, Dom M. Félibien a pris soin de faire graver un reliquaire conservé dans ce même trésor de Saint-Denis Reliquaire dit Oratoire de Charlemagne, d’après la gravure de N. Guérard. (Histoire de l'abbaye de Saint-Denis , par Dom M. Félibien.) séparée par une croix en quatre parties, et semée « en chascun quartier de seize étoiles d or ». Lorsque Philippe le Bon, comme premier prince du sang, plaça la couronne sur le Iront de Louis XI, « le duc de Bourgogne, écrit Chastellain, luy assist en teste son bonnet et puis print la couronne précieuse et riche, et levant en hault à deux mains afin que tout chascun le veist, la sousting ung peu longuement au-dessus de la teste du roy, et puis après che faict, lui assist bien doulchement au chef, criant à haulte voix : Vive le roy. » 1. Dom M. Félibien, Hist. de l'abbaye royale de Saint-Denis, pl. iv, p. 5',<2. Peut-être ccttc cou- ronne était-elle la même que celle offerte ù l’abbaye par Charles le Chauve, et dont nous parlons plus loin. 11 HISTOIRE DE L'ORFEVRERIE FRANÇAISE sous le nom d 'Oratoire de Charlemagne. Formant un curieux édicule à trois étages entourés d’arcades en plein cintre, ce reliquaire n’était « qu’or, perles et pierreries ». — « Sur le haut, ajoute Félibien, est représentée une princesse que quelques-uns estiment être ou Cléopâtre ou Julie fille de Tito. » La gravure assez mauvaise, que nous reproduisons, nous laisse voir qu'il s’agit là d'un camée. Enfin, toujours sur celte même planche, on aperçoit dans l’ombre une épée qu’on disait aussi provenir de Charlemagne. Ce doit être celle à pommeau et quillon d’or que le Louvre conserve aujourd’hui, avec l’indication qu’elle servit jusqu’à la Révolution pour le sacre des rois. Cette épée semble être postérieure d’un siècle au moins à la date que Félibien lui assigne1. Four en finir avec Charlemagne, il nous faut encore parler du reli- quaire que le grand empereur portait à son cou — reliquaire qui con- tenait, avec un morceau de la Vraie Croix, une épine de la Sainte Couronne. — Ce joyau, trouvé lors de l’exhumation de 1169, avait été con- servé, si l’on en croit la tradition, par le clergé d’Aix-la-Chapelle. En 1804, c’est-à-dire juste mille ans après la mort de Charlemagne, il fut offert à Napoléon Ie1'. « Le bourrelet qui forme le tour de cette pièce curieuse, écrit M. Fontenay, est orné de filigranes assez grossièrement traités, formant des méandres autour de pierres ovales ou carrées. Celles-ci sont simplement percées de part en part et retenues par une goupille. L’épaisseur en est garnie de quinze pierres de même nature retenues dans des chatons droits. Le saphir qui forme le centre est faiblement coloré et transparent. Il laisse entrevoir le bois de la croix et le fil qui le tient. Il est serti par vingt-six griffes ornées chacune d’un grain d’or2. » Somme toute, pour un aussi grand prince, c’était là, au point de vue de l’art, de médiocres bijoux. Le seul progrès réel que l’orfèvrerie marque dans ces ouvrages fameux au point de vue historique, c’est — dans la décoration — l’emploi encore timide et incertain de la figure humaine, que saint Éloi et ses contemporains paraissent avoir proscrite ou au moins dédaignée. Quant à cette fastueuse argenterie de table, dans laquelle l’empereur déclarait être journellement servi, « hanas d’argent, coupes, qui sont d’or fin, justes3 », etc., il ne nous en est rien resté, non plus (pie de ces fameuses tables d’or et d’argent où se trouvait représentée la cosmographie de l’univers, joyau auquel le grand empereur attachait un prix tout spécial, et dont les annales de Saint-Berlin parlent avec une admiration persuasive4. 1. Cette épée figure sur un portrait de Louis XIV exécuté par Rigaud et dont il existe une copie au musée de Tours. 2 Fontenay, Bijoux anciens et modernes, p. 186. 3. Pu. Mouskes, Chronique rimée, v. 5476. 4. Ces tables furent brisées par Lothaire, qui en distribua les morceaux à ses partisans. L’ORFÈVRERIE CAROLINGIENNE 83 Si l'on en croit les historiens, l’élan donné à l'art de l'orfèvrerie par Charlemagne ne se ralentit pas sous ses successeurs immédiats. Son fils Louis, que ses contemporains surnommèrent « le Pieux » et que la postérité connaît mieux sous le nom de « Débonnaire », ne se montra pas moins libéral envers l’Église que ne l’avaient été les rois ses prédécesseurs. Sa dévotion se révéla aussi active, aussi généreuse, et son biographe anonyme ainsi que le moine de Saint-Denis nous ont conservé la longue liste des abbayes qu’il fonda, des églises qu’il releva ou agrandit, des sanctuaires qu'il gratifia de ses largesses1. 11 semble même que sous son règne l’orfèvrerie française ait brillé d’un éclat d’autant plus vif qu’une nuit plus opaque régnait sur le reste de l’Europe. Du moins le soin qu’Ermold le Noir apporte, dans ses vers, à énumérer les vases d’or et d’argent que Louis le Débon- naire offrit au pape Étienne IV, son admiration notamment pour deux coupes d’or, enrichies de pierreries ; la profonde reconnaissance que le roi de Danemark témoigna pour le don de bijoux que l’Empereur lui fit à la suite de son baptême; le respect avec lequel l’église de Ravenne conserva, pendant plusieurs siècles, un calice d'or que le lils de Charlemagne envoya à son évêque; enfin le fait que le patriarche de Grado expédia en France des pierres précieuses et de l’or pour la confection d’un ciboire, semblent prouver que notre orfèvrerie nationale jouissait à cette époque d’une réputation fort étendue2. A son lit de mort, Louis le Pieux appela autour de lui les grands officiers de la Couronne, ses chambellans et ses ministres. Il ordonna qu’on dressât un inventaire de tous ses joyaux, « en quelque chose que ce fust : en escrins, en or, en couronnes, en pierres, en armes, en livres, en vaisseaux, en draps de soie ou en ornemens d’églyses », dans le but de répartir entre les pauvres, les abbayes et les couvents, loules ces richesses auxquelles il lui fallait dire un adieu éternel3. Charles le Chauve, son fils préféré, qui devait, après de nombreuses vicissitudes, lui succéder à l’Empire, s’il ne se conforma pas tout d’abord 1. Voir Vita Ludovici pii, Caroli magni filii, et dans les Grandes chroniques, les Gestes du débon- naire roy Loys, ch. vi. 2. Ermoldi Nigelli carmina, liv. II et IV, dans Pertz, Mon. germ. Iiist., t. II, p. 487, et V, p. 508. I* abri, le Sagre memoric di Ravenna antiqua, p. 20. — Carlo Antonio Marino, Storia civile e poli- tica del commercio de' Veneqiani, liv. IV, ch. vin . — Labarte, Hist.des arts industriels , liv. I, p. 368- 3. Grandes chroniques : les Gestes du débonnaire roy Louis, ch. xxiv. S4 HISTOIRE DE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE au désir paternel, n’en fut pas moins, par la suite, « large aumosnier aux povres et aux églyses ». 11 envoya, lui aussi, à Rome une foule de joyaux précieux, parmi lesquels figuraient des couronnes votives, pareilles sans doute à celles de Guarrazar1. En France, l’abbaye de Saint-Denis eut particulièrement à se louer de sa générosité. « Tant lui donna joyaus et saintuaires, rentes et pensions confirmées par chartes, écrit le chroniqueur, que ce n’estoit si merveille non. » La liste de ces « joyaus et saintuaires » nous a été conservée et mérite qu’on la copie. « Si donna il un riche autel portrais de marbre pourfire tout carré, qui siet sur quatre petits pieds, et mist au front devant, le bras de saint Jacques l’apostole, frère Nostre- Seigneur. En la dextre partie enclost le bras [de] saint Estienne, le martyr, et au sénestre costé le bras [de] saint Vincent. Et pour la raison de ces Irois saintuaires, qui dedans sont scellés et enclos, fu il appelé l’autel de la Trinité. — Après donna laïens le hanap [de] Salomon, qui est d’or pur et d’esmeraudes fines et fins granes, si merveilleusement ouvré que dans tous les royaumes du monde oneques ne fu œuvre si soubtille. — Avec ce, donna laïens une grant croix de fin or, qui est divisée en quatre parties et est ornée de grant plenté de fines pierres prétieuses, et, aux quatre chiefs de cette-ci, sont scellées et encloses soubtilement prétieuses reliques des corps saints, en châsses soubtilement ouvrées2. — Avec ce donna un autre grant vaissel d’éleutre3, si est aorné au milieu et tout alentour de grant plenté de sardeines et granes. — Avec cela, donna un merveilleusement riche joïel, si riche et si prétieux qu’à peine le pourroit on aprisier, tout faict de saphirs, 1. L’usage de ces couronnes était encore dans toute sa force. Il empruntait une grande impor- tance à ceux qui en faisaient l’envoi, car seuls les rois ou princes indépendants avaient le droit de faire de ces offrandes, qui semblaient un hommage de leur pouvoir à Dieu ou à ses saints. De là le nom de regnum sous lequel on les désignait et que le moine Sigebert de Gembloux se charge de nous expliquer. « Glodoveus rex rnisit Romæ sancto Petro coronam auream cum gemmis, quæ regnum appellari solet. » ( Chronic . Sigeberti monachi, ad ann. 510.) Après Clovis, Charlemagne gratifia l’église Saint-Pierre de Piome d’une couronne d’or enrichie de perles et qui pesait 45 livres. Léon III, à son exemple, dota quatre églises de présents semblables, mais d’un poids inférieur, et par conséquent d’une valeur moindre. L’historien des papes, Anastase, inventorie un nombre considérable de dons du même genre, faits par Grégoire IV, Serge II, Léon IV, Benoit III, aux églises de la ville éternelle. C’est vraisemblablement dans ces couronnes qu’il faut chercher l’origine des couronnes de lumière, qui devaient, par la suite, suivant l’expression de saint Bernard, se transformer « en véritables roues ». 2. Dow Michel Félicien ( Hist . de l’abbaye royale de Saint-Denis, pl. IV, p. 542) donne un dessin de cette croix foule en or et couverte de pierreries que nous reproduisons à la page suivante. 3. On a longuement discuté sur ce métal sans que les éminents archéologues qui ont pris part à ces mémorables débats aient beaucoup éclairci la question. De textes recueillis par Du Gange, il résulte que le nom d’électre fut, au Moyen Age, donné à des métaux composés et qu’il fut confondu avec le laiton. Cela n’a pas empêché MM. Labarte et de Lasteyrie d’échanger à ce sujet de savants articles. On lira avec intérêt : l'Électrum des anciens est-il de V émail? par F. de Lasteyrie. — Quel nom l'or émaillé a-t-il reçu des Grecs? par Jules Labarte, et surtout la savante dissertation publiée par M. Rossignol, en appendice à son curieux livre : les Métaux dans l'Antiquité. L’ORFEVRERIE CAROLINGIENNE 85 de rubis, d’esmeraudes et d’autres manières de pierres enchâssées d’or... — Avec ce, donna cinq paires de tiextes d’évangile, soubtilement ouvrés d’or et de pierres prétieuses, et si rendit (offrit) aux martirs sa grant couronne impériale qui est pendue aus grans festes devant le maistrc- autel avec les couronnes des autres rois1. » En se montrant aussi généreux pour le sanctuaire de prédilection des mo- narques français, Charles le Chauve ne faisait, au sur- plus, qu’acquitter une dette de recoimaissance. Au temps où son frère Lothaire pré- tendait à l’entière succession de Louis le Débonnaire, les moines de Saint-Denis, pour qu’il pût faire valoir ses droits, lui avaient prêté une partie de leurs joyaux. Cette libéralité était donc une sorte de restitution. Malheu- reusement, de toutes ces richesses condamnées par la fatalité à promptement disparaître, il ne nous est resté qu’un de ces teixtes ou reliures dont parle le chro- niqueur. II enveloppe le beau livre conservé à la Biblio- thèque nationale sous le nom d’ « Évangéliaire de Charles Croix en or donnée pai' charles le Ghauve c ( à l’abbaye de Saint-Denis, d’après la gravure de N. Guépard, le ChâUVe ». 1 OUI tout le (Histoire de l'abbaye de Saint-Denis.) reste, c’est-à-dire pour ceux J de ces beaux objets qui n’avaient pas été antérieurement détruits, ils furent fondus en 1793 par ordre de la Convention, qui, soucieuse pourtant des tré- sors d’art de la France, ne parut pas soupçonner l’intérêt capital qui s’atta- chait à ces orfèvreries historiques, et par conséquent doublement précieuses. 1. Grandes chroniques. Gestes de l'empereur Charles le Chauve, ch. xiv. — Legrand d’Aussy, Vie privée des Français, liv. III, p. 155. 86 HISTOIRE DE L'ORFEVRERIE FRANÇAISE Il importe de constater, toutefois, qu’au cours des siècles plusieurs de ces coûteux ouvrages avaient subi des remaniements et des adaptations, qui les avaient singulièrement dénaturés. Dans le recueil consacré à ses actes administratifs, Suger nous apprend qu’il transforma le triptyque de la Trinité en un retable qui fut élevé derrière le maître-autel. Lui-même — bien qu’il n’hésitât pas à qualifier de barbares les artistes qui avaient confectionné ce monument d’orfèvrerie — s’émerveillait de sa somptuo- sité, et son étonnement, au surplus, paraît assez natu- rel, si l’on remarque que la seule énumération des pierres précieuses dont cet autel était orné n’occupe pas moins de quatorze pages dans la copie de l’inventaire de l’abbaye1. Parmi les joyaux, trop rares, hélas ! conservés alors à Saint-Denis, et qui sont parvenus jusqu’à nous, il en est un qui mérite une men- tion toute spéciale, non seulement parce qu’il passe pour avoir été offert à son église préférée par Charles le Chauve, mais encore parce qu’il constitue un objet de la plus respectable antiquité et du plus haut prix. Nous voulons parler de la canthare fameuse dite coupe des Ptolémées, qu’on peut voir aujourd’hui au Cabinet des Médailles. Ce vase, en sardonyx orientale, est orné de deux anses prises dans la masse même de la pierre, et décoré de reliefs assez hauts, représentant des sujets bachiques. La tradition rapporte que Charles le Chauve, voulant transformer cette canthare en calice, lui fit adjoindre un pied d’orfè- vrerie. Lu décret de l’Assemblée nationale ordonna, en 1790, son dépôt à la Bibliothèque nationale. On pouvait dès lors la croire sauvée. Elle Évangéliaire de Charles le Chauve. (Bibliothèque nationale.) 1. Suger, Liber de rebus in administr. sua gestis, dans Duchesne, Hist. Franc, script., liv. IV, p. 346. — Invent, du trésor de l'abbaye de Saint-Denis, ms. arcii. nat. LL 1327, §§ 157 et s. L’ORFÈVRERIE CAROLINGIENNE 87 échappa en effet aux refontes de 1793; mais, volée en 1804, quand elle fut retrouvée en Hollande, la monture avait disparu1. Faut-il ajouter que l’abbaye de Saint-Denis ne fut pas seule alors enrichie de belles orfèvreries? En dépit des guerres terribles qui signa- lèrent la seconde moitié du ixe siècle, des invasions normandes, du double siège de Paris, de la prise de Rouen, Chartres, Sens et Clermont, du sac d’Évreux et des guerres qui dévastèrent l’Ile-de-France et la Bour- * gogne jusqu’à la Loire, nombre de prélats purent, grâce à la bienveil- lance royale et à la générosité de leurs ouailles, décorer leurs églises d’argenteries d’une étonnante somp- tuosité. Ebbon, évêque de Reims, et son successeur Hincmar dotèrent leur cathédrale de vases sacrés d’une très grande valeur, et de beaux ouvrages exécutés par le célèbre Rumald2. Autels recouverts de plaques d’or repoussé et ciselé, grandes croix d’argent et d’or rele- vées de pierres précieuses, châsses couvertes de lames d’argent pour recevoir le corps de saint Rémi, tout fut prodigué pour l’ornement des deux églises principales de la vieille et célébré cité. Un détail fera juger de la richesse de ces joyaux : un grand calice d’or du plus remarquable travail rehaussé de pierres fines suffit à racheter la ville du pillage des Normands3. A Auxerre, Abbon, suivant l’exemple du libéral Hincmar, donnait I. Il existe heureusement plusieurs gravures de c.ctte monture, celles notamment que donnent Félibien dans son Histoire de l’abbaye de Saint-Denis , et Montfaucon dans son Antiquité expliquée. Le pied ajouté à cette admirable gemme portait un distique latin. Hoc vas, Christe, tibi mente dicavit Tertius in Francos regmine Karlus. « Ce qui nous apprend, dit Félibien, que ce précieux vase a été donné autrefois à l’église Saint- Denis par Charles III* du nom, c’est-à-dire Charles dit le Simple (898-929), ou l’empereur Charles le Gros (888), ou enfin Charles le Chauve (877), que l’on trouve quelquefois qualifié Charles III, comme on voit par une charte de l’abbé Suger. » (Félibien, Hist. de l'abb. royale de Saint-Denis, p. 542.) 2. Ce Rumald, « serf habile dans l’art de travailler les métaux », avait été donné à Ebbon par Louis le Débonnaire. La donation fut scellée de l’anneau royal. (Flodoard, Hist. rem., liv. II, ch. xix. — Texier, Dictionnaire d'orfèvrerie, sous Ebbon.) 3. Tarbé, Trésor des Églises de Reims, p. 190. — Labarte, Hist. des arts industriels, t. I, p. 373. Canthare antique dite Coupe des Ptolémées. (Cabinet des Médailles.) SS HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE à l’église Saint-Étienne une croix d’or de toute beauté, et n’ayant pu achever de décorer d’un retable recouvert d’or et de pierreries l’autel principal, il assura par son testament les fonds nécessaires pour que Cette merveilleuse parure pût être achevée après sa mort. Peut-être est-ce ce bel ouvrage que les chanoines Bernelin et Bernuin parvinrent à mener à bonne lin, car de pareils monuments ne se recommencent pas deux fois en un siècle1. Un autre dessus d’autel non moins précieux fut donné à la même église par l’archevêque Sevin, et fut fondu pour faciliter l’achèvement de l'église de Saint-Pierre le Vif, monastère situé aux portes de Sens. Au xe siècle, les prélats de Sens et d’Auxerre continuèrent les traditions d’Abbon et de Sevin, comme à Reims les évêques Foulques, Hervée et Adalbert suivirent les exemples d’Abbon et d’Hincmar. Partout, du reste, les princes aux consciences inquiètes se montraient généreux. Il n’est pas jusqu’au terrible Rollon qui, une fois converti, n’ait prodigué de grands biens aux églises de Rouen, de Bayeux, d’Évreux, de Saint-Denis, de Jumièges. Partout les prélats riva- lisaient d’ardeur et de dévouement pour parer leurs sanctuaires. Seulfus, archevêque de Reims (f 925), faisait hommage à la Vierge d’un grand calice d’or enrichi de pierreries et ne pesant pas moins de dix livres. Guillaume, abbé de Saint-Bertin, près Saint-Omer; Bodin et Gausmar, abbés de Savigny, dans le diocèse de Lyon; Abbon, abbé de Saint- Benoît-sur-Loire, dotaient leurs églises de croix, de calices, de couronnes d’or et d’argent. Parlant de ce dernier prélat, qui obtint d’être rangé au nombre des saints, Aimoin écrit : « Son prédécesseur Oyboldus avait com- mencé l’exécution d’un retable en or pour l’autel de la sainte mère de Dieu : Abbon le conduisit jusqu’à sa perfection. 11 fit augmenter deux autres autels voisins revêtus d’argent, et pour être bref, six autres autels de son monastère reçurent un brillant revêtement de ce même métal...; la clôture de bois placée autour du tombeau de saint Benoît se couvrit également de revêtements métalliques, sur lesquels l’art du ciseleur retraça les miracles de ce maître chéri2.» Ces beaux ouvrages furent exécutés sous la direction d’un moine de l’abbaye, nommé Gauzfredus, très expert en ces sortes de travaux. Il n’est pas le seul de ces pieux ouvriers, dont le nom nous ait été conservé. Nous pouvons citer encore Josbert, moine de Saint-Martial, de Limoges; Theudon, qui appartenait à l’église Saint-Pierre de Chartres, et le 1. Cet autel fut fondu en 1760, par ordre de Louis XV, pour subvenir aux frais de la guerre et aux nécessités de la Cour. Du Sommerard nous en a conservé l’image, d’après un dessin de Lambinet, peintre de Sens, au xvme siècle. (Voir les Arts au Moyen Age, album, IXe série, pl. xm. Voir aussi, au sujet de ces beaux ouvrages, Emeric David, Hist. de la sculpt. au Moyen Age, p. 59.) 2. Flodoard, Hisi. rem. eccl., liv. IV, ch. xix. — Aimoin, Vita B. Albonis dans les Act. S. Bened., 1. VIII, p. 46. Pl. VII HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE. STATUE DE SAINTE FOY I>r t/c. / ey/ctxc t/c GmÿiiMJ. L'ORFÈVRERIE CAROLINGIENNE 89 bénédictin Hausbert, auteurs d’orfèvreries considérables et célèbres à leur époque. Malheureusement, leurs œuvres ont disparu; et pour nous faire une idée de leur valeur esthétique, il ne nous reste pi us guère que le calice, la patène et l’évangéliaire de saint Goslin, évêque de Toul (922-962), que possède la cathédrale de Nancy, le petit reliquaire de Beaulieu (Corrèze) et la curieuse statue de sainte Foy conservée à Conques. Le calice de saint Goslin, dont nous donnons ici une fidèle reproduction, est en or. Il est décoré de filigranes et de cabochons entremêlés d'émaux, et ne me- sure pas moins de 0m,15 de haut sur 0m,12 de diamètre. La reliure de l’évangéliaire n’est pas moins riche. Elle est pareillement ornée de filigranes et de cabochons, enca- drant l’image de la Vierge et du Christ entourés des évangélistes1. On trouvera une image du reliquaire de Beaulieu à la fin du présent chapitre. Comme on en pourra juger par notre gravure, c’est une œuvre assez modeste, de forme étrange rappelant celle d’un bénitier portatif ou d’un tronc à aumônes, ou encore d’une lanterne. Nous aurons également occasion de dire quelques mots d’une curieuse statue de la Vierge que possède cette même église de Beaulieu, et qui doit remonter à l’époque carolin- gienne. Quant à la statue de sainte Foy, bien que postérieure d’un certain nombre d’années aux joyaux que nous venons de signaler, non seulement elle n’est ni moins intéressante, ni moins précieuse, mais elle mérite, au contraire, une mention toute spéciale. Bernard, écolâtre d’Angers, qui écrivait en l’année 1010, affirme avoir vu transporter en grande procession, à Conques, cette statue d’or qu’il qualifie : A lajestatem sanctœ Fidis. L’histoire de sainte Foy est connue. Le martyre de la vierge d’Âgen, raconté en détail dans un des plus beaux manuscrits français que possède la Bibliothèque nationale, y est même figuré en une délicate miniature, au moment où la colombe apporte une Calice de saint Goslin, évêque cle Toul. (Cathédrale de Nancy.) 1. Cette reliure a été publiée dans le Bulletin monumental, t. XII, p. 507. 12 90 HISTOIRE DE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE couronne d’or à la sainte, liée par des chaînes et déjà étendue sur le gril. Ses ossements, épargnés par le l'eu, furent pieusement recueillis et conservés dans sa ville natale jusque sous le règne de Charles le Simple (893-928). A cette époque, le corps fut enlevé furtivement — furtim sublatum , suivant l’euphémisme du Liber mirabilis — et transporté à Conques, dont le monastère fut dès lors placé sous le vocable de sainte Foy1. La statue- reliquaire qui, plus tard, vint pompeusement rejoindre le corps de la vierge martyre, doit donc être antérieure d’un certain nombre d’années à la translation de celui-ci et remonter, par conséquent, au règne de Charles le Simple, et non à celui de Charles le Chauve, comme M. Darcel l’a écrit par une erreur facile à rectifier2. Quoi qu’il en soit, cette statuette d’or de grande taille (elle mesure 0m,85 centimètres de hauteur), avec son visage modelé à larges plans, ses cheveux enroulés en bour- relets, ses grands yeux blancs à la prunelle bleue et au regard quelque peu sauvage, avec sa rigidité grave et sa symétrie hiératique, constitue une des plus étranges figures qu’on puisse contempler et un des morceaux d’orfèvrerie les plus curieux qu’on connaisse. Cette oeuvre exceptionnelle ne nous est malheureusement pas parvenue intacte. Mais, contrairement à ce qui se produit le plus généralement, au lieu de suppressions, ce sont des adjonctions qu’elle a subies. Guidées par une dévote intention — sur laquelle nous nous expliquerons dans un instant — des mains à la fois pieuses et barbares ont semé sur la robe de la sainte des pierres montées et des plaques d’origine diverse, agré- mentées, elles aussi, de pierreries. Sur ses genoux on a cloué des fragments de ceinture chargés de chatons et d’émaux translucides. L’agrafe qui retient le collet de la robe est un bijou du xve siècle. Les mains pourraient bien être du même temps. Les chaussures et l’escabeau qui porte les pieds semblent être également d’une époque relativement moderne. Quant au fauteuil, dont nous donnons ci-contre le détail, il nous fournit un renseignement d’un prix inestimable sur le mobilier d’apparat de la période carolingienne. C’est bien ainsi qu’on imagine les trônes somptueux, faits, comme celui de Chlotaire, des métaux les plus précieux, rehaussés de cristaux de roche, de cabochons et de pierres taillées, sur lesquels devaient prendre place ces rois et ces empereurs restés à demi sauvages, malgré leur prétention de continuer les traditions de la Rome impériale. A tous ces titres, la statue de sainte Foy peut donc être regardée 1. Mabillon, Annales ord. S. Benedicti, I. IV, à l’année 1010. — Vincent de Beauvais, Miroir historial, ms., liv. XI, î'ol. 85. — Darcel, le Trésor de Conques, p. 56. 2. Le Trésor de Conques , p. 48 et 49. L’ORFÈVRERIE CAROLINGIENNE 91 comme un monument d’orfèvrerie d’une importance exceptionnelle et d’un prix inestimable. Arrivons maintenant à l’explication de ces ornements ajoutés, qui gâtent un peu l’aspect de cette précieuse figure. Nos ancêtres du Moyen Age, quoique bien pourvus en joyaux de prix, s’arrangeaient cependant de façon à pouvoir faire servir ceux qu’ils possédaient, dans toutes les occasions solennelles. Aussi se gar- daient-ils de les immobiliser en une parure unique. Suivant les besoins ou les caprices du moment, les pier- reries passaient de la couronne aux souliers; du vêtement aux vases à boire; de la vaisselle de table aux vases sacrés1. De là l’habitude de faire monter en chatons les pier- reries qu’on possédait, de là aussi cette multitude d’enseignes, d’affi- quets, d'émaux de plique qu’on ren- contre presque à chaque page dans les anciens inventaires. Quand un grand seigneur, ou même quand un magistrat ou quelque riche bourgeois voulait honorer un saint, un des moyens les plus appréciés de lui témoigner sa dévo- tion, c’était de lui offrir quelque dis- pendieux présent d’argenterie ; et nous avons vu les rois de France, les princes et les prélats recourir souvent à ce procédé magnifique. Mais ces coûteuses offrandes n’étaient point à la portée de tout le monde; aussi les moins fortunés se bornaient-ils à présenter à la sainte figure quelqu’un de ces affiquets, de ces chatons, et à demander que cette sorte d’ex-voto demeurât attachée à l’image, au reliquaire, à la châsse que l’on prétendait particulièrement honorer. De là un nombre assez considérable d’adjonctions, d’ornements soudés ou cloués, témoignant assurément d’une grande piété, mais, dans le cas qui nous L Un inventaire de Charles VI, daté de 1399, nous apprend qu’en 1391 on ôta d’une couronne d or celle sans doute qui, dix ans plus tôt, avait servi pour le sacre du roi — 110 perles qui furent livrées à Chariot Poupart, argentier, pour la façon « de certains pourpoins et joyaux qu’il fict faire pour le roy, pour son voyage de Saint-Omer, où le roy d’Angleterre devoit estre en personne ». 92 HISTOIRE DE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE occupe, nuisant quelque peu à l’aspect général de la statue vénérée. Cetle curieuse statue de sainte Foy n’est pas — hâtons-nous de le constater — le seul objet de ce genre, qui nous soit parvenu paré d’une décoration d’emprunt. Sans compter un grand nombre de reliquaires qu’on a cru devoir compléter à une époque postérieure, comme celui de Jaucourt, reproduit ici même et dont la partie principale, fort ancienne, remontant selon toute probabilité au xe ou au xie siècle, a été, trois ou quatre siècles plus tard, gratifiée d’un élégant support, consistant en deux anges Reliquaire de la vraie croix, église de Jaucourt (Aube). agenouillés, on peut citer plusieurs pièces d’orfèvrerie qui furent, par la piété des fidèles, ornées de véritables bijoux. Le buste de sainte Valérie que possède l’église de Chambon est ainsi décoré d’un collier formé de médaillons, chargés d’armoiries et alternant avec des pierres fines, qui constitue une adjonction du même genre. L’histoire nous apprend que la reine Emma, fille du duc Robert de France et épouse du roi Raoul, pour témoigner de sa dévotion à saint Germain d’Auxerre, attacha à son tombeau des colliers et joyaux, où se voyait le nom de saint Éloi1. Lorsque Suger eut achevé la croix d’or magnifique qu’il dressa entre l’autel de saint Denis et le tombeau de Charles III, pour honorer cette croix, il la para d’un riche collier que la tradition disait être celui de la reine Nantilde, femme de Dagobert; et pour que le patron de sa chère église ne fût pas jaloux de cette générosité, il passa au cou de sa statue un autre collier, qui égalait le premier en beauté et le surpassait en valeur. 1. Du Sommerard, les Arts du Moyen Age, t. V, p. 256 L’ORFEVRERIE CAROLINGIENNE 93 Mais aucun joyau sacré ne fut peut-être, sous ce rapport, plus favorisé que la fierte ou châsse de saint Romain, à Rouen. Ce reliquaire fameux était, en effet, chargé d’une foule d’anneaux, de cachets, de bijoux offerts ou légués par de pieux donateurs. Un inventaire de 1555 ne décrit pas moins de vingt-huit joyaux de ce genre attachés à la châsse vénérée, et le dépouillement attentif des archives rouennaises a permis de relever, dans un certain nombre de testaments provenant de chanoines, de prêtres et d’officiers ^le la cathé- drale, des passages comme ceux-ci : « Je lesse mon signet à mectre à la fierte [de] M. saint Romain et cinq solz pour le faire attacher à ladite fierte. — Je laisse pour être attachée à la châsse de saint Romain, une croix d’or vieille fachon, où il y a quatre rubis de petite valleur. — Je donne à la fierte saint Romain une verge (anneau) d’or où il y a un diamant enchâssé en façon de poincte. » Cette curieuse coutume se continua au moins jusqu’au milieu du xvie siècle, car François Ier visitant, à Reims, le tombeau que Robert de Lenoncourt — alors abbé de Saint-Rémi, plus tard archevêque d’Embrun et cardinal — venait de faire élever au patron de son abbaye, laissa tomber un anneau qu’il portait sur son gant, et, comme on le lui restituait, il ne voulut jamais le reprendre; mais, pour honorer le saint, il ordonna que cet anneau lut attaché en sa présence à la châsse qui renfermait ses reliques1. Pour bien juger la sainte Foy de Conques, il faut donc faire abstraction des ornements de rapport qui « l’embellissent ». L’intérêt qu’elle présente s’en augmentera d’autant. Ajoutons que cet intérêt est surtout consi- dérable, parce que cette pièce d’orfèvrerie nous montre, pour la première fois, la traduction en métal précieux, par un artiste français, d’une figure humaine exécutée en ronde bosse. Jusque-là les morceaux les plus importants sur lesquels il nous était permis d’asseoir un jugement, alors même qu’ils présentaient — comme la croix de Lothaire conservée à Aix-la- Chapelle, ou comme la Bible de Charles le Chauve — des bas-reliefs en ivoire, des i n Lai lies ou des camées, n’essayaient de provoquer aucune illusion sur la provenance exotique de leur riche parure. Aucune erreur, sur ce Vierge et son enfant. Église de Beaulieu (Corrèze). 1. M. A. Deville, Notice sur la châsse de saint Romain. — Texier, Dict. d'orfèvrerie religieuse, sous Fierte. 94 HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE point, n’était possible et la préoccupation de l’orfèvre, dans ces œuvres coûteuses, était bien plus d’ajouter par la quantité des pierres et des filigranes à la magnificence de l’objet, que d’ordonner avec art sa composition ou de rechercher la pureté de la forme générale. Avec la figure de sainte Foy, d’autres idées se font jour, qui vont pousser l’orfèvrerie en une voie nouvelle. Dans ce curieux joyau, ces idées s’affirment même d’une façon absolument magistrale. Cette statuette, en effet, est infiniment supérieure à celles, du reste extrêmement rares, qu’à tort ou à raison on attribue à la même époque. Elle surpasse la Vierge de Beaulieu notamment, à laquelle son costume, la forme de sa couronne, ainsi que le trône sur lequel elle est assise, semblent assigner une date bien voisine des Carolingiens. Malgré son aspect dur et farouche, malgré son regard extatique et son exécution barbare, cette dernière Vierge, toutefois, est loin d’avoir la sévère grandeur et la majestueuse placidité de la sainte Foy de Conques. Néanmoins, elle aussi, elle marque, elle affirme la transformation radicale qui va s’effectuer dans l’art qui nous occupe. Désormais, l’orfèvre va devenir architecte et statuaire, et, dans ses grands ouvrages, le besoin du nombre et de la somptuosité fera place à des desseins plus nobles, à des préoccupations plus élevées. Reliquaire de l’église de Beaulieu (Corrèze). CHAPITRE SIXIÈME LÉOirfev^e^ie au fOo^ert H 9e « L’an mil ». — Excès de crainte et de dévotion. Style nouveau répondant à des préoccupations nouvelles. L’autel d’or de l’empereur Henri II. Du rôle de l’orfèvrerie dans les cérémonies religieuses. Évolution architecturale. — L’abbé Begon et le trésor de Conques. La lanterne de saint Vincent. — Imprécations de saint Bernard. Suger et le trésor de Saint-Denis. 'effondrement de la dynastie carolingienne correspond avec cette grande nuit de « l’an mil » qui plongea la chrétienté tout entière dans des angoisses inconnues jusque-là. A la mort de Char- lemagne, l’édifice politique glorieusement élevé par le grand empereur avait tremblé sur sa base. Sous ses successeurs directs, il craqua de toutes parts. Un siècle ne s’était pas écoulé, que la puis- sance impériale était tombée dans le dernier dis- crédit. L’hérédité des comtes, accordée par Charles le Chauve l’année même de sa mort (877), avait créé un nouvel État dans l’État, en élevant à côté de l’omnipotence royale un autre pouvoir : la Féodalité. Dieu était trop haut, l’Empereur trop loin. C’est autour de ce pouvoir naissant, plus voisin, plus accessible, et dont l’influence aussi bien que la protection se faisaient mieux sentir, que la nation meurtrie, pillée, pressurée, se groupa. « N’ayant plus que haine et mépris pour le roi qui ne savait plus les défendre, les peuples, écrit Michelet1, se serrent autour des seigneurs et des comtes. » Les romans de chevalerie, les chansons de gestes qui nous montrent leurs héros, Gérard de Roussillon, Renaud de Montauban, 1. Histoire de France, liv. II, ch. ni. HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE les fils Aymon, en état de rébellion contre Charlemagne, désignation des Carolingiens, suffiraient à témoigner de la singulière et irrémédiable impopularité de celle dynastie, qui, avant de succomber définitivement, s’était vue par deux fois destituer du pouvoir suprême. Aussi quand Hugues Capet se résout à placer sur son front la couronne royale, n’a-t-il pas grand effort à faire, ni longue résistance à redouter. L’oncle de Louis le Fainéant s’étant, enfermé dans Laon, il trouve facilement une armée pour l’assiéger et un prélat pour le vendre; et bientôt les cachots d’Orléans se referment pour toujours sur le dernier des Carolingiens et sur sa famille infortunée. Hugues Capet meurt en 996, juste à la veille du terme si redouté; et le règne de son fils Robert II voit s’accomplir la ter- rible échéance. Jamais l’humanité ne connut anxiété plus poignante, et jamais calamités plus nombreuses ne préparèrent mieux les malheureux pécheurs à cette fin du monde prédite depuis longtemps. Sur les soixante- treize années qui précédèrent la date néfaste, il y en avait eu quarante-huit affligées de famines et d’épidémies. Au milieu de l’effroi général, il semblait qu’on ne pût trouver quelque tranquillité d’esprit qu’à l’ombre des autels. Partout les seigneurs échangent le baudrier contre le ci lice, et la cotte d’armes contre la robe de religieux. Hugues lui-même revêt la chape d’abbé de Saint-Martin de Tours, et l’on a prétendu que son nom singulier de Capet lui vint de cette particularité sans précédent dans notre histoire1. Mais c’est surtout dans son fils Robert, « roy débonnaire et un des mieux entéchiés de tous les roys et des mieux morigénés », que le type des princes religieux et dévots prend corps et s’incarne. Élevé avec un soin tout spécial par le savant Gerbert, qui allait devenir pape sous le nom de Sylvestre II, Robert, prince sage, lettré et musicien, « bon clerc et merveilleux trouvère de beaux dits en séquence et en respons, que l’on chante en sainte eglyse », pieux plus qu’aucun homme de son temps, amoureux surtout des solennités religieuses, n’hésitait pas - et c’est tout dire — à quitter le siège d’une ville pour aller se mêler aux moines et prendre place au lutrin2. Sous un prince pareil, l’élan universel de reconnaissance, qui brusquement succéda aux angoisses passées, devait prendre des formes enthousiastes et durables. Une sainte ardeur porte, en effet, le clergé, les peuples et les rois à élever partout des sanctuaires. « A peine trois ans s’étaient-ils écoulés après l’an mil, écrit Raoul Glaber, que dans presque tout l’univers, dans l’Italie surtout et dans la Gaule, les basiliques des églises furent renouvelées, quoique la plupart fussent assez belles pour n’en avoir pas besoin... On eût dit que le monde secouait 1. Selon quelques historiens. Capet serait dérivé de Cappatus, « chape ». 2. Grandes chroniques. — Istoire du bon roy Robert, ch. i, iv et v. AUTEL D’OR DE L’EMPEREUR HENRI I I. — iVlUdee Je Cfu. L’ORFÈVRERIE AU MOYEN AGE 97 et dépouillait sa vieillesse, pour revêtir la robe blanche des églises. » En outre, la certitude d’un second bail consenti par Dieu — celui-là sans échéance certaine — invitait les populations à construire des sanc- tuaires solides et durables, capables de braver les siècles, et tout un style nouveau jaiilit de ces préoccupations nouvelles. Le besoin de s’établir soli- dement sur ce sol qu’on avait tant craint de voir disparaître, de se cram- ponner à cette terre que menaçait un cataclysme universel, imprima aux édifices des allures robustes et massives. L’amour de la somptuosité, qui avait survécu aux sombres terreurs, les fit surcharger d’ornements enche- vêtrés et touffus, et pour décorer ces monuments, il fallut une parure écla- tante et joyeuse, s’harmonisant avec les sentiments d’espoir et de confiance, qui désormais allaient régner dans le monde. L’orfèvrerie réclama naturellement une large place dans cette parure somptueuse. Le roi Robert était, nous l’avons dit, trop « bien morigéné » pour ne pas le comprendre. Sa générosité tout d’abord trouva à s’exercer en faveur de la basilique royale de Saint-Denis, qu’à l’exemple de ses pré- décesseurs il honorait d’une dévotion particulière. Puis après « l’an mil », il dota richement un certain nombre de monastères qu'il avait fondés, et parmi les pièces capitales, au point de vue de l’art, qu’il fit exécuter pour ces sanctuaires préférés, l’historien de sa vie1 décrit avec complaisance un magnifique encensoir d’or enrichi de pierreries, dont il fit cadeau à l’abbaye de Fleury-sur-Loire. Nous savons encore qu’étant à Dreux, il appela près de lui le moine Ocloranne, lui commanda une châsse magnifique, destinée à recevoir la dépouille de saint Savinien, et lui fit faire ensuite une nouvelle châsse non moins riche, pour les reliques de saint Potenlien. Les prélats, comme de juste, s’empressèrent de suivre l’exemple royal: l’archevêque Sévin orna le principal autel de l’église Saint-Étienne de Sens, d’un superbe bas-relief en or et en argent repoussés. Rainard, nommé par Sévin abbé du monastère célèbre de Saint-Pierre-le-Vif, dota son église d’une croix d’or gemmée, de vases sacrés et d’ornements d’un grand prix, de livres saints et d’un parement d’autel en orfèvrerie, Ce fut Ingon, le successeur de Rainard, qui obtint de la bienveillance du roi Robert et de la reine Constance le don de la châsse fameuse de saint Savinien. Cette châsse, qu’on voyait encore à Sens au xvne siècle, était, au dire de Guyon, « fort curieusement élaborée avec plusieurs figures relevées en bosse tout autour, figures parmi lesquelles on distinguait celle du roi Robert2 ». Elle avait été exécutée, nous venons de le dire, par un 1. Helgaud, Epitoma vitee Roberti regis, dans Duciiesne, Hist. franc, script., 1. IV, p. 04 et suiv. 2. Clarius, Chronicon s. Pétri Vivi, dans Daciigry, Spicilegium, I. 11, p. 73G et 741. — Odoranne, Chronicon, dans Duciiesne, Hist. franc, script., f. 11, p. 638. — Guyon, Hist. de l’église d'Orléans, t. I, p. 296. — Emeric David, Hist. de la sculpture, p. 39. — Labarte, Arts industriels au Moyen Age, 1. I, p. 389 et suiv. — L’abbé Texier, Diction, d'orfèvrerie relig., col. 1242. là r- etc ry/t.ic i/c GynyuciO. Pl. IX. HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE. L’ORFEVRERIE AU MOYEN AGE 109 la croix fameuse de Clairmarais aujourd’hui à la cathédrale de Saint-Omer, et un pied de croix acheté par le musée de cette ville; une belle croix d’argent, doré conservée au Musée de Rouen et provenant de l’abbaye de Valasse, où on la regardait comme un don de la reine Mathilde; une croix du même genre ayant appartenu à l’abbaye de Saint-Vincent à Laon, actuellement au Louvre; trois pièces de valeur inégale dépendant du trésor de Conques, et deux vases magnifiques exécutés par ordre de Suger. Nous passerons très rapidement sur le ciboire de Saint-Omer, qui consiste, comme on peut le voir par notre gravure, en une coupe pédiculée, surmontée d’un couvercle et figurant un petit édifice à arcades cintrées et à toit conique. Nous n’insisterons pas non plus sur la croix de Clair- marais1, quoiqu’elle constitue un joyau de grande valeur. Comme celles du musée de Rouen et du Louvre, elle est formée d’une âme de bois couverte' de lames d’or enrichies de pierres serties dans des chatons, et alternant avec les rinceaux capricieux d’un léger filigrane. Mais outre sa face principale — que nous re- produisons — cette croix possède un envers, où, dans un délicat travail de niellure, sont représentés Jésus crucifié, Jésus dans sa gloire et les quatre évangélistes. Sauf ce dernier détail, ces coûteux objets appartiennent encore, comme esthétique, aux siècles précédents. Les pièces du trésor de Conques nous re- tiendront un peu plus longtemps. La première est un autel portatif, comme on en établis- sait couramment à cette époque pour per- mettre aux prélats en tournée, aux princes et aux seigneurs continuellement en campagne, de dire ou d’entendre chaque jour la messe, même aux champs. Un certain nombre de ces autels portatifs nous ont été conservés et nous ont valu de la part d’Alfred Darcel une disser- tation approfondie et savante, qui fixe leur histoire en ses principales particularités2. Ils présentent ordinairement la figure d’un parallé- logramme et se composent d’une plaque de marbre, de porphyre, de Ciboire-calice. (Cathédrale de Saint-Omer.) 1. Voir relativement à la croix de Clairmarais : L. Desciiàmps de Pas, l'Orfèvrerie au xmc siècle, Ann. archcol., t. XVI, p. 285. Cette croix, outre sa décoration de pierres lines, perles et corail, montre à sa partie postérieure, ainsi que nous l’expliquons plus haut, des médaillons d’une exécution exlré- mement remarquable, représentant la Vierge et les apôtres et des inscriptions d’un rare intérêt. 2. A. Darcel, Trésor de Conques, p. t; voir également I’adbé Texier, l’Autel chrétien, dans 1 10 HISTOIRE DE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE /T ni I idrfŒm 0mm ."•'/r/'Âf M\ii cristal, de jaspe, ou même d’ardoise enchâssée dans un cadre de chêne enrichi lui-même de frises d’or ou d’argent. Parfois aussi, l’autel portatif est plus compliqué, comme celui de Stavelot, conservé au Musée des antiquités de Bruxelles, ou comme celui du Musée de Clunv acquis à la vente Spitzer; il affecte alors la forme d’un gra- cieux coffret. L’autel de Conques est plus simple. Il fait penser aux reliures de l’époque. Sa face principale laisse voir une table de porphyre rouge, qu’encadrent des plaques d’argent ornées de plaquettes niellées, représentant des bustes de personnages ou des animaux s’enlevant sur un fond filigrané orné de pierres chatonnées. Les côtés, où apparaît la naissante influence de l’architecture, sont divisés en sept arcades reposant sur des colonnettes et abritant de saints personnages. Une inscription, maintes fois repro- duite1, fixe l’année exacte (1106) où ce précieux autel vit le jour. Le second joyau, connu sous le nom de Reli- quaire du pape Pascal II ou Reliquaire de la vraie croix, fut exécuté par les ordres de l’abbé Bégon pour loger un morceau de la croix divine, envoyé par le pape Pascal à Conques, en même temps que d’autres reliques, comme un témoi- gnage particulier de sa bienveillance pontificale pour le saint abbé, qui avait été nommé à son siège abbatial en l’année où lui-même était monté sur le trône apostolique. Ce reliquaire a donc, outre une date certaine, une assez grande importance au point de vue historique. 11 ne nous retiendra pas toutefois, car, bien qu’authentique en ses parties principales, il a subi tant de remaniements, de transformations, de restaurations et finalement tic mutilations, qu’il est devenu à peu près méconnaissable. 11 n’en est pas de même, par exemple, pour un autre reliquaire, don de ce même abbé Bégon, et désigné dans les inventaires de Conques sous le nom caractéristique de Lanterne de saint Vincent. Ce nom est à retenir. Il rappelle, en effet — sans que M. Darcel ait paru le soupçonner — ces édicules en usage dans notre pays pendant plus de quinze cents ans, dési- Reliquaire, dit Lanterne de saint Vincent. (Trésor de Conques.) les Ann. arch., t. IV, p. 238 et 285. On trouvera dans ce même recueil, t. XII, p. 114, la description d’un autel portatif appartenant au chanoine Rock, en forme de coffret, enrichi de plaques d’argent niellé du plus délicat travail et d’un dessin rare et fin. 1. Mérimée, Notes d’un voyage en Auvergne. — L’abbé Texier, Annales archéologiques, t. IV, p. 292. — Darcel, Trésor de Conques, p. 12. L’ORFEVRERIE AU MOYEN AGE 111 gnés le plus souvent sous le triste vocable de « lanternes des morts » et dont la Lanterne de Démosthène, dans le parc de Saint-Cloud, fut, croyons- nous, l’expression la plus récente. Il achève de montrer l’influence déjà considérable de l’architecture sur l'orfèvrerie. Celte influence, en effet, éclate dans la disposition même de ce reliquaire — petit monument aux allures byzantines, carré à sa base, octogone dans sa partie supérieure, et comme le clocher de Saint-Front, surmonté d'un toit rond cannelé et recouvert de tuiles. — Ce toit est, à son tour, supporté par huit colonnes engagées, aux chapiteaux chargés de rinceaux ou de feuilles. La partie inférieure de chaque entre-colonnemenl est occupée par le buste d’un saint vu de face, drapé à l'antique, avec de longs cheveux, et dont le nimbe rayonnant se détache sur de petits nuages indiqués d’une façon som- maire. Enfin, sur chacun des côtés de la base quadrangulaire, se détache un médaillon représentant Samson. Mais quel que soit l'intérêt offert par cette pièce si particulière, il nous tarde d’arriver à Suger et aux beaux ouvrages qui nous restent de lui. A la fois prêtre, administrateur et guerrier, ministre sous deux rois, régent du royaume pendant le voyage en Terre-Sainte de Louis Vil, dont il avait été le précepteur et dont il resta le conseiller et l’ami, Suger est le grand homme de ce temps, et sa haute et sereine figure éclaire d’une lueur précieuse cette époque obscure et troublée. Respectueux observateur du précepte de Charondas, Suger estimait que nulle demeure ici-bas ne doit égaler en splendeur la maison de Dieu. Lorsqu’il fut nommé abbé de Saint-Denis, on était déjà bien loin de l’humble et austère simplicité du culte primitif. Les sanctuaires, ornés de peintures brillantes et dont les ornements d'autel portaient, dès cette époque, le nom justifié de « trésor», contrastaient singulièrement avec l’intérieur misérable du divin Charpentier et la mystérieuse pauvreté de l’Étable. Dans l’âpre et violent plaidoyer qu’il prononça contre la décoration exagérée des monastères et des églises, saint Bernard nous donne d’utiles renseignements sur cet excès de luxe et notamment sur le déploiement d’orfèvrerie fastueuse qu’on trouvait dans les lieux consacrés au culte. « Les yeux, s’écriait-il, sont fascinés par les reliquaires... On aperçoit l'image radieuse d’un saint ou d’une sainte et, flans l’imagination du peuple, sa sainteté se proportionne à son éclat... La richesse et la beauté obtiennent plus d’admirateurs que la sainteté d’hommages. Dans l’église magnifiquement parée, on ne suspend plus seulement des couronnes de lumière, mais de larges roues entourées de lampes et brillant de l’éclat des pierres enchâssées. Nous voyons, pour candélabres, de véri- tables arbres se dresser, exécutés avec une dépense énorme de mêlai, HISTOIRE DE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE et ne resplendissant pas davantage des lumières s’étageant à leur cime, que du rayonnement des pierreries1. » Suger ne se laissa point arrêter par cette éloquence : « J’avoue, dit-il, dans le livre consacré aux actes de son administration, j’avoue me com- plaire dans cette croyance que, plus les objets ont de prix, plus il y a de raisons pour les consacrer au service du Seigneur. S’il est prescrit par l’Ancienne Loi, par les Commandements de Dieu et par les injonctions des Prophètes d’employer des coupes d’or pour les libations et pour recevoir le sang des victimes, à plus forte raison devons-nous consacrer les matières les plus rares et les plus précieuses, aux vases destinés à recevoir le sang de Jésus-Christ 2. » C’est à l’aide de ces arguments que l’éminent abbé s’efforçait de réfuter les virulentes critiques de son fougueux adversaire flétrissant « ces belles difformités » qui troublent le cerveau des fidèles et font qu’on « aime mieux faire la lecture sur le marbre que dans son livre, et qu’on préfère passer ses jours à étudier ces étranges images, plutôt qu’à méditer la Loi de Dieu ». Nommé abbé de Saint-Denis, Suger, après avoir réédifié son église, n’eut pas d’application plus ardente que de l’enrichir et de l’orner. Gran- dement aidé par son élève couronné — prince confit en pieuse dévotion et qui venait d’adopter la fleur de lis comme emblème d’une pureté dont s’accommodait assez mal la bouillante Eléonore d’Aquitaine, — il put, à l’instar de saint Eloi, puiser à pleines mains dans le trésor royal et faire exécuter les plus coûteuses orfèvreries. Malheureusement, ces merveilles ont subi la loi fatale. Elles ont disparu et, pour nous faire une idée de leur magnificence et de leur beauté, il faut nous en remettre encore une fois aux récits du temps, c’est-à-dire aux inventaires du trésor de Saint-Denis et aux mémoires écrits par Suger lui-même. Le plus important de ces ouvrages, au moins comme dimensions, c’était le tombeau dans lequel furent logés les sarcophages contenant les reliques de saint Denis, apôtre des Gaules, et de ses deux compagnons. Ce tombeau en marbre noir, mesurant huit pieds de haut, était masqué par un autel couvert d’or et de pierres précieuses. Quarante-deux marcs d’or furent employés à ce magnifique travail; cinq autres marcs avaient été consacrés à orner les sarcophages en argent des martyrs. Quant aux pierres précieuses, princes et prélats avaient rivalisé d’empressement pour envoyer émeraudes, saphirs, hyacinthes et rubis. Plus tard, ce tombeau 1. L’abbé Migne, Patrologie, CLXXI1, co!. 915. 2. Suger, De rehus in sua administratione gestis, clans Duchesne, Hist. franc, script., t. IV, p. 346. — Voir aussi I’Abbé d’Espagnac, Réflexions sur l’abbé Suger et son siècle (Londres, 1780, in-8°), et Huguenin, Suger et la monarchie française au xne siècle (1857, in-8°). Pl. X. HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE. RELIQUAIRE EN FORME D’AIGLE (jxecuâe par ord/'e de- c Super. (y a /cric d S^poflon . L’ORFEVRERIE AU MOYEN AGE 113 fut à son tour enveloppé par une châsse de cuivre émaillé et doré, en forme d'église, munie de collatéraux, pignons, arcades, colonnettes, et dont la seule description n'occupait pas moins de douze folios dans l’inventaire de l’abbaye. Indépendamment de cette sépulture magnifique, Suger voulut encore honorer les trois saints martyrs, en élevant une croix sur l’emplacement où leurs corps avaient antérieurement reposé. Un moment il se trouva fort embarrassé pour donner à ce nouveau travail toute la splendeur qu’il dési- rait. Les pierres précieuses, prodiguées dans d’autres ouvrages, com- mençaient à lui manquer. Heureusement, les abbayes de Cîteaux, fidèles à l’enseignement de saint Bernard et dédaigneuses d'un vain luxe, vinrent à son secours et lui cédèrent à vil prix une énorme quantité de pierreries, qu’elles tenaient de la libéralité de Thibaut II, comte de Champagne. Cette croix put donc égaler en richesse l’autel qu’il venait d’achever. Grâce aux documents de l’époque, il nous est permis de retracer une description fidèle de ce joyau fameux. L’âme de cette croix, qui était en bois de cèdre, fut sur ses deux faces recouverte de lames d’or rehaussées de pierreries. Le Christ couronné qu’elle portait était entièrement en or et ne pesait pas moins de 21 marcs et 4 onces. Dans la draperie qui lui servait de jupon, on avait serti 115 perles, 80 pierres de couleur et 4 émaux cloisonnés. Les mains étaient retenues aux bras de la croix, par deux gros saphirs taillés en pointe et simulant des clous. Un autre saphir plus important et de même forme fixait les pieds; et sur la base, un portrait de Suger, â genoux, s’enlevait en haut-relief. Le poids total de l’or employé représentait 52 marcs, valant environ 45,000 francs de notre monnaie, et au pouvoir de l’argent à cette époque, une somme dix fois plus considérable. Le pied sur lequel reposait cet énorme joyau était orné de nombreux émaux, exécutés par des artistes que Suger — il nous l’apprend lui-même — avait fait venir de Lotharingie. On a beaucoup épilogué sur la présence de ces artistes lorrains. On a été jusqu’à conclure que, â ce moment, certaines provinces de l’empire d’Allemagne pouvaient bien être, en ces précieux travaux, supérieures au Limousin. Peut-être eût-il été plus simple et plus sage de se souvenir que l’époque où Suger commandait ces beaux ouvrages coïncide, précisément, avec les grands discords qui éclatèrent entre le chaste Louis VII et la reine sa femme, et que la répudiation de la bouillante Eléonore suivit de près. Or le Limousin appartenait à l’épouse répudiée, qui allait, par un nouveau mariage, le faire passer, avec le reste de son patrimoine personnel, entre les mains de Henri 11 d’Angleterre. Chercher des collaborateurs parmi les sujets de cette reine hostile, c’était paraître déserter la cause royale et en outre s’exposer â un 15 114 HISTOIRE DE L'ORFEVRERIE FRANÇAISE affront. Verdun, c’étail l’étranger. Limoges, c’était l’ennemi. La politique, on le voit, se charge d'expliquer les préférences de Suger. Jaloux d'assurer la conservation d’un monument si précieux et de le préserver de toute tentative impie, le grand abbé obtint du pape Eugène III - venu à Saint-Denis pour célébrer la fête de Pâques — une sentence d’ana- thème et d’excommunication frappant quiconque oserait porter sur cette croix une main sacrilège. Cette sentence malheureusement ne produisit pas tout l’effet qu’on s’en promettait, et la croix doublement sanctifiée n’eut pas un meilleur sort que les autres joyaux offerts à son église bien-aimée par le pieux Suger. Au xv® siècle, le rétable d’or dont il a été question au précédent chapitre, et qui avait été exécuté en partie avec les débris du fameux autel de Charles le Chauve, n’existait déjà plus. Vers le même temps, furent également refondus les sept chandeliers d’or qu’on avait faits pour remplacer ceux offerts autrefois par ce même empereur. Le grand calice d’or dont Suger avait gratifié le trésor, aux lieu et place d’un semblable vase mis en gage par son prédécesseur, avait pareil- lement disparu. La croix, tout d’abord, fut mieux respectée. Grâce à la menace d’excommunication, elle avait pu être refusée à Philippe de Valois, qui la demandait pour subvenir aux frais de la guerre contre les Anglais. Deux siècles plus tard, elle avait même échappé au pillage des calvinistes. Par une singulière ironie du sort, il était réservé aux plus fougueux catho- liques de transgresser une sentence que les hérétiques eux-mêmes n’avaient pas osé enfreindre. « Ce furent les Ligueurs, sous la conduite de Nemours, qui, en 1590, mirent les premiers la main sur le Crucifix jusqu’alors épargné, ainsi que sur beaucoup d’autres objets non moins dignes de respect1. » Bien que le légat du pape eût donné son assentiment à cet acte sacri- lège, les auteurs directs de la profanation — s’il faut en croire le religieux Jacques Doublet '2 — n’auraient pas tardé à recevoir le châtiment encouru par leur méfait. Ils étaient, au reste, doublement coupables, car non seule- ment ils détruisirent la croix dont ils voulaient utiliser le métal, mais son support qui était en cuivre émaillé et, par conséquent, sans valeur intrinsèque. 1. F. de Lasteyrie, Hist. de l’orfèvrerie, p. 131. — « Le vendredi premier juing (1590), sur la nécessité proposée à M. le Légat par M. de Paris, fut advisè au Conseil, où estoit l’ambassadeur d’Hespagne, qu’on prendroit tous les ornemens d’argent, hormis ceux qui estoient nécessaires au service divin, de toutes les églises et paroisses de Paris, pour paier les gens de guerre qui faisoient service à l’Union. » (Pierre de l’Etoile, Journal, t. V, p. 26.) Les Registres de la Monnoie consta- tent que, le 29 mai de cette même année, les religieux de l’abbave de Saint-Denis apportèrent un crucifix en or pesant 19 marcs 4 onces 5 gros, et dix-huit jours plus tard une couronne d’or pesant 10 marcs 10 onces et 2 gros. — Ces deux pièces furent immédiatement fondues. — La différence entre le poids donné par la Monnaie et celui fourni par les Inventaires de Saint-Denis, provient sans doute de ce qu’on avait enlevé au crucifix son jupon couvert de pierres précieuses. 2. Jacques Doublet, Hist. de l’abbaye de Saint-Denis, p. 253. L’ORFÈVRERIE AU MOYEN AGE 115 Peul-être le pied de croix de saint Berlin, conservé au musée de Saint-Omer, peut-il nous donner une idée de ce qu'était celui de Saint-Denis. Avec les quatre évangélistes qui le décorent, il a vraiment grande tournure dans sa taille modeste; et ses figures, empreintes d’un naturalisme élevé, laissent déjà pressentir l’idéal que poursuivra plus tard l'école flamande. M. Deschamps de Pas, qui. a consacré à ce bel objet une étude très appro- fondie1, croit qu’il fut exécuté sur l'ordre de Simon II, quarante-cinquième abbé de Saint-Berlin (1176-1186), originaire de Saint-Omer, et qui, par conséquent, se trouvait être non seulement le compatriote, mais presque le contemporain de Suger. Ainsi, de tous ces beaux ouvrages exécutés sous ses yeux, de tous les vases acquis à grand prix par le noble et généreux abbé de Saint-Denis, auquel saint Bernard écrivait : « Vous couvrez d’or les parois de votre église, et pendant ce temps vos pauvres sont nus »; de tous ces trésors qui faisaient la gloire de 'son église, il ne nous est resté que quatre pièces : le fauteuil de Dagobert, restauré par Suger, le vase en forme de gondole, mis en gage par Louis le Gros et racheté par le pieux abbé2, et enfin deux vases que nous reproduisons ici, et qui vont nous permettre 1. Annales archéolog., I. XVIII, p. 5. 2. Voir, pour ces deux objels, p. 65 et 68. HISTOIRE DE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE 1IC île constater les étonnants progrès que l’orfèvrerie avait réalisés en un petit nombre d’années. Si l’on compare, en effet, le devant d’autel de l’empereur Henri II aux deux vases provenant du trésor de Saint-Denis que possède le Louvre, au point de vue de la main-d’œuvre, un abîme les sépare. Le premier de ces vases est ainsi décrit dans un inventaire dressé en 1535 : « Un pot de cristal en façon de martelas, garni par le haut d’argent doré, à un cou- vercle aussi d’argent doré; sur le bord d’en haut, deux jaspes rouges, l’un gravé à une image d’idole et l’autre d’une teste d’homme... Dessous ledit creux quatre esmaulx ronds seméz de fleurs de lis en champ d’azur, et au-dessous desdits esmaulx sept amatistes de plusieurs façons, prisé ledit pot avec toute sa pierrerie dessus dite cent cin- quante écris1. » Ce que l’inventaire ne dit pas, mais ce (|ue constate l’inscription tracée sur le pied et ce que confirme Suger dans le livre consacré à son adminis- tration, c’est que ce vase de cristal, « en façon de mar- telas », avait une origine singulièrement auguste et dou- blement précieuse. Hoc vas sponsa dédit Anor régi Ludovico Mitadolus avo, mihi rex, sanctisque Sugerus. Ainsi ce cristal avait été offert, comme objet de grand prix, et sans doute comme pièce remontant à une haute antiquité, par Mitadol, personnage vraisemblable- ment étranger, à l’aïeul d’Aliénor d’Aquitaine. Celle-ci lui reconnaissait certainement une valeur considérable, puisqu’elle en avait fait présent à Louis de France, son fiancé. Suger l’avait reçu du roi et consacré aux saints2. Aucune pièce, assurément, ne pouvait paraître plus digne de vénération et de respect — ce qui ne l’empêcha pas cependant de subir des mutilations cruelles. Dès le xive siècle, les quatre petits émaux champlevés que nous voyons aujourd’hui, avaient remplacé quatre grosses pierres fines, enlevées pour satisfaire sans doute à quelque pressant besoin d’argent. Plus tard, le couvercle fut arraché, et seuls la charnière et le tenon sont demeurés en place. Mais, malgré cette double muti- lation, la monture exécutée par ordre du grand abbé n’en reste pas moins d’une élégance raffinée et d’une facture absolument supérieure. Les 1. Invent, du trésor de l'abbaye de Saint-Denis, Arch. nation., L L, n° 1237, f° 116. 2. Sucer, Liber de rebus in administr. sua gestis, dans Duchesne, Hist. franc, script., IV, 347. Vase en verre grinelé, provenant de l’abbaye de Saint-Denis. (Musée du Louvre.) L’ORFEVRERIE AU MOYEN AGE 117 pierres et les perles qui l’ornent sont reliées entre elles par des arabesques en filigrane, d'un dessin charmant et d’une exquise délicatesse; l’ensemble dénonce une maîtrise de travail extrêmement remarquable et qui, même de nos jours, ne serait pas dépassée. Le second vase conservé au Louvre est plus surprenant encore. A la beauté de l’exécution il joint un caractère exceptionnel de grandeur. Il consiste en un flacon de porphyre antique, que l’on gardait précieu- sement dans le trésor de l'abbaye, enfermé dans un écrin. Suger, pour y loger des reliques, le lit transformer en un aigle d’argent doré. Ainsi se trouvaient justifiés les deux vers latins, (pie le saint prélat fit graver sur le collet de la monture : Includi gemmis lapis isle nierelur et auro Marmor erat, sed in bis marmore carior est. La tête et le col de l’oiseau forment le col du vase, les pieds le sup- portent, et les ailes servent d’anses. La ciselure, d’un fini achevé, respecte cependant le caractère sauvage de cette farouche figure, et une fois qu’on l’a contemplé, il est impossible d’oublier ce bel objet d’art, tant sa tour- nure impressionne dès le premier abord. Au double point de vue du style et de la facture — ne craignons pas d'insister sur ce point — aucun rapprochement n’est possible entre ces deux œuvres si parfaites et l’autel de l’empereur Henri II. Mais pour juger de l'état de notre orfèvrerie nationale relativement à l’orfèvrerie étrangère, est-il convenable de comparer entre eux ces curieux ouvrages? N’appar- tiennent-ils pas, par leur destination même, à deux ordres différents de productions? Entre ces grands travaux décoratifs, dont nous avons expliqué la raison et le but, et ces récipients délicats appelés cà être maniés, quel rapport existait-il, en tant que fabrication, à l’époque même de Suger? C’est ce qu’il ne nous est pas permis de décider. Pour pouvoir parler en con- naissance de cause, il faudrait pouvoir rapprocher, des vases si remar- quables commandés par le pieux abbé, quelque spécimen de même dimension et du même genre. A cet égard, le reliquaire de saint Henri empereur, que possède le Louvre, peut nous fournir un point précis de comparaison. Sur sa provenance, il ne saurait y avoir de doutes. La sécheresse relative de sa forme, le style archaïque des figures, le manque de chaleur dans l’exécution lui assignent une origine franchement germanique. Si nous nous en rapportons à Alfred Darcel1, ce précieux reliquaire aurait été confectionné entre 1147, date de la canonisation de l’empereur Henri 1. A. Darcei., le Reliquaire de saint Henri empereur , Ann. archàol., I. XV11I. p. 1 54. 118 HISTOIRE RE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE do Bavière, et l’année 1200, époque à laquelle sa femme l’impératrice Cunégonde fut canonisée à son tour. La tête de l’empereur, en effet, est entourée d’un nimbe. Celle de l'impératrice n’en porte pas. Cette consta- tation. qui nous fournit une date plausible, est pour nous particulièrement précieuse. Elle nous permet, en effet, de répondre à certains détracteurs1 qui, pour dénigrer nos orfèvres parisiens, s’autorisent de ce que Suger appela cà son abbaye, en vue de quelques grands travaux, des artistes étrangers. Ces archéologues oublient que l’illustre abbé traite lui-même ces collaborateurs de barbares, et leur reproche de faire un abus exagéré des pierreries : Qnoniam barbari et pvofusiores nostratibus erant artifices. Critique qu’on peut considérer à bon droit comme une constatation de la supériorité de la main-d’œuvre française? En tout cas, le rapprochement de ce dernier joyau et des deux vases que nous possédons de Suger, est tout à l'honneur de notre art national. 1. L’abbi: Texier, les Orfèvres laïques, Ann. archéol., t, V, p. 2G. — A. Darcel, Notice sur les émaux du Louvre, p. 9. Reliquaire de saint Henri empereur. (Musée du Louvre.) CHAPITRE SEPTIÈME Da fDain-d’c^uv^e î^eligieu^e L'orfèvrerie dans les monastères. Les ateliers de Saint-Denis. — La règle de saint Benoît. Arts utiles et industries nécessaires. — Richesse des abbayes. Importance de leurs domaines et rôle financier des reliques. La châsse de saint Romain et la sainte Larme de Vendôme. Le livre du moine et prêtre Théophile. Recettes empiriques et pierre philosophale. ous venons de rappeler que Suger dut recourir à des artistes étrangers pour l’exécution de ses grands travaux de décoration, mais cette partici- pation extérieure constituait, pour la fabrication de l’orfèvrerie religieuse, un fait exceptionnel, et la plupart des beaux ouvrages que nous avons décrits jusqu'ici avaient été confectionnés, ainsi que nous l’avons indiqué du reste, dans l’abbaye où ils devaient prendre place, et par les religieux eux-mêmes. Saint-Denis, à cette époque, renfermait non seulement des ateliers importants, où l’on travaillait avec autant d’habileté que de goût les métaux précieux, mais encore il possédait, dans ses dépendances, une école d’orfèvrerie qui s’était acquis, au loin, une réputation méritée. Nous en avons comme preuve une lettre de Loup, abbé du monastère de Ferrières, dans le diocèse de Sens, qui remercie son collègue de Saint- Denis d’avoir admis, à cette école, deux jeunes moines qu’on avait envoyés de Ferrières, pour apprendre ce bel art sous des maîtres d’une habileté reconnue1. Cette demande de l’abbé Loup dut paraître d’autant plus flatteuse, que 1 abbaye de Saint-Denis n’était pas la seule, à ce moment, où l’on trouvât 1. Beati Servati Lupi, abbatis Ferrariensis opéra, epist. XXII. 120 HISTOIRE DE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE des ateliers de ce genre. Nous avons précédemment parlé de ceux installés sous les Mérovingiens à Solignac, et à Saint-Gall sous Charlemagne et ses successeurs. Nombre d’autres monastères étaient dans le même cas, et nous avons nommé plusieurs prélats qui s’illustrèrent dans la pratique de l’orfèvrerie. Nous n’aurions donc pas à revenir sur ces faits déjà connus, s’il ne nous fallait expliquer rapidement la discipline qui permit à ces établissements d’exécuter une multitude de précieux ouvrages, dont l'influence se fit forcément sentir dans les travaux de l’orfèvrerie civile. La règle de saint Benoît, qui servit de modèle el de type à presque toutes les règles monastiques de l’Occident, ordonnait aux religieux de pratiquer tous les « arts nécessaires » à l’intérieur même de leur couvent, pour éviter que les moines ne rencontrassent au dehors des occasions de distractions dangereuses (ut non sit nécessitas monachis vagandi foras, quia omnium non expedit animis eorum). Toutes les professions utiles trouvaient donc asile dans les murs ou dans les dépendances du monas- tère, el loutes y étaient traitées sur le même pied, étant jugées également indispensables à la Communauté. Un plan de Saint-Gall, dressé en 825, nous montre les ateliers des orfèvres placés entre ceux des forgerons et des taillandiers. A Cluny, le bâtiment qui abritait ces brillants artistes, et où travaillaient les joailliers (inclusores) , était pareillement compris dans les dépendances de l’abbaye. Orderic Vital, racontant la fondation du monastère du Saint-Sauveur, à Téron, près de Chartres (1107), nous apprend que des gens de tous métiers, répondant à l’appel de l’abbé Bernard, vinrent, sans distinction de profession et confondus dans un même désir de bien faire, lui apporter leur indispensable concours. (Unde libenter convenerunt ad eum fabri, tam lignarii quant ferarii, sculptores et aurifabri, pictores et cœmentarii, vinitores et agricoles). L’historien de Suger, énumérant les artisans divers auxquels le prélat confia la recon- struction et l’embellissement de saint Denis, cite pêle-mêle, lui aussi, les tailleurs de pierre, les charpentiers, les peintres, les forgerons, les serruriers, les orfèvres, les joailliers, en ayant soin d'ajouter que tous excellaient dans leur profession. On voit que l’assimilation de l’art et du métier était alors complète. Point de hiérarchie, ni de vaine classification. Une saine et féconde émulation portait tous ces pieux collaborateurs à se rendre utiles, sans qu’ils songeassent à tirer vanité ou profit de leur habileté plus ou moins grande1. \. Règle de saint Benoit, ch. lvii, dans la Patrologie de Migne, t. XLVI, p. 802. — Ordiîriç Vital, Hist. eccles., liv. VIII. — Annales bénédictines, liv, XXXI, n° 37, et LI11, n° 20. — Guillaume, moine de Saint-Denis, Vita Sugeri abb., dans D. Bouquet, t. XII, p. 107. — Emeric David, Hist. de la sculp- ture, p. 30. — A. Lenoir, Instructions sur l’architecture monastique, etc. LA MAIN-D’ŒUVRE RELIGIEUSE 121 En cela encore, ils ne faisaient que se conformer aux prescriptions de la Règle. Le légitime orgueil que pouvait causer à son auteur une œuvre particulièrement réussie lui était imputé à péché, et la discipline de saint Benoit, inflexible sur ce point, ordonnait qu’on interdît la pratique de son art à tout religieux qui prétendait y trouver une occasion de gloire ou une satisfaction d’amour-propre. Cette collabo- ration désintéressée, cette production con- fiante et modeste, qui s’entourait volontiers de mystère et répudiait levain bruit, expli- quent comment les noms de tant d’artistes éminents n'ont pas franchi les murs de ces cloîtres où, gardiens respectueux de la tradition, ils s’efforçaient d’animer la ma- tière insensible et de faire entrevoir à tra- vers les images terrestres l’éternelle beauté de la divine Loi. En dehors des prescriptions de la règle de saint Benoit, ce délaissement, cette sorte de dédain eurent encore pour raison l’énorme distance qui séparait l’abbé et les dignitaires formant son entourage direct, du reste des religieux vivant, travail- lant et priant autour d’eux. Comme l’a si bien défini Chateaubriand, une abbaye au \° et au xie siècle n’était autre chose que la demeure d’un riche patricien romain, avec les diverses catégories d’ouvriers et d’es- claves attachés au service du domaine et de son propriétaire. L’abbé était le maître. Les Pères sous ses ordres, comme les affranchis romains, cultivaient les lettres, les sciences et les arts. Quant aux frères convers, employés aux travaux de l’atelier ou attachés à la glèbe — comme des serfs — - ils étaient sou- vent la propriété personnelle des abbés. Ceux-ci, quand l’occasion se présentait, rachetaient aux Normands, aux Danois ou aux Saxons, ceux de leurs captifs qui excellaient dans certaines professions, les convertis- saient à la religion catholique et les appliquaient au service des bâti- ments ou de la ferme. Le célèbre Tutilo, qui devait succéder à saint Éloi comme abbé de Solignac, avait été ainsi cédé par un chef saxon, haute de captifs, les prélats se faisaient attribuer, par les princes, des serfs qui rcm- if> Moine orfèvre, présentant un reliquaire exécuté par lui. Statuette en argent ciselé et doré rehaussé de pierres précieuses (xnc siècle). HISTOIRE DE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE plissaient un rôle identique. Nous avons signalé un acte de donation de ce genre signe par Louis le Débonnaire. Le nombre et la qualité de cette population monastique se propor- tionnait naturellement à l’importance et surtout à la richesse de l’abbaye. Celle-ci, consistant principalement en terres, était parfois immense. Souvent des villages, et même des villes avec leurs dépendances, se trou- vaient englobés dans ces domaines, permettant ainsi aux abbés, grâce à leurs revenus, de s'abandonner aux fastueuses dépenses d’un luxe princier. L’abbaye de Saint-Denis, qui devait, nous l'avons dit, à la générosité de Charlemagne de posséder le franc-aleu de toute l'Ile-de-France, s’était vu gratifier par Charles le Chauve, en pur don, de la ville de Rueil, avec ses « appartenances »; et sa domination s’étendait pendant près de neuf lieues de Saint-Cloud à Saint-Germain, sur le cours de la Seine et sur ses deux rives1. Saint-Martin de Tours, Saint-Hilaire de Poitiers, quoique déjà déchus de leur première splendeur, disposaient également de biens consi- dérables. L’église de Reims, avec ses possessions, touchait, d’une part à l’Aquitaine, et de l’autre aux Vosges. Saint-Riquier avait en bien propre quatorze villes, trente villages, et recevait chaque année en offrandes environ deux millions de notre monnaie. Au siècle dernier, la marquise de Créquy, parlant de l’abbaye de Montivilliers, qui ne comptait pas moins de « cent vingt-huit clochers seigneuriaux soumis à sa crosse et à sa tour suzeraine », pouvait écrire : « Après la princesse de Guéménée, la marquise de Nesle et l’abbesse de Fontevrault, l’abbesse de Montivilliers est assurément la plus grande dame de France!2 » A tous ces biens, droits suzerains, dîmes et propriétés immenses, il faut ajouter encore d’autres sources de revenus d’un rapport non moins fructueux. Nous voulons parler de la possession et de l’exploitation des reliques. Ces reliques, point de départ des plus étonnants ouvrages d’orfè- vrerie qu’on ait jamais produits, jouent en effet un rôle considérable dans la richesse monastique du Moyen Age. Les âmes simples et naïves de ce temps se sentaient trop indignes pour s’adresser directement au Seigneur. Dieu le Père leur semblait trop farouche. Elles avaient besoin d’un intermé- diaire, d’un pieux intercesseur, qui, ayant connu par expérience et quelque peu pratiqué les humaines faiblesses, était forcément plus accessible aux prières, aux dons, aux présents, aux offrandes corruptrices, et devait plaider avec une éloquence plus persuasive la cause des pécheurs. Fait extrêmement curieux : jusqu’au xne siècle, dans toute l’iconographie 1. Grandes chroniques, les Gestes de l'empereur Charles le Chauf, ch. xiv. — Mouskes, Chronique rimée, v. 9608. 2. Souvenirs de la marquise de Créquy, t. I, p. 29. LA MAIN-D’ŒUVRE RELIGIEUSE 123 religieuse, on ne rencontre pas un seul portrait de Dieu le Père, et le christianisme ne lui a pas élevé une seule église en particulier. Son fils a été plus heureux, mais il s’était fait homme1. Quant aux saints un peu connus, il n’en est presque pas qui n’aient eu leurs abbayes, leurs monas- tères, leurs églises. Quelques-uns même ont possédé des sanctuaires à profusion. Nous avons vu Brunehaut couvrir la France d’édifices consacrés à saint Martin. Le moine de Saint-Denis énumère pieusement tous ceux Disque de consécration, en argent repercé, ciselé et doré (xine siècle). que Charlemagne, à son retour d’Espagne, éleva en l’honneur de saint Jacques de Composte! le2. Puis, par une opération singulière de raisonne- 1. « Le christianisme n’a pas élevé une seule église à Dieu le Père, mais il en a dressé, au contraire, une quantité à Dieu le Fils, sous le nom de Saint-Sauveur, de Sainte-Croix, de Saint- Sépulcre, de Sainte-Anaslasie. La cathédrale d’Aix est dédiée à saint Sauveur; celle d’Orléans à sainte Croix; la célèbre église de Florence, où reposent Dante, Michel-Ange, Machiavel et Galilée, s’appelle Santa-Croce. Les églises de la Résurrection ou de Sainte-Anaslasie abondent en Orient. Les églises du Saint-Sépulcre sont assez communes chez nous, où les chapelles de ce vocable sont extrêmement nombreuses. 11 parait même que la Sainte-Sophie de Constantinople aurait été consacrée plutôt ù la sagesse divine de Jésus-Christ qu’à celle du Père ou de la Trinité complète. A Paris, l’église du Val- de-Grâce est dédiée à Jésus enfant. » (Didron, Iconographie chrétienne. — L'Histoire de Dieu , p. 2/i0.) 2. « Du remenant de l’or et de l’argent qu’il apporta d’Espaigne, fonda maintes églises... c’est a savoir l’églyse Notre-Dame, Sainte-Marie d’Ais-la-Chapelle, et l’églyse Saint-Jacques en celle ville meisme; 124 HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE nient, relevant de celles qu'en Logique on nomme synecdoques, ce ne fut plus au saint lui-même que les esprits crédules attribuèrent la valeur d’intercession, mais au sanctuaire, et, dans ce sanctuaire, à telle statue, à telle image miraculeuse, à tel objet sacré, et surtout aux reliques. De là une différence notable d’efficacité d’une église à l’autre, et comme conséquence ces déplacements lointains, ces voyages, ces pèlerinages que la foule îles fidèles accomplissait à des époques prévues, pour aller contempler, loucher, baiser, adorer certaines dépouilles sanctifiées, qui passaient pour fameuses. Visites d'aulanf plus fructueuses, que voyageurs et pèlerins ne manquaient pas de se montrer généreux. On comprend dès lors combien la possession des reliques célèbres était recherchée et paraissait, un bien désirable. La légende rapporte qu’au moment où Charlemagne quitta Constantinople, l’empereur d’Orient offrit à son collègue d’Occident une partie des belles orfèvreries qu’il conservait dans son trésor : Ilanaps d’argent et coupes d’or, Çaintures et fermaux enkor Pières préciouses assès Tant que li roi en fu lassés1 ; en un mot, « toute la gloire des pierres précieuses ». Mais le grand Charles, dédaignant ces richesses, demanda et obtint — trésor infiniment préférable à ses yeux — une partie des inestimables corps saints que l’on conservait à Sainte-Sophie. On lui donna la tige qui soutenait la Couronne d’épines, un des clous qui avaient traversé le pied du Christ, un morceau de la vraie croix, le suaire de Jésus-Christ, la chemise que portait la Vierge quand elle enfanta, la ceinture qu’on mit à Jésus naissant, un bras de saint Sirnéon, etc. Toutes ces reliques, enfermées en un grand sac de « cuir de bugle », qu’il rapporta « attaché à son col » et qui firent quelques miracles au cours du chemin, furent, à leur arrivée, logées dans de riches écrins et provoquèrent, avec une dévotion profonde, des pèlerinages singulièrement lucratifs pour les sanctuaires qui en furent gratifiés2. La meilleure part de ces trésors fut attribuée par Charlemagne à son église préférée, la cathédrale d’Aix-la-Chapelle, à laquelle il octroya en même temps la prérogative d’une foire annuelle pendant laquelle les châsses une autre églyse Saint-Jacques en la cité de Bediers (Béziers) et en la cité de Thoulouze, et la quarte de Saint-Jacques en Gascongne, en la cité d’Axa... la quinte aussi de Saint-Jacques en la cité de Paris, entre le fleuve de Saine et Montmartre » (sans doute Saint-Jacques-la-Boucherie). — ( Grandes chroniques. — Le Quart livre des fais et gestes de Charlemaines, ch. n.) 1. Pfl. Mouskes, Chronique rimée, v. 11084 et suiv. 2. Les Grandes chroniques de France. — Le Tiers livre des fais et gestes de l'empereur Charle- maines, ch. iv. LA MAIN-D’ŒUVRE RELIGIEUSE 12 3 devaient être publiquement exposées. Plus tard, Charles le Chauve en transporta une partie à « Saint-Denis en France », comme on disait alors, notamment le clou qui avait traversé le pied du Christ, le bras de Simëon, la tige d’épines, et en même temps ii concéda à la fameuse abbaye le privilège de la foire du Landit, qu’elle conserva pendant un nombre respectable de siècles, et qui attirait tant de monde pour voir et embrasser les saints objets, qu’un jour le clou de Jésus-Christ disparut, tant la presse était grande1. Maestricht s’enrichit également, grâce à la châsse de saint Servais et à sa « foire des reliques 2 3 ». Il en fut de même pour la Madeleine de Vézelay, où la dépouille de la grande pécheresse attira une foule énorme, jusqu’au jour où l'on découvrit que le corps si pieusement conservé, si longtemps vénéré par les fidèles venus des plus lointains pays, était vraisemblablement apocryphe ’. Durant tout le Moyen Age, la possession des reliques fut, au reste, jugée d’une telle importance que, « dans l’écrit que les sçavans de Paris composèrent pour engager le pape à préférer le séjour de France â celui de Rome, ils insistèrent beau- coup sur toutes celles de la Sainte-Chapelle du Palais, assurant qu’elles étoient préférables â celles de l’Italie 4 ». Les ossements des saints, en effet, constituaient alors aux yeux des fidèles une sorte de « palladium chrétien » non seulement pour l’église, mais pour 1. Grandes chroniques. — Les Gestes de l’empereur Charles le Chauf, ch. xiv. — La Vie de Ms* sainct Loys, liv. I, ch. xv. « Le clou dont Nostre-Seigneur lu clochifîé en la croix... chey du vaissel où il estoit, si comme l’on le donnoil aux pèlerins à baisier, et fu perdu en la foule et la presse des gens qui le baisoient... » Ceci se passait en 1231. 2. La Hollande pittoresque, t. II, p. 447. 3. Ce fut presque la ruine de cette célèbre abbaye. (Voir la France artistique et monumentale, t. III, art. Véqelay.) Pour se rendre compte de l’importance extraordinaire qu’on attachait alors à la posses- sion de certaines reliques, il faut lire la désolation qui éclata en 1050, à l’abbaye de Saint-Denis, quand on y apprit qu’une église de Ratisbonne prétendait posséder le corps de saint Denis l’Aréopagite. L’abbé convoqua alors toutes les sommités ecclésiastiques et politiques non seulement du royaume, mais de l’Europe entière, et ce fut devant une assemblée de princes et de prélats qu’on procéda à la vérification de la châsse qui renfermait les ossements du saint. Cette châsse, qui était scellée « par merveilleux art, selon l’ancienne coustume des orfèvres qui jadis furent », fut ouverte et laissa voir les ossements intacts du grand saint répandant une odeur si délicieuse « que il disoient que nulle espice, ne nulle odeur aromatique ne povoit si souef flairier ». La joie qui se manifesta alors, fut aussi grande que la tristesse avait été profonde. Elle éclata de la façon la plus bruyante. Le lendemain, le roi Henri Ier vint en pèlerinage de Paris, pieds nus, et la foule accourue de tous les points du royaume se pressa pendant vingt jours pour adorer ces reliques si heureusement retrouvées. Et cependant l’abbaye de Saint-Denis était particulièrement bien fournie en précieuses reliques. Outre saint Denis l’Aréopa- gile, elle possédait les corps de saint Denis l’apôtre des Gaules et de ses deux compagnons Éleuthère et Rustique, ceux de saint Eustache, de saint Firmin, de saint Hilaire de Poitiers, de saint Cucupha, de saint Eugène martyr, de saint Maurice, de saint Pérégrin, de sainte Seconde, de saint Patroele. de saint Panlrède, etc., conserves en entier ou en partie. Aussi pouvait-on dire avec le chroniqueur que le sanctuaire était « raempli et saoulé de corps sains, martyrs, confesseurs et vierges, qui laiens reposoient corporellement, dignement et honnestement ». 4. L’abbé Lebeuf, Dissert, sur l’hist. ecclésiastique de Paris, t. III, p. 426. 12G HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE la cité qui les possédait. Quand le peuple de Tournai, chassé par la terreur des Normands, déserta sa ville pour se réfugier à Noyon, il abandonna lotis ses biens, mais emporia le corps de saint Eleulhère. Pour ces âmes naïves, un pareil trésor possédait le pouvoir de conjurer la colère céleste, de pacifier les esprits, d’arrêter les fléaux, de prévenir les dangers. Au \e siècle, la contagion connue sous le nom de « mal des ardents » ayant éclaté en Aquitaine et ayant fait mourir en peu de jours quarante mille personnes, le corps de saint Martial fut retiré de son lombeau, promené La châsse de sainte Geneviève promenée dans Paris (d’après M illin). par la ville de Limoges et exposé en un lieu élevé, entouré de toutes les reliques conservées dans la province. En 1130, le comte Baudouin, pour mettre fin aux dissensions qui désolaient la Flandre, fit sortir procession- nellement dans les rues d’Audenaerde les corps de saint Gerulf, de saint Bavon, de saint Amand, de saint Wast, de saint Berlin, etc. En 1129, 1206, 1233, la châsse de sainte Geneviève fut portée dans Paris, et chacune de ces sorties coïncide avec un désastre ou une épidémie; lors de la maladie de Louis XV qui précéda sa mort, elle fut de nouveau découverte, exposée à l’adoration des fidèles et promenée à travers les rues de la capitale1. 1. L’abbé Texier, les Ostensions en Limousin, Ann. arcliéol., I. XV, p. 28L Le Maistre d’Anstainc., Aym. archéol., I. XIII, p. CL — Souvenirs de la ynarquise de Créquy, etc. LA MAIN-D’ŒUVRE RELIGIEUSE 127 Les reliques, en effet, clans bien des circonstances, n’attendaient pas que les dévots accourussent. Elles se déplaçaient pour aller au-devant d’eux. Qu’un incendie éclatât, qu’une inondation s'étendit sur la plaine, qu’une épidémie ravageât la contrée, qu’une catastrophe fût imminente, et, comme nous venons de le voir, les saintes châsses quittaient leur église majes- tueusement portées sur les épaules des principaux personnages, parfois même des princes et des rois, et leur apparition suffisait — on en était du moins persuadé — pour conjurer le fléau... ou tout au moins pour atténuer le développement, que sans cette mystérieuse intervention il n'aurait pas manqué de prendre. Parfois, la sortie de ces belles pièces d'orfèvrerie avait une action encore plus évidente et surtout plus lucrative. Au xne siècle, la cathédrale de Laon étant devenue la proie des flammes, les chanoines se décidèrent à faire faire une tournée â leurs châsses et reliquaires, dans le nord de la France et jusqu’en Angleterre, pour obtenir de la dévotion publique les moyens de reconstruire leur sanctuaire. Li filatères de l’église, Qui riche et bel sunt à devise, Portés furent en Engleterre Par gaaignier et par aquerre. C’est ainsi qu’un gracieux poète du siècle suivant, Gauthier de Coincv, raconte ce déplacement dans ses Miracles de la Vierge b L’attente des chanoines ne fut pas déçue. Tout le long du chemin on encaissa de géné- reuses offrandes. Hâtons-nous de reconnaître qu’en échange de ces pieuses contributions, les reliques effectuèrent plusieurs miracles, et dans le nombre, il en est un qui nous intéresse particulièrement. La grande châsse de Laon avait été exécutée par un orfèvre, qui, chargé d’ans et d’infirmités, vivait retiré dans Arras. En passant par cette ville, la châsse rendit la vue à son auteur. Voici en quels termes notre aimable narrateur rapporte cet événement : Quant à Arraz la liertre vint, Moult biau miracles y avint Et hautement fut receüe. Uns orfèvre qui sa veüe Perdu avoit par grant vieillescc X ans ou plus, quant la leesce Vint de la fiertre de Loon. Durement enquiert li vieus hon De la fiertre la vérité, La faiture, la quantité; 1. Les Miracles de la Vierge , ms. bibl. de Soissons. Cités par Didron ainc, A ni i. archéol., t. IX, p. 272. 128 HISTOIRE DE L'ORFÈVRERIE FRANÇAISE La vérité quant en entent, Plorant, les mains vers le ciel lent; Giete un soupir si profont : Hé mère au roy de tout le mont, Douce Dame, sainte Marie, Por Dieu, fait-il, aïe! aïe! Ceste fiertre, par grant entente A Loon fis en ma jouvente. Douce pucèle, respassez Par vostre douce piété Mes yex de ceste cécité, En tele manière qu’a grant joie La fiertre que vos fis revoie. Li bien créans, li bons homs vieus Maintenant fis laver ses yex. Du lavement des sainctuaires, Jgnélement ne tarda guaires, Li rendi cele sa lumière Qui de bien faire est coustumière, Cent fois baisa la fiertre adoncques Et vit plus cler que fait not onques Comme la malignité publique ne perd jamais ses droits, il se trouva alors des concurrents jaloux pour prétendre que les chanoines de Laon, toujours prudents et redoutant quelque funeste aventure, avaient précieu- sement conservé par devers eux leurs reliques et fait franchir la mer à leurs châsses vides1. Si l'accusation était fondée, le fait serait particulièrement intéressant pour nous. Il nous ferait rentrer dans le cercle étroit de nos études. Con- tinuation de la synecdoque précédemment indiquée, il montrerait que la dévotion se traduisait alors par le culte du contenant plutôt que du con- tenu, et par la fervente adoration des pièces d’orfèvrerie, châsses, liertes, reliquaires, qui, le plus souvent, étaient seules visibles. Parfois même, il n’était pas besoin que ces somptueux objets renfermassent des reliques pour être vénérés. L’histoire des statues miraculeuses de la Vierge pour- rait remplir un gros volume. Sens posséda jusqu’en 17R0 — où par ordre I. Ce ne serait point au reste le seul exemple de générosité dévoie provoqué par l’exhibition de simples pièces d’orfèvrerie. Mme île Créquy rapporte que, lors de la peste de Marseille, Mer de Bel- zunce, réduit aux plus dures extrémités et ne possédant plus pour soulager les moribonds dont il était entouré que sa croix d’or et sa crosse d’argent doré, la faisait offrir en vente. « Personne n’a voulu me les acheter, disoit le bon évêque; mais tous les orfèvres en ont payé cent fois la valeur et à plus de vingt reprises. Quand je n’avois plus rien, je renvoyois ma crosse et ma croix se promener dans toutes les rues de Marseille, afin d’y trouver un acheteur déporte en porte; on me les a tou- jours rapportées, quant et quant des boisseaux d’écus. C’éloit comme un talisman chrétien. » ( Souve- nirs de la marquise de Créquy, I. Il, p. 157.) LA MAIN-D’ŒUVRE RELIGIEUSE 129 de Louis XV il fut fondu — un retable d’or magnifique, ouvrage des deux fameux chanoines Bernelin et Bernuin. Ce retable était découvert deux fois par an, aux deux fêtes de saint Étienne, le 3 août et le 26 décembre, et ces jours-là on accourait de vingt lieues à la ronde pour contempler la merveille1. Mais quand, à la beauté et a la richesse de l’enveloppe, se joi- gnaient la célébrité du saint et la confiance en ses reliques, c’était encore bien autre chose. Surtout si les papes ou les prélats, les princes ou les rois, avaient pris soin de gratifier la châsse ou le reliquaire d’indul- gences spéciales, ou de quelqu'un de ces privi- lèges extraordinaires, qui peuvent aujourd’hui sembler extravagants. De ces hautes faveurs, aucune ne suscita une popularité plus grande, pour la châsse qui en devint l’objet, que celle octroyée au xne siècle par l’autorité royale à la fierte ou châsse de saint Romain à Rouen. Grâce à elle, chaque année, le chapitre de la cathédrale avait le droit, le jour de l’Ascension, de faire ouvrir les prisons de la ville et d’en tirer un prisonnier, qui, après avoir porté la fameuse fierte sur ses épaules, était rendu à la liberté. Tous ses crimes, quels qu’ils fussent, lui étaient pardonnés, les amendes qu'il avait encou- rues et les confiscations auxquelles il avait été condamné lui étaient remises, les dommages- intérêts dont il était passible envers les parties civiles se trouvaient du coup abolis. Ce privilège, si l’on en croit la tradition, avait été attribué à la célèbre fierte, en récompense des services que le saint avait rendus au pays, par sa légendaire victoire sur la fabuleuse gargouille. Il valut pendant tout le Moyen Age les plus riches offrandes au chapitre de la cathédrale, aussi bien de la part des prisonniers et de leurs familles, qui espéraient obtenir ainsi leur libération, que des innombrables étrangers attirés de tous les points du royaume par le désir d’assister à cette délivrance annuelle, effectuée au milieu d’une pompe et de cérémonies bien laites pour satisfaire la curiosité des fidèles. Il semble qu’un pareil joyau, si favorisé et si productif, aurait dû être l’objet d’un respect particulier et d’une vénération spéciale. II n’en fut rien cependant, et au cours de sa longue existence la châsse privilégiée fut soumise à de cruelles mutilations, Statuette de la Vierge en argent repoussé, ciselé et doré (xme siècle). 1. Ou Sommeuard, les Arts au Moyen Age, l. V, p. 25G. 17 130 HISTOIRE DE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE Slff^ Joyau de la Sainte Larme, de Vendôme. suivies de réparations et de reslaurations fâcheusement maladroites. Enfin, en 15G2, les protestants, maîtres de la cathédrale et de la ville de Rouen, s’emparèrent de tous les vases précieux, dépecèrent la châsse fameuse, envoyèrent à la Monnaie l’or et l’argent dont elle était couverte; puis, en présence du président d’Émandeville, de Noël Cotton et de quelques autres fanatiques, ils livrè- rent aux flammes les « ossements et reli- quaires du corps de saint Romain1 ». Au xve siècle, une autre relique non moins vénérée obtint de Louis de Bour- bon, comte de Vendôme, un privilège ana- logue, en suite d’un vœu qu’il avait fait, lorsque, après la bataille d’Azincourt, il lut emmené prisonnier en Angleterre. La Sainte Larme que Jésus-Christ répandit sur Lazare était conservée à l’abbaye des Bénédictins de Vendôme; et à partir de 1428, chaque année, le vendredi saint, la châsse magnifique dans laquelle elle était enfermée fut portée en grande solennité par les rues de la ville, suivie par une longue procession au milieu de laquelle figurait un prisonnier couvert d’un simple drap el tenant dans sa main un gros cierge de cire. Après la cérémonie, le prisonnier était mis en liberté. Cette curieuse « Larme », célébrée en vers et en prose, mais dont l’authenticité quelque peu suspecte donna lieu par la suite à de virulentes discussions littéraires et fit couler des torrents d’encre2, eut ainsi le privilège pendant tout le Joyau de la Sainte Larme, de Vendôme. 1. Floquet, Hist. du privilège de saint Romain en vertu duquel le chapitre de la cathédrale de Rouen délivrait anciennement un meurtrier tous les ans, 2 vol. — A. Deville, Notice sur la châsse de saint Romain. — Par Orderic Vital, on sait que la première fierte de saint Romain fut exécutée sur l’ordre de Guillaume Bonne-Ame (1079-1110). Un siècle ne s’était pas écoulé que, pour subvenir à une cruelle famine, elle fut dépouillée de ses plaques d’or et d’argent. Restaurée en 1179 par l’archevêque Rotrou, elle reçut une nouvelle parure de métal précieux et fut surmontée d’une crête ouvragée. Pendant quatre cents ans, elle fut gratiliée des adjonctions dont nous parlons plus haut (p. 92). Détruite, comme nous le disons, en 1562, elle fut restituée l’année suivante el encore réparée au siècle dernier par l’abbé Carré de Saint-Germain, qui obtint du chapitre la permission d’y placer ses armoiries. Mais l’archéologie moderne ne croit pas que cette châsse deux fois restaurée soit bien la châsse primitive, la châsse authentique. E.-H. Langlois a démontré qu’il existait entre elle et celle que décrit un inventaire de 1555 des différences notables; et M. A. Deville se demande si Pon ne doit pas supposer « que l’état dans lequel les calvinistes avaient laissé la châsse de saint Romain aura engagé le chapitre à lui substi- tuer, par une fraude pieuse et bien innocente du reste, celle de Notre-Dame, qui avait échappé aux protestants ». 2. Voir le Mistere de la saincte Lerme, réimprimé par A. de Montaiglon (collection Janet). — François de la Saugére, Histoire véritable de la sainte Larme ; Orléans, 1641. — J. -B. Tiiiers, Disser- tation sur la sainte Larme de Vendôme; Paris, 1699. — P. Mabillon, Lettre à l’evesque de Blois touchant le discernement des anciennes reliques ; Paris, 1700. — J. -B. Thiers, Réponse au P. Mabillon touchant la prétendue Larme de Vendôme ; Paris, 1700. — Histoire de la sainte Larme conservée au monastère de la sainte Trinité; Paris, 1778, etc. LA MAIN-D’ŒUVRE RELIGIEUSE 131 xve et le xvie siècle d’attirer la foule autour de l’heureux sanctuaire qui la possédait. Elle fut pour les Bénédictins de Vendôme la source de revenus considérables. Elle donna même naissance à un petit joyau, sorte d’enseigne de pèlerinage, en or, en argent ou en plomb, rappelant assez vaguement la forme d’une larme, et que les dévots emportaient comme un précieux souvenir des curieux événements qui s’étaient déroulés sous leurs yeux. Enfin, pour ne pas multiplier ces exemples qui ne touchent qu’indirec- tement à notre sujet, terminons en rappelant que la dévotion si particulière de Louis XI renchérit encore sur celle de ses prédécesseurs. Il imagina de faire la Vierge de l’église Notre-Dame de Bou- logne, comtesse de la ville, ensuite de recevoir celle-ci de ses mains, comme étant son homme lige. La cérémonie fut étrange. Le roi de France se présenta « desceint, déchaux, sans espérons », et offrit à la statue en signe de vasselage un gros cœur d’or1. Déjà comblée d’offrandes, l’église Notre-Dame de Boulogne devint à son tour un lieu de pèlerinage consacré, et ses murs se couvrirent d’ex-voto mémorables. Cette digression, un peu longue peut-être, n’était pas cependant tout à fait inutile. Elle permet de comprendre par quels moyens, en un temps où l’or et l’argent n’étaient rien moins que communs, les abbayes, les monastères, les églises et les couvents purent se procurer les quantités de métaux précieux indispensables pour mener à bonne fin ces magnifiques ouvrages d’orfèvrerie, dont toutes les descriptions ne peuvent donner qu’une idée imparfaite. Cette abondance d’or et d’argent leur était d’autant plus nécessaire que, pour mettre ces métaux en œuvre, ils possédaient, nous l’avons vu, des ateliers qu’il importait de ne pas laisser sans ouvrage. Aussi quand les recettes étaient insuffisantes, arrivait-il souvent aux moines orfèvres de recourir à la transformation des joyaux existants, accommodant les plus anciens au goût nouveau, ne respectant pas même les œuvres d’art dont la sainteté avait reçu une consécration solennelle. Parfois ils se bornaient à des adjonctions plus ou moins heureuses, comme pour le reliquaire de Jaucourt dont nous avons donné l’image dans un précédent chapitre, et qu’on gratifia au xv° siècle de deux anges servant de support. Joyau de la Sainte Larme, de Vendôme. 1. En R85, Philippe-Auguste, plus soucieux des prérogatives de la Couronne, s’était dispensé de faire hommage à la cathédrale d’Amiens pour les terres qu’il détenait de cette église, déclarant que le roi de France ne peut faire hommage à personne. HISTOIRE DE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE 132 Le plus souvent, au lieu d’anges, c’était un pied qu’on ajoutait, comme dans le reliquaire de l'église de Saint-Maclou à Bar-sur-Aube; ou, après l’avoir « pédiculé », on le garnissait à l’intérieur de gentilles figurines, comme on fit pour le reli- quaire ouvrant de Gharroux. Mais combien de pièces anciennes furent-elles entièrement re- fondues! Comme ces scribes des couvents qui grattaient les palimpsestes, effaçant les textes les plus précieux pour leur substituer des gloses parfois enfantines, les religieux n’attendirent pas toujours qu’une main profane anéantît leurs trésors. Ils firent maintes fois disparaître dans leurs creusets des chefs- d’œuvre qui avaient cessé d’être compris, des merveilles qui avaient cessé de plaire1. Le personnel qui peuplait ces ateliers monastiques était formé par l’apprentissage; — nous avons vu que les abbés envoyaient leurs jeunes frères se perfectionner aux bonnes écoles. — Il était aussi guidé par la tradition. Les procédés employés dans la pratique des différents arts étaient soigneusement codifiés et consignés dans des registres spéciaux, qui permettaient de transmettre de génération en génération une habileté technique dont la Communauté tirait à la fois profit et honneur. Un de ces précieux registres nous a été conservé. C’est V Essai sur divers arts du moine et prêtre Théophile2. A quel pays appartenait ce consciencieux écrivain? Dans quel monastère put-il réunir les éléments de son inappréciable livre? C’est ce qu’on ignore. Comme tous les religieux de son temps, Théophile écrivait en latin, et malgré certaines incorrections, le style de l’auteur ne laisse pas deviner quelle pouvait être sa langue maternelle. L’Italie et l’Alle- magne le réclament, sans produire autre chose que de vagues présomptions. Au fond, il importe peu, car son manuscrit n’a pas été élaboré plus spécia- 1. Parfois ces destructions eurent des motifs beaucoup moins plausibles. Amelot de la Houssaye rapporte que, en 1569, le cardinal Odet de Chàtillon profita de ce qu’il était abbé de Saint-Benoît-sur- Loire pour faire fondre la châsse de « ce grand patriarche », afin d’en avoir pour lui l’argent et les pierreries. A la fin du siècle dernier, Charles du Plessis d’Argentré, évêque de Limoges, obtint la suppression du monastère de Grandmont, afin d’augmenter les revenus de sa mense épiscopale, et appliqua tous ceux des instruments du culte qui étaient en métal précieux à ses besoins personnels. (Amelot de la Houssaye, Mémoires, t. II, p. 374. — L’abbé Texier, Diction, d'orfèvrerie religieuse, col. 824.) 2. Theophili prestyteri et monachi libri III seit diversantm artium schedula. Traduit et publié par le comte Charles de L’Escalopikr ; Paris, 1843. Reliquaire ouvrant de Charroux (fermé). LA MAIN-D’ŒUVRE RELIGIEUSE 133 lement pour l’Allemagne que pour la France ou l’Italie. L’auteur a recueilli ses notes un peu partout. Il avoue sans hésitation avoir emprunté à toutes les nations leurs, recettes et leurs secrets. Il semble même qu’il ait vu travailler les artistes grecs à Venise et peut-être à Byzance. Son but, à la fois modeste et pratique, n’est pas, du reste, de se poser en inventeur, mais bien en ouvrier habile et expérimenté, qui enregistre avec soin et méthode les résultats de ses observations, et qui mêle parfois à des constatations précises les traditions fabuleuses acceptées de son temps. Ses indications, toutefois, sont d’une netteté, d’une précision telles, qu’on a pu prétendre qu’il avait lui-même mis la main à l’œuvre1. A quelle époque exacte ce moine et prêtre écrivait-il ? On ne le sait pas davantage. On possède cinq manuscrits de son livre, un à Wolfenbüttel, un autre à Leipzig, deux à Cam- bridge et le dernier à Paris. Toutes ces copies appartien- nent, comme écriture, au xme ou au xive siècle. Que l’œuvre de Théophile soit antérieure, cela ne saurait être douteux. Mais faut-il, comme Lessing, qui le premier fit connaître ce précieux manuscrit, s’efforcer d’identifier notre auteur avec le célèbre moine Tutillo, de l’abbaye de Saint-Gall, et faire remonter son travail jusqu’au ixe siècle? Doit-on, avec Raspe, Morelli, Lanzi, Emeric David, de Mon- Reliquaire de Charroux (ouvert). talbert et Leclanché, le rajeunir de cent ans et le dater du xe ou même du xie siècle? Faut-il le rajeunir encore avec Labarte et Viollet-le-Duc, et l’attribuer au xne siècle, ou même au xin° avec l’abbé Texier2? Si nous avions à nous prononcer, nous hésiterions entre ces deux dernières L Gerspach, Histoire de la verrerie. 2. Lessing, Vom Alter der Oelmalerey ans dent Theopliilus Presbyter. — Raspe, A critical essay on oil-painting, p. 45 et 64. — Morelli, Notifia d’operc de disegno, p. \\\. — Lanzi, Storia pittorica HISTOIRE DE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE 134 opinions, qui concordent mieux, croyons-nous, avec le texte même de Théophile. Dans le prologue de son livre troisième, qui traite précisément de rOrfèvrerie, notre moine plaide, en effet, avec une ardeur trop vive la cause soutenue par Suger lui-même de la décoration des sanctuaires, pour qu’on ne soit pas amené à supposer qu’à l’époque où il écrivait, la magnificence du culte rencontrait dans certains milieux une opposition assez vive. Notre pieux écri- vain invoque l’autorité de David, celle de Salomon. Il rappelle les ordres donnés directement par le Seigneur à Moïse, relativement à la construction du Taber- nacle. « Ainsi, mon fils bien-aimé, ajoute-t-il, n’hésite pas, et crois ferme- ment que l’esprit de Dieu a rempli ton cœur, quand tu as orné son sanctuaire de tant d’embellissements et de si riches travaux. » Quel sens pourraient bien avoir ces dévotes exhortations si elles ne répondaient pas à une opposition hautement déclarée, à cette croisade à l’intérieur que saint Bernard menait avec tant de violence contre le luxe des églises et des monastères, à cette austérité rébarbative des Cisterciens, que les Clunisiens étaient alors tentés de consi- dérer comme schismatique et entachée d’hérésie? Le passage suivant, qui décrit avec une complaisance aimable les splen- deurs du culte, n’a, lui non plus, pas d’autre raison, d’autre but : « Animé par 1 espérance des vertus, ô mon cher fils, tu t’es approché avec foi de la maison de Dieu. Tu l’as décorée avec magnificence : parsemant les plafonds et les murs de travaux différents, de diverses couleurs, tu as en quelque sorte exposé aux regards une image du paradis, et son printemps éternel, diapré de fleurs, verdoyant de feuillages, et ses immortelles légions de saints, et les couronnes qui les distinguent. Tu as délia Italia, t. I, p. 66. — Emeric David, Discours hist. sur la peinture moderne, p. 159 et 188. — Leclanché et Jeanron, Vies des peintres de Vasari, t. III, p. 10. — ■ Labarte, Hist. des arts industriels. — Texier, Dictionnaire d’orfèvrerie religieuse, col. 1383, etc. LA MAIN-D’ŒUVRE RELIGIEUSE 185 forcé ainsi la créature à louer Dieu, son créateur, et à le proclamer admi- rable dans ses œuvres. » Et Théophile continue avec cette même onction sa description charmante : L’œil ne sait d'abord où se fixer. S’éléve-t-il vers les voûtes, celles-ci sont fleuries comme de superbes draperies; considère-t-il la muraille, c’est une image du ciel; et sur le sol, les flots de lumière brillante qui tombent des fenêtres enrichies de vitraux font scin- tiller les escarboucles et les rubis. Puis, revenant après ce long et délicieux plaidoyer au but principal de ce livre troisième, consacré, nous l’avons dit, à l’Orfèvrerie : « Enflamme-toi d’une ardeur laborieuse, s’écrie-t-il. Ce qui manque encore parmi les instruments de la maison du Seigneur, viens le compléter; sans eux les divins mystères ni le service des autels ne se peuvent accomplir. Calices, candélabres, encensoirs, vases pour recevoir les saintes huiles, burettes, châsses pour les saintes reliques, croix, reliures, etcy, sont indispensables aux besoins de l'Église1... » Ne semble-t-il pas que cette invocation — qu’on nous permette ce mot — date mieux cet ouvrage inestimable que les recherches de la plus scrupu- leuse paléographie. Où trouve-t-on, dans ces exhortations enthousiastes, un écho même très affaibli des terreurs superstitieuses qui précédèrent et suivirent directement la grande nuit de « l’an mil »? Où découvre-t-on la moindre trace de ces désespérances qui avaient si fort tenaillé tous les cœurs? N’y voit-on pas plutôt le reflet d’une période de renouvelle- ment et de retour à la vie qui caractérise le xne siècle? N’y reconnaît-on pas comme un écho de la parole de Suger et une réponse à cette préten- tion des religieux de Cîteaux, qui rejetaient les calices d’or, les reliquaires et les croix d’argent, comme de condamnables superfluités, peu compatibles avec les austérités du cloître? En dernier détail, au surplus, va achever de nous fixer, décrivant la façon de confectionner au repoussé un encensoir. « Quand tu auras donné à la partie supérieure la hauteur voulue, écrit notre moine, représentes-y des tours, à savoir, au sommet une tour octogone à huit fenêtres, au- dessous, quatre tours carrées à chacune desquelles seront adaptées des colonnettes, et entre elles des fenèlres allongées. Au-dessous encore exé- cute huit autres tours, trois rondes répondant aux carrées de la partie supérieure. Tu les orneras de fleurs, d’oiseaux, d’animaux ou de petites fenêtres; entre elles se trouveront quatre autres tours carrées2, etc. » Si l’on a gardé quelque mémoire de ce que nous avons dit au précédent cha- pitre, relativement au rôle si considérable que l’architecture commença de jouer au xie siècle dans la confection des pièces d’orfèvrerie, il n’est guère L Théophile, Diversarum artium schedula, lib. III (prologue, p. 122 et suiv.). 2. Ibid., ch. lix p. 204. 136 HISTOIRE DE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE besoin d'insister pour que l’on constate combien cette curieuse influence se faisait déjà sentir au moment où notre moine traçait son livre. En tout cas, et quelle que soit sa date exacte, ce traité si précieux, — où un écrivain compétent et heureusement inspiré révèle à des disciples choisis et aimés les procédés et les recettes que le peintre, le verrier, le mosaïste, le miniaturiste, le ciseleur, le fondeur, l’orfèvre, le joaillier, le facteur d’orgues ont besoin de connaître — ce traité montre quelle féconde activité régnait au Moyen Age dans la plupart des monastères et des couvents. Dans ce 1 i \ re troisième, qui nous intéresse d’une façon si spéciale, Théophile traite en soixante-dix-neuf chapitres de tous les problèmes qui concernent le bel art de l’orfèvrerie. Il commence par la construction des ateliers, dont il fournit le plan et indique les dispositions essentielles. Il parle ensuite des sièges des ouvriers, de la confection des fourneaux et des soufflets, puis viennent les outils, enclumes et bigornes, marteaux de toutes tailles, tenailles et pinces de toutes formes, filières, limes, burins, racloirs, outils tranchants, etc., à chacun desquels un chapitre est réservé, chapitre où l'on indique les services qu’on peut tirer de ces outils, alors que parfois, en un autre passage, on explique la façon de les fabriquer et de leur donner la trempe. Le pieux écrivain s’occupe ensuite des creusets, de la purification de l’argent, de sa fonte, de sa préparation pour le travail. Pour que la des- cription de la mise en œuvre soit plus facile à saisir, notre moine prend tour à tour les principaux instruments du culte, d’abord un grand et un petit calice, — un de ces calices pesants, aux formes amples et robustes, comme on en lit tant alors, et de si beaux. — Ces calices, il les exécute successivement en argent et en or, confectionnant l’un après l’autre chacun des fragments qui les composent : la coupe, le pied, le pommeau, la patène. Il traite ensuite de la passoire, de l’encensoir en métal repoussé et en métal fondu, etc., trouvant moyen, au cours de ces divers articles, de consacrer une suite de chapitres aux nielles, à la soudure, à la dorure, aux diverses manières de colorer l’or, aux pierreries et aux perles, à la façon de polir les cabochons, etc., et donnant, chaque fois que le sujet le comporte, des variantes pour chacun de ces travaux. — Il est impossible, on le voit, de procéder avec une méthode mieux déduite, plus logique, d’être à la fois plus simple et plus complet. Il n’est pas jusqu'aux recettes empiriques, aux pratiques mystérieuses, aux formules occultes, spéciales à ces époques lointaines où l’alchimie jouait un rôle si important dans l’industrie encore au berceau, que notre savant ecclésiastique ne recueille et n’enregistre avec une crédulité singulière. LA MAIN-D’ŒUVRE RELIGIEUSE 137 C/est ainsi que, pour tremper ses oui ils, il conseille à l’orfèvre de prendre un bouc de trois ans, de l’attacher dans une étable, de le laisser trois jours sans nourriture, de lui donner ensuite de la fougère et du pain, de l’enfermer après cela dans un tonneau percé de trous, par lesquels pendant trois nuits on recueillera son urine, et c’est dans cette urine que le fer devra être trempé. Il faut également citer sa recette de l’or espagnol , parce qu’elle enseigne la façon de faire de l’or avec d’autres métaux, et qu’on y trouve comme une recette de la trop fameuse pierre philosophale, dont la recherche constitua la préoccupa- tion majeure de l’alchimie pendant près de quinze cents ans. Née au ve siècle, à Byzance, de cette présomption que tous les métaux « nobles ou vils » ont une origine commune, et qu’au , sein de la terre ils se transforment naturel- lement, suivant une sorte de progression graduelle, devant finalement aboutir à la production de l’or, la croyance en la transmutation des métaux fut générale pen- dant près de treize siècles et trouva un nombre incalculable d’adeptes éminents et convaincus. Une foule de savants, Raymond Lulle, Nicolas Flamel, Arnaud de Villeneuve, Paracelse, passèrent, de leur temps, pour posséder la pierre philosophale. Pic de la Mirandole, dans son traité De auro, parle d’un homme qui fit de l’or par deux fois en sa présence avec du fer, et trois fois avec de l’orpiment. « Et il m’a convaincu, ajoute-t-il, par mes propres yeux, que le moyen de faire de l’or artificiellement n’est point un mensonge, mais un art véritable. » De son côté, Cardan n’hésite pas à écrire, dans son fameux livre De subtilitate, que l’apothicaire Tarvisinus, « devant le prince et les gou- verneurs de la République de Venise, mua le vif-argent en or; et de ce merveille, ajoute-t-il, restent encore aucuns vestiges ». Ces « vestiges », comme disait Cardan, on en trouvait au xve siècle dans nombre de trésors royaux ou princiers, où ils étaient curieusement conservés. Un Inventaire des joyaux d’or et d’argent de Philippe le Bon (1420) mentionne « une petite tasse d’or d’arquemie (alchimie) toute pleine (c’est-à-dire unie) pesant I marc x est. » Le continuateur de Du Cange cite une Lettre de rémission de l’année 1447, où on lit : « Et lors lui dist ledit maistre Jehan... qu’il avoit accointance à ung des habilles hommes du monde, nommé Baratier, 18 Calice ministériel (xmc siècle). i:N HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE qui esloit le meilleur arquémien (alchimiste) que on peust trouver, et avecques faisoit escuz d’arquemie, les plus beaulx que on pourroit dire1. » De pareils témoignages ne pouvaient manquer de persuader au public, et même à quelques érudits, que les trésors rapidement amassés par certains princes et surtout par les particuliers avaient pour origine les pratiques secrètes de l'alchimie. Simon de Phares, dressant la liste des principaux astrologues qui furent en réputation sous le règne de Charles Y, parle de maître Denis de Vincennes, « médecin à Montpellier et excellent astrologien, moult véritable en ses jugemens particuliers, très practicien et expers ». Cet astrologue, il l’aflirme du moins, aurait dévoilé au duc Louis d’Anjou que le trésor du roi pouvait être évalué à 18 millions d’or, « qui estoit belle chose ». « Aucuns (lient, ajoute Simon de Phares, que maistre Jehan de Mehun, mon consanguin, le lui assembla par vertu et puissance de la pierre des philosophes2. » Après cela on n’est guère surpris qu’en 1440 le roi Henri VI d’Angleterre ait accordé à trois alchi- mistes l’autorisation de faire de l’or dans son royaume; mais ce qu’on comprend moins facilement, c’est qu’en dehors de ces siècles d’ignorance et de barbarie, au xvne et même au xviii® siècle, tant de bons esprits et même d’hommes éminents, des prélats et des ministres, le cardinal de Richelieu lui-même, se soient laissés prendre à celte fantasmagorie3. Quelques cerveaux plus déliés avaient mis cependant leurs contempo- rains en garde contre ces billevesées. On cite un pape qui, en récompense des fameuses formules, avait fait remettre à l’inventeur une certaine quan- 1. Pic de la Mirandole, Conclusiones philosophicœ, cabalasticœ et theologicæ et Disputationes adversus astrologiam divinatricem. — Cardan, les Livres de la subtilité et des subtiles inventions ; Lyon, 1566. Liv. VI ( Des métaux ), p. 157. — Pluche, Hist. du ciel (t. I, p. 44), à l’art. Alcliymie. — Dict. hist. des mœurs, usages et coutumes des François ; Paris, 1767, t. III, p. 343. — De Laborde, Comptes des ducs de Bourgogne, t. II, p. 262. — D. Carpentier, Glossarium novum, 1. 1, sous Arquemia. — Hoefer, Hist. de la chimie. — Louis Figuier, l’Alchimie et les alchimistes. 2. Abbé Lebeuf, Dissert, sur l'hist. ecclésiast. et civile de Paris, t. III, p. 456. 3. « Ne sachant où trouver de l’argent, il (le cardinal) prête l’oreille à un misérable souffleur qui « remplissoit la cour de fumée », dit agréablement Grotius, par un jeu de mots qui a beaucoup de grâce dans la langue latine. Ce personnage s’appeloit Boismaille. Il se vantoit d’avoir trouvé la pierre philosophale et promettoit de fournir deux cent mille écus par semaine. « Merveilleuse res- source (ajoute l’ambassadeur de Suède en raillant) dans la disette d’argent où cette cour se trouve! » Louis et son ministre firent travailler Boismaille; on le regardoit comme un homme envoyé du ciel. Mais la vanité de ses promesses fut bientôt reconnüe. A la sollicitation des Capucins qu’il avoit autre- fois quittèz pour se faire protestant, et contre lesquels il disoit de terribles choses, l’imposteur est mis en prison à Vincennes. A quoi pensoit ce maître fou pour s’attaquer aux Capucins appuiéz du Père Joseph? » (Michel Le Vassor, Hist. du règne de Louis XIII, liv. XLI, t. XVII, p. 4.) Mentionnons encore le passage des Mémoires de Casanova , (t. IV, p. 399) où, parlant d’une dame qui avait été liée avec le célèbre Boerhaave, il dit : « Elle me montra une lame d’or qu’il avait faite en sa présence et qui, avant la transmutation, était de cuivre »; et deux passages des Souvenirs de la marquise de Créquy (t. I, p. 196, et t- VI, p. 120), où il est question 1° de nobles à la rose faits d'or philosophique, dont Mme de Créquy possédait un exemplaire qu’elle céda à Mme d’Urfè; 2° d’un minéralogiste appelé Sage, qui se vantait de « faire de l’or en barre avec de la terre glaise ». On voit que, jusqu’à la fin du xvmc siècle, la croyance en la pierre philosophale persista. LA MAIN-D’ŒUVRE RELIGIEUSE 139 tité de bourses, disant que, puisqu’il savait faire de l’or, il ne devait souhaiter que d’avoir de quoi le loger. De son côté, Bonaventure Des- perriers, dans son Cymbalum Mundi, tourne gaiement en ridicule les alchi- mistes qui s’épuisent à la recherche de la pierre philosophale. Mercure, importuné par leurs supplications et leurs disputes, après la leur avoir mon- trée dans le sable, la réduit en poudre qu’il répand sur le sol leur disant « qu’ils cerchassent bien, et que s’ils en trouvoyent seule- ment une pièce, ils feroient merveille, transmueroyent les métaux, romproyent les barres des portes ouvertes, guéri- royent ceulx qui n’ont point de mal, impetreroyent facile- ment des dieux tout ce qu’ils voudroyent, pourvu que ce fust chose licite et qui deust adve- nir, comme après le beau temps la pluye, fleurs eL serain au printems, en esté poussière et chaleur, fruits en automne, froid et fanges en hyver : en quoi il se moquoit du vain labeur des alchimistes1 ». Mais, au xii° et au xine siècle, la croyance en la science her- métique était article de foi. Et il n’était pas un écrivain trai- tant de la mise en œuvre des métaux qui ne crût de son devoir de donner une formule pour obtenir la fameuse transmutation; formule d’une obscu- rité impénétrable — et pour cause — ou d’une telle complication, qu’on pouvait être certain de l’impossibilité d’en remplir toutes les conditions. Sous ce rapport, Théophile n’a garde de rester en arrière, et sa composi- tion de ce qu’il appelle l’or espagnol vaut la peine d’être consignée ici. « L’or appelé espagnol, écrit-il, se compose de cuivre rouge, de poudre de basilic, de sang humain et de vinaigre. Les Gentils (à cette époque l’Espagne était encore au pouvoir des Maures), dont l’habileté dans cet art est prouvée, se procurent des basilics de la façon suivante : Reliquaire, dit de Samson (lace). (Cathédrale de Reims.) Reliquaire, dit de Samson (revers). (Cathédrale de Reims.) L Du Verdier vau Privas, Bibl. franc., p. 1177. — Bonaventure Desperriers, Cymbalum Mundi. — Bayle, Dictionn., à l’art. Periers. HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE liO ils élablissent sous terre une pièce entièrement dallée; ils y mettent deux vieux coqs de douze à quinze ans, qu'ils nourrissent grassement; ceux-ci, quand ils sont engraissés, excités par la chaleur de leur embonpoint, s’ac- couplent et pondent des œufs; alors on ôte les coqs, et pour couver les œufs on les remplace par des crapauds qu’on nourrit avec du pain. Les œufs couvés, il en sort des poussins mâles auxquels, au bout de sept jours, poussent des queues de serpent. Aussitôt, si la chambre n’était dallée, ils pénétreraient dans le sol. Pour prévenir cela, on place ces poulets dans de grands vases d’airain criblés de trous et on les enfouit sous le sol pendant six mois, les laissant se nourrir de la terre qui pénètre par les trous; après quoi on retire les vases, on les soumet à un grand feu jusqu’à ce que les basilics soient incinérés. Puis, après refroidissement, on broie le tout en additionnant d’un tiers de sang d’homme roux. Ce mélange des- séché doit être trituré, puis détrempé de vinaigre fort. Ensuite on prend des lames très minces de cuivre rouge très pur. On applique de chaque côté une couche de cette préparation, et l’on présente à la flamme; quand la lame a été suffisamment chauffée, on retire et on lave dans le même liquide, et on continue ainsi jusqu’à ce que la préparation, ayant pénétré le cuivre de part en part, celui-ci prenne le poids et la couleur de l’or. — Cet or, ajoute Théophile, est propre à tous les usages1. » Ces singularités, on pourrait même dire ces extravagances, ne doivent pas nous faire perdre de vue, toutefois, les renseignements techniques, si bien exposés, si complets, que contient le livre du savant « prêtre et moine », et qui jettent un jour précieux sur la main-d’œuvre artistique à son époque et sur le travail discret et soigné auquel se livraient les religieux, dans le silence du monastère et à l’ombre du cloître. Il semble que, pour stimuler cette pieuse activité, quelques prélats n’aient pas hésité à violer la Règle de saint Benoît, et qu’ils aient accordé à plusieurs de ces artistes, parmi les plus méritants, des distinctions spéciales. Si nous en croyons l’abbé Lebeuf, à Auxerre, l’évêque Geoffroi de Champ-Allemand, qui, au milieu du xie siècle, décora magnifiquement sa cathédrale, réservait trois de ses prébendes à trois ecclésiastiques particulièrement habiles dans la pratique des industries d’art. La première était destinée à un orfèvre (aurifabrum mirabilem ), la seconde à un verrier, la troisième à un peintre. La métropole de Sens, à la même époque, possédait une orga- nisation semblable. Un nécrologe du ixe siècle mentionne les noms des chanoines Bernelin et Bernuin, orfèvres de la cathédrale2. Ces encoura- gements durent porter leurs fruits, et ces féconds labeurs continuèrent \. Üiversarum artium schedula, ch. xlvii, p. 180. 2. Lebeuf, Mém. concernant l'église d'Auxerre, II, 244. — Du Sommerard, les Arts du Moyen Age, V, 250. — Texier, Dictionn. d'orfèvrerie religieuse, col. 247 et 952. LA MAIN-D’ŒUVRE RELIGIEUSE 141 d’être honorés jusqu’au jour où, l’état économique et social de la popu- lation civile se trouvant transformé, des modifications équivalentes s’intro- duisirent forcément dans l’organisation des monastères. Les abbés n’eurent pas alors trop de tous leurs soins pour rétablir dans leurs couvents une règle sévère. On reprocha même à certains d’entre eux de se laisser absorber par ces grands travaux de décoration, tandis qu’ils avaient des devoirs d’un ordre plus relevé à remplir. Grégoire de Bavelinghem, abbé d'Andernès, fut blâmé pour avoir négligé la direction de son monastère et s’être adonné entièrement aux ouvrages d’orfèvrerie dans lesquels il excellait : Qui maman ad fortia mittere debint, operi fabrili cujus erat sciolus, opérant dédit. Plus tard, les moines eux-mêmes regardèrent ces pénibles occupations comme au-dessous d’eux et se confinèrent dans les devoirs du culte, dans la douce contemplation, la lecture et les promenades du cloître. Dès lors, la pratique de l’orfèvrerie disparut des couvents, et quand ceux-ci voulurent se procurer quelque joyau précieux, il leur fallut faire appel aux artisans du dehors. En 1240, la châsse de sainte Geneviève, en or, argent et pierreries, exécutée par saint Eloi, ayant paru trop simple, l’abbé en fit refaire une nouvelle par un orfèvre parisien du nom de Bonnard. « L’artiste, écrit l’abbé Lebeuf, mit dix-huit mois à son travail. La châsse fut bénite le 28 octobre 1242. Elle avait la forme d’une église. Gontre les faces laté- rales étaient appliqués les douze apôtres qu’abritaient des arcades. Aux deux extrémités, on voyait en relief la Vierge et sainte Geneviève1. » Un siècle et demi plus tard, l’abbé de Saint-Germain-des-Prés, trouvant que la châsse du saint patron de son illustre monastère ne répondait plus à la magnificence et à la renommée de son abbaye, fit mander trois orfèvres parisiens, Jean de Clichy, Guillaume du Pour et Guillaume Boey, pour refaire cette châsse plus grande et plus belle. Et le contrat qui intervint entre les parties mérite d’être analysé, car il jette un jour curieux sur les relations des artistes de ce temps avec le clergé qui les employait. Indépendamment d’une rémunération quelque peu dérisoire, l’abbé était tenu de nourrir ses orfèvres, qui habitaient l’abbaye et, de peur de malver- sations, ne devaient point en sortir. En conséquence, « pour chacun jour qu’ils vaqueront en ladite besogne, et tout à jours non ouvrables comme festes et dimanches », il devait leur être « baillé et livré à déjeuner à chaque matin, à deux personnes, un pain du couvent et une peinte de vin ; à l’heure de disner, à deux personnes, deux pains du couvent, une peinte de vin et une pièce de chair de bœuf ou de mouton, et du potage bien et suffisamment, et au souper pareillement comme au disner; et aux jours que I. Lebeuf, Histoire du diocèse de Paris, l. I. HISTOIRE DE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE i on ne mangera pas de chair, nous donnerons à chacune personne trois œul's ou deux harens pour pitance, et du potage à disner; et au souper à chacune personne deux œufs et un harent, et un fourmage pour toute la semaine, tels que nous avons; eL aussi serons tenus de leur bailler bûches bien el convenablement pour eux chauffer, chandelles pour eux coucher et souper convenablement, quand ils en auront nécessité. Nous serons tenus de leur bailler un bon coffre en lieu seur comme dessus, où seront mises les parties el ouvraiges de ladite châsse bien et seurement, auquel coffre aura deux clefs dont lesdits en auront une et nous l’autre. » Ce travail dura une année. « Le plan en était magnifique, c’était la Sainte-Chapelle en or, avec sa flèche, avec sa toiture d’or fleurdelisée, avec ses broderies où res- plendissaient 175 émeraudes, 51 grenats, 25 améthystes, 30 calcédoines, 220 perles orientales, avec les statues des douze apôtres et les deux por- tails merveilleusement sculptés... » Le jour où cet admirable ouvrage apparut au fond du sanctuaire, la foule des fidèles afflua pour le con- templer; et le Tout-Paris d’alors déclara n’avoir jamais rien vu d’aussi parfait. Mis en goût par le succès qu’avait obtenu cette pièce superbe, l’abbé Guillaume demanda aux mêmes orfèvres d’exécuter, pour son église, une croix processionnelle de vermeil, semée de pierres précieuses, et un devant d’autel en cuivre doré, d’un dessin noble et somptueux. — Désormais, la main-d’œuvre civile avait remplacé, dans la décoration du sanctuaire, le travail recueilli des humbles religieux. Ampoule montée en vermeil. (Musée de Caen.) CHAPITRE HUITIEME Da fOam-cTc^uvEe civile Luxe des rois, des princes, des seigneurs. La sécurité indispensable au développement de l’orfèvrerie. Premiers groupements professionnels. — Confréries et Communautés. Étienne Boileau et le Livre des Métiers. Les Ordonnances de Philippe le Bel. — Le poinçon de garantie. Les Cardes de l’Orfèvrerie et la Chambre des Monnaies. Les enceintes privilégiées. — Les orfèvres à Rouen, Lyon, Orléans, Montpellier et Limoges. elle que la décrit Théophile, la main-d’œuvre en orfèvrerie n’est pas trop différente de ce qu’elle devait être dans les ateliers de la Gaule romaine. Ainsi, dans ce chaos de la féodalité naissante, les monastères, mieux défendus que les habitations privées par le respect qui s’atta- chait à leur caractère sacré, avaient constitué — au milieu des populations asservies et exposées à des tribulations incessantes — de véritables oasis, qui, grâce à leur tranquillité relative, à la sécurité qu’elles offraient aux artisans et aux artistes soumis à leur Règle, devaient former de véritables conservatoires des arts, des sciences, des lettres et même de l’industrie. Ce privilège, hâtons-nous de le constater, n’avait pas toujours été pacifique. L’axiome « qui terre a, guerre a » était d’autant plus connu dans les couvents, à cette époque, que les églises, monastères et abbayes possédaient, nous l’avons vu, d’énormes domaines. Il faut lire dans les Grandes chroniques les sanglants démêlés de l’abbé et des religieux de Saint-Denis avec le fameux Bouchard, tige des Montmorency; ceux de l’église de Reims avec le comte Ëblon de Roucy; et les luttes de Druon de Monchy eL de l'église Saint-Pierre de Beauvais. Pour résister â de HISTOIRE DE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE 144 pareils ennemis, il fallait des arguments moins platoniques que l'excom- munication. Aussi les prélats n’hésitaient pas à revêtir la cuirasse et « s’entre-couroient à armes et à batailles » sur leurs ennemis. Les récits du temps sont pleins de leurs exploits, et Louis le Gros, qui se posa dès l’abord en défenseur des évêques, put ensuite, grâce à leur concours, tenir les Normands en échec. 11 n’est pas jusqu’au vertueux Suger, « au moyne Sugier de Saint-Denys, qui depuis fu abbé », qu’on ne vit défendant, par ordre du roi, le « chasteau de Thoury en Beaulce ». Enfin, à la bataille de Bouvines, on put distinguer au premier rang des combattants « Frère Garin, l'esleu de Senlis, tout armé, non mie pour combattre, mais pour amonester et pour exorter les barons et les autres chevaliers à l’honneur de Dieu, du Boy, du Royaume, et à la défense de leur propre santé1 ». On comprend qu’en un temps où le roi de France ne pouvait se rendre de Paris à Orléans sans être accompagné d’une véritable armée, la mise en œuvre des métaux précieux et la fabrication des belles orfèvreries devaient constituer une industrie dangereuse et précaire. Les ateliers des couvents rendirent donc un véritable service à nos arts mobiliers, en se transmettant — à peu près intacts — les procédés et les tours de main qui avaient antérieurement permis de réaliser tant d’ouvrages admirables. Mais ce serait, d’autre part, mal connaître la passion de nos ancêtres pour les coûteuses argenteries et pour les bijoux magnifiques que de croire que, malgré l’incertitude du temps, ils abandonnaient aux sanctuaires et à leurs prélats le privilège exclusif de posséder de dispendieux joyaux et des vases d’argent et d’or. Le déploiement, l’étalage de ces somptueuses parures et de ces éblouissantes orfèvreries faisait, au reste, partie de l’apanage princier et du faste royal. Charlemagne, dont nous avons constaté le superbe ajuste- ment, décrivant les splendeurs de sa propre Cour, énumère avec complai- sance les beaux vases en métal précieux, dans lesquels il était journellement servi. Louis le Débonnaire fut couronné et sacré, dans un costume aussi brillant que celui revêtu par son illustre père : S’ot coronne d’or sor la tieste, Et tint le sceptre par grant fieste Et l’espée et le pum (globe) d’or, Si qu’empereress fait encor. Il n’était, du reste, pas de seigneur un peu riche qui ne fût servi en vaisselle d’or et d’argent. Le Roman de Partenopex de Blois énumère avec complaisance les 1. Grandes chroniques, t. III, p. 212, 213, 216, 278; t. IV, p. 174. Pl. XI HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE. CROIX RELIQUAIRE DE CLAIRM ARAIS ~a/c c/c c/atnâ- (fl/tcr-l LA MAIN-D'ŒUVRE CIVILE 145 Couteaux, saillières et cuillers Coupes, henas (hanaps) et escuelles D’or et d’argent qui figuraient sur les tables princières. Guillaume de Poitiers, décrivant la cour plénière que Guillaume le Conquérant tint à Fécamp, aux fêtes de Pâques, nous montre la table de ce prince couverte de vases d’or et d’ar- gent, et le maître de ces richesses buvant dans des cornes, qui, à leurs extrémités, étaient enrichies d’ornements de même métal. Enfin Philippe Mouskes, parlant d’Isabelle de Vermandois, comtesse de Flandre, a grand soin de nous dire : En vasselemente d’argent Se faisoit siervir biel etgent1. Ces coûteuses et resplendissantes orfèvreries, les grands personnages, pour s’en faire honneur, les exposaient, aux jours solennels, sur des dressoirs somptueux. Villaret a prétendu que l’usage de ces dressoirs n’était pas antérieur au règne de Charles Y, c’est une erreur qu’il importe de rectifier. Dès le vie siècle, en effet, on rencontre dans le trésor de nos rois des pièces d’orfèvrerie de dimensions et de poids, qui les rendaient à la fois peu maniables et d’un usage à peu près impossible. Comme conséquence, on est amené à supposer qu'elles étaient simplement de parade et qu’il devait exister des meubles spécialement construits pour permettre de les exposer aux regards. C’est ainsi que, parmi les nombreux échantillons de vaisselle d’or et d’argent qui tombèrent entre les mains du vainqueur, lors de la défaite et de la mort du patrice Mummolus, on constate la présence de quinze grands bassins, dont un, entre autres, pesait 170 livres. Il est évident qu’un plat pareil ne pouvait être qu'un meuble d’ostentation. Il en était vraisemblablement de même pour le plat d’or massif dont Chilpéric tirait vanité, et qui pesait 50 livres; de môme encore pour ce plat de 62 livres qu’ArnouId, évêque de Metz, vendit pour subvenir aux besoins de son clergé. Ailleurs, nous voyons le roi Sisemond d’Espagne promettre à Dagobert un plat de 500 livres, « précieux surtout par la beauté de son travail »; et Lothaire, pour combattre ses frères, prend dans le trésor d’Aix-la-Chapelle deux énormes plats figurant en relief la cosmographie terrestre et céleste, et dont la magnifique décoration ne devait guère servir à supporter une charge de gibier, de poisson ou de viande. Il n’était pas jusqu’aux prélats eux-mêmes qui 1. Philippe Mouskes, Chronique rimée, v. I2149-I937G. — Legrand d’Aussy, Histoire de la vie privée des François , III, 151. 19 1 56 HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE n'aimassent à faire étalage de leur coûteuse orfèvrerie. « Quelle sorte de vaisselle ont les évêques? — Ils ont de beaux et vastes buffets d’or et d’argent, des pots, des flacons. — Et les pauvres? — Les pauvres ont les croûtes de pain qui restent sur leurs tables1. » Pour répondre à ces besoins profanes, il fallait donc une quantité considérable d’artistes et d’artisans. Aussi, dès les temps les plus anciens, voyons-nous l’orfèvrerie civile tenir sa place à côté de la fabrication reli- gieuse, modeste d’abord, puis peu à peu grandissante, jusqu’au jour où elle arrivera à supplanter complètement sa rivale. Nous avons plus haut rappelé un passage de Grégoire de Tours montrant l’ex-comte Leudaste arrêté au moment où il marchandait, aux étalages du parvis Notre-Dame et de la place du Palais, des pièces d’orfèvrerie qui y étaient exposées. Au milieu du xie siècle, Jean de Garlande constate la présence sur le Grand-Pont d’un nombre respectable d’orfèvres, chez lesquels on trou- vait toute sorte de vaisselle d’or et d’argent, des fermaux, des colliers, des anneaux, en un mot tous les bijoux alors en usage, la plupart enrichis de pierreries. Plus tard, quand les Communes émancipées par la Royauté eurent û leur tour, suivant l’expression de Michelet, « fondé le roi » ; lorsqu’un peu de sécurité eut succédé aux troubles permanents, soigneu- sement entretenus par la féodalité; lorsque, enfin, les villes municipales, franches, royales ou de bourgeoisie, eurent conquis une sorte d’autonomie et un commencement d’indépendance, on vit l’esprit d’association, vieux levain des mœurs germaniques, souvenir et résurrection de ces gildes Scandinaves qui jadis avaient produit de si profitables effets, grouper les premiers bourgeois émancipés et donner le jour aux corporations naissantes 2. Pour ne pas éveiller, dès le principe, des susceptibilités dangereuses qui auraient pu effaroucher le pouvoir royal, le code qui régissait ces Communautés demeura secret. Elles se dissimulèrent sous des apparences de pratique religieuse. C’est ainsi que, sous le règne de Philippe-Auguste, un certain nombre d’orfèvres prirent l’habitude de se rendre à Montmartre et de faire célébrer à des dates fixes, dans la chapelle des Saints Martyrs, des messes particulières. Cette dévotion, qui revêtit bientôt le nom et la forme d’une confrérie placée sous le vocable de saint Denis et de ses compagnons, permettait, à l’aller aussi bien qu’au retour, de rapides conférences qui échappaient à toute surveillance directe de l’autorité. De 1. Villaret, Histoire générale de France, — Annales de Saint-Bertin. — Vigiles de Charles Vil. — Legrand d’Aussy, Vie privée des François, III, 153, 159,161. — Legrand d’Aussy, qui rectifie Villaret, tombe dans une erreur analogue en prétendant que les buffets, dont il est si souvent question, sont des meubles d’or et d’argent. Le mot buffet s’appliquait alors à la garniture de ces meubles. 2. Dictionnaire de Jean de Garlande. — Documents inédits sur l'Histoire de France, p. 584, art. 37, 38. — Augustin Thierry, Essai sur l’histoire du Tiers État. LA MAIN-D'ŒUVRE CIVILE 147 la sorte, en 1202, les confrères purent élire un administrateur, puis deux, puis quatre, puis huit, dont deux seulement étaient en charge. Et cette première association acquit assez rapidement une notoriété et une impor- tance assez considérables, grâce à des fondations pieuses et aux indul- gences qu’elle sut obtenir. Saint Louis, ami des humbles, et qui dès le début de son règne avait pu sentir le poids de la tyrannie féodale, donna un commencement de sanction aux règles et aux statuts qui régissaient ces Communautés obscures, en faisant recueillir leurs usages par son prévôt des marchands, Étienne Boileau. Cette codification constituait, par la substitution du droit écrit aux coutumes verbales, une sorte de reconnaissance, de consécration royale, dont les Communautés, fidèles à l’esprit du temps, ne manquèrent pas de se parer comme d’un titre de noblesse. C’est à cette époque qu’elles commencèrent, comme les villes et les seigneurs, à faire usage d’un sceau donnant à leurs déclarations un caractère authentique1. Plus tard, toujours comme les seigneurs, elles eurent leurs bannières, et de la sorte, elles arrivèrent à former une nouvelle féodalité, moins batailleuse que l’autre, mais plus riche, moins remuante, mais également oppressive; force nouvelle qui dans bien des cas servit à la royauté pour tenir en échec les deux grandes puissances du temps : la noblesse et le clergé, el qui dans d’autres cas tint en échec le roi lui-même. Nombre de points restent encore obscurs dans ces premiers Statuts. Bien que le prévôt des marchands passât pour un homme peu traitable et assez rude justicier pour envoyer au gibet son propre filleul et son compère2, l’enregistrement auquel il procéda des coutumes librement adoptées par les métiers n’eut rien de fiscal ni surtout d’inquisitorial. Mais la défiance était alors considérée comme une vertu nécessaire. Aussi, malgré l’utilité incontestable de cette codification dressée et rédigée — comme le remarque l’orfèvre Le Roy — d’après des « usages qui se pratiquoient de tems immémorial chez nos Orfèvres, par une tradition con- 1. Le premier sceau que posséda la Communauté des orfèvres parisiens, et qu’on peut voir encore pendant au bas de vieilles chartes, fut gravé certainement sous le règne de saint Louis. De forme circulaire, il nous montre le Patron de l’Orfèvrerie, en habits pontificaux, crossé, mitrè et tenant dans sa main droite le marteau, outil par excellence de l’orfèvre. La figure est debout sous une espèce de porche architecture dans le goût du temps et porte à l’entour ces mots : S (igillum) Confrérie S. Eligii Aurifabrorum. 2. « lce Boileaue pendi son filleul, pour ce que sa mère luy dist qu’il ne se pooil tenir d’embler (de voler); et si fist pendre son compère, pour ce qu’il renia une guclle (bourse) de deniers que son hoste luy avoit baillié à garder. » ( Grandes chroniques. — La Vie de Monseigneur Saint Loys, ch. LXXIV.) Pierre Grincore n’a pas manqué de s’emparer de celte double anecdote et de la mettre à la scène dans son mystère de la Vie de Monseigneur Saint Loys. (Voir Œuvres complètes de Grin- gore, édition Daffis, t. Il, p. 191 et suivantes.) 148 HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE servée jusque-là sans écritures, mais qui n’en éloient pas moins avouéz de rautorité publique, comme l’étoient alors la coutume de Paris et les autres coutumes locales, qui ne furent écrites que longtemps après 1 » ; malgré l’entente des déposants à donner une officielle publicité à une réglementation volontaire, qu’ils considéraient comme particulièrement favorable au bon fonctionnement de leurs professions respectives, on sent encore bien des réticences dans leur déposition, et certains articles demeurent enveloppés dans un mystère voulu, qui n’est pas sans témoi- gner d’une prudence exagérée. Et, pourtant, c’est à ce Livre des métiers (pie les orfèvres parisiens, réunis sous une même police, soumis à des lois spéciales et à une administration commune, durent de pouvoir constituer une corporation distincte, à laquelle appartint jusqu’à la Révo- lution le privilège exclusif de façonner et de vendre les ouvrages d’or et d’argent. Ces premiers statuts sont à la fois simples et courts. Ils ne compor- tent que douze articles. — Le premier proclame la gratuité et la liberté de la profession. Qui veut s'établir orfèvre le peut, à condition de savoir le métier et de se conformer à ses us et coutumes. Mais il ne dit rien sur le recrutement. Il se trouve ainsi en désaccord avec les articles IV et V, qui limitent l’apprentissage, et il y a là un premier point qu’on semble avoir tenu à laisser dans l’ombre. — Le second et le troisième articles règlent le titre de l’or et de l’argent dont les orfèvres parisiens peuvent faire usage et qui doit être à « la touche de Paris », la plus élevée qui fût alors au monde. — Les articles IV et V réduisent à un seul le nombre des apprentis étrangers à la famille, mais ils permettent au Maître d’enseigner le métier à tous ses parents, aussi bien qu’à ceux de sa femme, quel que soit du reste le degré de parenté. L’apprentissage, pour les uns comme pour les autres, est fixé à dix années. — L’article VI interdit tout travail de nuit , si ce n’est pour le roi, la reine, leurs enfants ou leurs frères, ou encore pour l’évêque de Paris. Ainsi, dès le xmc siècle, les orfèvres justi- fient l’orgueilleuse devise qu’ils allaient adopter plus tard : in sacra inque coronas. — Par l’article suivant, les déposants constatent qu’ils sont exempts de tous droits de vente et d’achat, comme du reste cela avait lieu dans les autres professions de grand luxe, qui constituaient parmi les gens de métier une sorte d’aristocratie. — L’article VIII ordonne la fermeture des boutiques les jours de fête; mais comme l’amour du luxe et la coquet- terie ne chôment jamais, et qu’il ne faut pas priver la corporation de fruc- tueuses aubaines, il est convenu qu’une seule boutique demeurera ouverte à 1. Pierre Le I iov, Statuts et privilèges du corps des marchands orfèvres -joyailliers de la ville de Paris (1759), p. 2. LA MAIN-D’ŒUVRE CIVILE 149 tour de rôle, et que le gain réalisé par son titulaire sera déposé dans une boîte spéciale, où l’on serrait les deniers à Dieu prélevés sur les autres ventes. Cet argent — coutume touchante — servait à offrir tous les ans, le jour de Pâques, un banquet aux pauvres de l’Hôtel-Dieu de Paris b — Par l’article IX, les confrères s’obligent à respecter les Statuts et règlements ainsi codifiés. — L’article X constate qu’ils sont exempts du guet. — L’article XI règle la nomination des Gardes et prud’hommes, alors au nombre de trois, sans dire comment cette élection a lieu et sans déterminer au juste les pou- voirs des élus ni l’époque de leur entrée en fonctions ; au- tant de points encore qui de- meurent à l’état d’indécision voulue. — Enfin, le XIIe et der- nier article veille aux infrac- tions et édicte des pénalités qui, prononcées par le prévôt des marchands, peuvent s’éle- verjusqu’au bannissement pen- dant six années1 2. Il convient de ne point passer trop rapidement sur ces statuts primordiaux. Ils nous permettent, en effet, de relever quelques erreurs capi- tales qui, s’abritant sous l’autorité de noms justement appréciés, sont reçues un peu trop facilement comme vérités acquises et tenues pour faits indiscutables. La première de ces erreurs concerne les métaux que les orfèvres avaient le droit de mettre en œuvre. « On entend aujourd’hui par Orfèvrerie l’art de travailler l’or et l’ar- gent, écrit M. Labarte, au commencement de l’étude magistrale qu’il consacre à ce bel art. Nos orfèvres modernes ne daigneraient pas toucher à des matières moins précieuses; mais, au Moyen Age et même au temps de la Renaissance où les riches métaux n’étaient point aussi abondants, 1. Cette édifiante coutume fut observée jusqu’en 1611. 2. René de Lespinasse et François Bonnardot, les Métiers et corporations de la ville de Paris. — Le Livre des métiers d’Étienne Boileau, litre XI, p. 32. Boutique d’orfèvre au Moyen Age. Le Comptoir du Juif de la rue des Biilettes, d’après un ancien vitrail. 150 HISTOIRE DE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE les orfèvres travaillaient le cuivre et d’autres métaux à l’égal de l’or et de l'argent. » « L’orfèvrerie au Moyen Age, écrit d’autre part l’abbé Texier, n'était pas seulement l’art de façonner les bijoux et d’orner les métaux * précieux de formes élégantes. En ces temps éloignés, l’or et l’argent pouvaient sans inconvénient être rares; la forme la plus originale rehaus- sait la plus vile matière en l’embellissant. Sous le marteau et le burin des argentiers, le cuivre, l’étain et le plomb, comme l’argent et l’or, assou- plis, évidés et ductiles, se transformaient en rinceaux fleuris, en édicules élégants, en figures de toutes sortes. » Dans un autre passage de son remarquable Dictionnaire , à l’article Pâte cuite, l’abbé Texier ajoute : « Un orfèvre ou un sculpteur, au Moyen Age ces deux arts se confondaient, modelait en cire un bas-relief de petite dimension, prenait une empreinte de cette cire dans un mastic résistant, et moulait dans ce creux un bas- relief, qu’il faisait sécher au four et appliquait ensuite sur de petits coffres de bois1. » Autant de mots, autant d’erreurs. Les orfèvres n’étaient pas, comme on pourrait le croire d’après ces quelques citations, — que nous pourrions renforcer de nombre d’autres moins anciennes, — des sortes de « Maître-Jacques » se chargeant de toutes les besognes. Leur sphère d’activité et de production était, au contraire, fort strictement limitée. Nous allons en fournir la preuve. Que dans nombre de monastères, et même dans certains lieux privilé- giés dont nous aurons occasion de reparler, et qui échappaient à la juri- diction royale, on ait fabriqué des orfèvreries en cuivre argenté ou doré, nous n’hésitons pas à en convenir. Un grand nombre de châsses et de croix, montrant de simples feuilles d’or ou d’argent repoussé, appliquées sur des « âmes » de bois ou de cuivre, prouvent que, dans l’établis- sement de leurs joyaux d’apparat, les bons religieux s’efforçaient de produire le plus d’effet avec le moins de métal. Que dans certaines villes travaillant plus spécialement pour le clergé, — à Limoges notam- ment, — l’autorisation ait été accordée aux orfèvres d’exécuter des objets destinés au culte, en cuivre émaillé et doré, nous le reconnaissons sans effort; mais qu’à partir de leur organisation corporative les orfèvres des grandes villes du Domaine royal aient travaillé le cuivre, l’étain, le plomb à l’égal de l’argent ou de l’or, c’est contre quoi s’inscrivent en faux leurs propres Statuts. Ce serait, en outre, un fait contraire à toutes les traditions, à tous les usages de l’industrie au Moyen Age. Interrogeons d’abord les Statuts, ceux-là mêmes qu’homologua Étienne Boileau, et dont nous venons d’analyser les dispositions princi- 1. Labarte, Histoire des arts industriels, t. I, p. 225. — Texier, Dictionnaire d'orfèvrerie reli- gieuse, p. 14 et col. 1267. LA .MAIN-D'ŒUVRE CIVILE 151 pales. L’article 11 et l'article 111, qui règlent, ainsi que nous l’avons dit, la nature et l’aloi des métaux qu’il est permis d’employer, s’expriment comme suit : « Nus orfèvre ne puet ouvrer d’or à Paris, qu’il ne soit à la touche de Paris ou mieudres (meilleur); laquelle louche passe touz les ors de quoi en œvre en nulle terre. — Nus orfèvre ne peut ouvrer à Paris d’argent, que il ne soit aussi bons corne esterlins ou mieudres »; autrement dit : le titre de la vaisselle d’argent devait égaler celui de la monnaie du meil- leur aloi. Par conséquent, s’il n’était pas permis aux orfèvres d’employer de l'or ou de l’argent de qualité inférieure, a fortiori leur était-il interdit de se servir pour leurs ouvrages de cuivre, de laiton, d’étain ou de tout autre métal vulgaire. — Et cette défense n’était pas platonique. L’article XII ajoute, en effet, que si les prud’hommes découvrent un artisan de leur métier qui « ovre de mauvès or, ou de mauvès argent, et il ne se voille chatoier (amender, corriger) », ils doivent l’amener devant le prévôt de Paris qui le punira et qui pourra prononcer contre lui la peine du bannis- sement pour trois ou six années. Voilà qui est positif et ne prête pas à interprétation ni ambiguïté. On se demandera peut-être pourquoi cette législation draconienne avait été établie par les orfèvres eux-mêmes et sanctionnée ensuite par l’autorité souveraine? — Pour trois raisons, que nous allons passer en revue. La première de ces raisons découle tout naturellement des tradi- tions industrielles et des usages commerciaux de ces temps lointains. La coutume décidait alors que les producteurs devaient être groupés, non pas d’après le genre de travail qu’ils avaient l'habitude d’exécuter, mais d’après la matière qu’ils mettaient en œuvre. De là des associations qui semblent au moins étranges et des disjonctions plus surprenantes encore. C’est ainsi que les maîtres couteliers, par exemple, s’étaient vu partager en deux Communautés distinctes : les « couteliers fabricants de lames » et les « couteliers faiseurs de manches », parce que lames et manches étaient forcément de matière différente. Par contre, les imagiers furent réunis aux tabletiers parce que, les uns et les autres, ils sculptaient et taillaient l’ivoire. De même pour les lanterniers et les fabricants de peigne, parce que les deux métiers employaient la corne dans leurs travaux1. Les orfèvres n’avaient donc garde de réclamer la faculté de travailler le cuivre. Ils eussent trop craint que, comme compensation, les fondeurs, les lampiers, les tréfiliers d’archal, les fermailleurs de laiton et autres corps d’état, aux- quels leurs Statuts réservaient le droit de façonner ce dernier métal, ne se 1. Les lanternes à cette époque étaient protégées contre le vent par une lame de corne transpa- rente, remplacée depuis par une feuille de verre. HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE prévalussent de celte usurpation, pour faire, à leur tour, entrer l’or et l’ar- o-cnt dans la confection de leurs propres ouvrages. La seconde raison était toute de prudence administrative. Le prix de l'or et de l’argent ayant de tout temps été considérablement plus élevé que celui des autres métaux, la valeur intrinsèque de la matière employée figurait, dans l’estima- tion des ouvrages d’argenterie, pour un quantum d’autant plus élevé qu’à cette époque le prix infime de la main-d’œuvre ne représentait guère qu’un appoint négligeable. Nous avons eu déjà l’occasion de constater que, dès les temps antiques, on avait pris soin d’inscrire à l’envers des pièces importantes le poids du métal mis en œuvre, déduction faite de toutes les adjonc- tions que la pièce comportait. Cette coutume, dont le but était de faciliter l’évaluation de l’objet, avait continué; et il suffit de feuilleter quelques inventaires remontant au Moyen Age, pour voir que le poids exact de toutes les orfè- vreries y est scrupuleusement noté, et que, les façons étant considérées comme accessoires, lui seul sert à déterminer la valeur marchande des objets inventoriés. Il importait donc, pour que ces estimations reposassent sur des bases certaines, que le métal employé ne pût subir, au cours du travail, aucune sophistication. Or son altération aurait été singulièrement facilitée par la faculté accordée aux orfèvres de travailler le cuivre — faculté qui leur aurait fourni toutes sortes d’excuses et de faux-fuyants, pour expliquer l’aloi défectueux des ouvrages mis par eux dans le commerce. Et voilà pourquoi leurs règle- ments, bien loin de leur permettre de se servir des métaux secondaires, les forçaient à jurer d’employer uniquement l’or et l’argent à un titre connu et particulièrement élevé. Ajoutons que ce serment, quelque sacré qu’il pût être, n’était pas la seule précaution que le législateur, toujours un peu sceptique, avait cru devoir prendre pour prévenir ce genre de fraude1. Leurs Statuts, augmentés et révisés, obligèrent, en effet, dès le xive siècle, les maîtres orfèvres à avoir leurs boutiques « en lieux apparents et sur rüe publique », et ils étaient tenus d’établir « leurs forges et fourneaux scelléz Orfèvre exécutant un gobelet, sous les regards de son client, d’après le Tableau de la civilisation (fin du xvc siècle). 1. Cette crainte des adultérations était tellement vive que, même dans les monastères, où, pour des raisons d’ordre économique, on travaillait également l’or, l’argent, le cuivre et le laiton, une séparation hermétique existait entre les divers ateliers où ces métaux différents étaient mis en œuvre. (Voir Théophile, Diversarum artium schedula, titre 111.) LA MAIN-D'ŒUVRE CIVILE 153 en plâtre » au milieu même de ces pièces ouvertes à tous les regards « eL non en arrière-boutique, salles ou chambres secrettes ou autres lieux », Cette restriction, assurément gênante, était alors considérée comme telle- ment nécessaire, que nombre d’arrêts royaux la confirment et qu’on la trouve consignée dans les Statuts des orfèvres de presque toutes les villes importantes. Une Ordonnance de Louis XII , rendue à Blois le 22 novembre 1506, dit expressément (art. VIII) : « Les Orfèvres feront leurs ouvrages en leurs Forges et Ouvroirs (c’est-à-dire publiquement et à découvert dans leurs Boutiques) et non à leurs Maisons, arrière-forges ni ailleurs. » Les Statuts des Orfèvres de Rouen portent prohibition expresse aux compagnons de travailler chez eux, et aux Maîtres d’exploiter leur industrie : « dans aucuns lieux retirés, écartés ou privilégiés, ni ailleurs que dans leurs boutiques, sur le devant desquelles les forges et fourneaux seront scelléz et placéz en vue et sur rue ». On lit dans les Statuts des Orfèvres d’Orléans : « Lesdits Maîtres et Veuves ne pourront fondre, tra- vailler ou faire travailler dudit Métier, en aucun lieu ou endroit retiré, écarté ou privilégié ni autre part qu’en boutique ouverte, sur le devant des- quelles leurs forges et fourneaux seront scellés en vüe et sur rüe1 », etc. Cette disposition formelle — alors jugée si indispensable, que nous voyons le moine Théophile lui-même installer le fourneau et la table de son orfèvre dans l’axe de la fenêtre et en plein jour, -était-elle édictée, comme l’a supposé M. Bonnardot, par l’aimable désir de permettre à ces artisans experts en beaux ouvrages d’étaler leur maîtrise aux yeux des passants? — En aucune façon. Le législateur n’eut jamais de ces préoccupations plastiques. Cette précaution n’avait d’autre but que de soumeLtre les exécutants à un contrôle incessanL et de prévenir ainsi les mal- versations. Nous avons expliqué, au surplus, dans notre second chapitre, que ces habitudes, vieilles comme la méfiance humaine, s’étaient conservées 1. Statuts et privilèges des marchands orfèvres et joailliers de Paris, lilrc IV, ch. n. — Ouin Lacroix, Hist. des corporations d’arts et métiers de la capitale des Normands, p. 700. — Statuts et règlements de l'orfèvrerie de la ville d'Orléans (art. XXVI I). 20 HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE dans les pays aux civilisations figées, et qu’on les retrouvait en pays musulman et notamment en Afrique. Ce même besoin de constante surveillance avait également incité l’au- torité royale à attribuer certaines rues, particulièrement passantes, au loge- ment des orfèvres. Dans la plupart des villes, il ne leur était pas permis d’habiter où bon leur pouvait sembler. Ils étaient, au contraire, « ras- sembléz dans le quartier le plus fréquenté, afin qu’exposéz de la sorte à la vüe du public, ils ne pussent abuser de leur état, comme ils auroient pù faire, s’il leur eût esté permis de l’exercer dans des endroits détournéz, obscurs et propres à favoriser les fraudes ». Voilà la raison, le « motif de police » qui porta l’autorité royale, dès le règne de Philippe-Auguste, à concentrer les forges et les boutiques des orfèvres parisiens sur le Grand-Pont, appelé depuis Pont-au-Change, la voie la plus passante de la capitale. De même, en 1325, Charles le Bel fixa par une Ordonnance la résidence des orfèvres de Rouen au parvis Notre-Dame et obligea les changeurs à réintégrer la rue de la Cornoiserie, qu’ils avaient abandonnée pour se retirer en des endroits « plus couverts et moins fréquentéz ». L’article II des Statuts des orfèvres de Bordeaux, confirmés par Charles VII, en 1451, porte également : « Nul ne tiendra boutique en rue détournée. » Un nombre considérable (X Ordonnances postérieures, et pour quelques-unes assez récentes1, montrent que celte obligation d’établir leurs boutiques « en lieux publics et apparens, et sur grandes rues libres et passantes », fut jugée indispensable au loyal exercice de leur profession2. Il en était de même pour ces visites diurnes et nocturnes, « ces visita- lions à la chandelle », auxquelles tous les Maîtres devaient se soumettre, quelque vexatoires qu’elles pussent leur paraître. Autorisées par le roi Jean, en 1355, elles avaient pour effet d’assurer l’exécution des règlements et d’empêcher les orfèvres de sophistiquer les métaux par eux mis en oeuvre. On retrouve cette mesure de suspicion en vigueur dans toutes les villes. A Orléans, ces visites devaient avoir lieu « au moins une fois le mois et à jour et heure non prévus », et les Gardes se faisaient accom- pagner d’un officier de justice, pour pouvoir opérer de suite, et dans les formes légales, la saisie des pièces présumées suspectes. Même dans les villes qui, en matière de législation industrielle, se montraient les plus tolé- rantes, ces visites inquisitoriales avaient lieu. L’article XII des Ordonnensas deus argentiers de Lymoges, rendues par les Consuls de cette ville le 20 fé- vrier 1389, portent qu’il sera loisible et permis aux « bailes » de la Com- munauté des orfèvres de visiter, à toute heure de nuit et de jour, les 1. Notamment les Règlements de police du 23 avril 1661, des 6 février et 7 août 1771. 2. Statuts et règlements, loc. cit., p. 106. — Ouin Lacroix, Hist. des corporations, etc. LA MAIN-D'ŒUVRE CIVILE 155 « dauradiers, argentiers et obriers du dich mestier, lotas les vetz (fois) que lor semblera ». Eh bien, nous le demandons, quelle eût été l’efficacité de ces dispositions étroites et vexatoires, si les orfèvres avaient conservé la liberté de travailler les métaux les plus divers, ou même de se servir d’or et d’argent à bas titre; et les auraient-ils volontairement acceptées, s’ils n’eussent pas été persuadés que la dignité et la prospérité de leur profession étaient étroitement liées à la juste observation de cette régle- mentation souvent bien incommode et parfois bien sévère1? 11 ne faudrait pas croire, en effet, que toute cette législation si com- pliquée était purement platonique. M. Renouvier nous apprend qu’en 1427 Jacques Issamat, orfèvre de Montpellier, fut, en compagnie de sept de ses confrères, Bartomieu de Lafont, Estéve de Forn, Marsilic de Bellencourt, Johan Vivian, Johan Fabre, Johan Poderos et Estève Boadilh, condamné à l’amende et à la confiscation, pour avoir contrevenu à l’aloi de l’or et de l’argent fixé par les Statuts de 1335. Et cependant Montpellier, dont l’argenterie était décriée et regardée comme très inférieure à celle des autres villes du Domaine royal, passait pour affecter en ces matières une tolérance exceptionnelle. En outre, Jacques Issamat n’était pas le premier commerçant venu. Dans son interrogatoire, il déclarait « tenir laboratoire en ville » depuis trente-trois ans. Il avait exercé les fonctions de consul en 1414, 1416, 1418 et 14202. Il faut bien reconnaître après cela que si dans cette ville de Montpellier, réputée pour sa tolérance, les Gardes de l’Orfèvrerie se montraient si sévères et s’attaquaient à des per- sonnages de si haute notoriété, ils ne devaient guère être plus tendres dans le reste du royaume3. 1. Statuts et règlements de l'Orfèvrerie d’Orléans, art. vi. — Texier, Dictionnaire d'orfèvrerie reli- gieuse, col. 177. 2. Renouvier et Ricard, les Maîtres de pierre et autres artistes gothiques. 3. Les exemples de ces répressions sévères abondent dans la plupart des autres villes et ont été soigneusement recueillis dans un certain nombre d’ouvrages anciens, concernant les Réglements et Statuts des orfèvres. Nous en retiendrons quelques-uns. Le 21 novembre 1542, les Gardes des orfèvres découvraient, à Paris, chez Régnault Cocaigne et Nicolas de Caumont « plusieurs ouvraigesde laiton dorez et argentéz » qui furent déclarés « frauduleux et déceptifs ». En conséquence, il fut ordonné que « lesdils ouvraiges, comme tels, seroient casséz et rompus et deffences faites ausdits deffendeurs et à tous autres de racheter, vendre, engager, ne exposer en vente iceulx ouvraiges, ne autres de pareille façon, en telle peine, etc. » Cocaigne et de Caumont firent appel de cette sentence, qui fut con- firmée par arrêt du Parlement du 2, janvier 1544. L’année suivante (1545), les Gardes de l’Orfèvrerie découvraient dans la boutique de l’orfèvre Richer de la vaisselle en fer-blanc « qu’il laisoit contre l’Or- donnance du Mestier ». Richer fut poursuivi, et un jugement ordonna « ladite vaisselle estre rompue, deffences itératives luy estre faictes de plus en faire et de garder l’Ordonnance dudit Mestier, sous peine d’eslre privé de ladite Orfèvrerie et son poinçon cassé et rompu ». Le 13 avril 1556, les Gardes de l’Orfèvrerie de Paris faisaient saisir chez Nicolas Chicarre, à Rouen, « plusieurs lasses, monstres, cuillères et aultres besongnes de latton argenté », et Chicarre était condamné à la perte des objets saisis et à cent sols d’amende. A ces différentes décisions judiciaires, on pourrait encore en ajouter HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE A ces deux raisons, qui semblent suffisamment déterminatives et con- vaincantes, on peut en ajouter une troisième d’ordre économique et d’ordre politique tout à la fois. Michelet, et après lui M. de Laborde, ont écrit d’excellentes choses sur la rareté relative des métaux précieux pendant tout le Moyen Age. Leur possession alors était d’autant plus recherchée qu’ils constituaient le plus clair de la fortune mobilière; aussi le prince qui parvenait à les accaparer avait-il grand soin, pour s’en faire tout l’honneur possible, de les convertir en somptueuses orfèvreries, qu’il étalait, aux grands jours, sous les yeux de ses visiteurs ou de ses sujets. Les récits des contemporains, aussi bien que les inventaires du duc Louis d’Anjou, de Charles V, de Charles VI, du duc Jean de Berry, des ducs de Bourgogne, nous fournissent l’éblouissante énumération de ces richesses accumulées à plaisir. Mais l’immobilisation de tant de matières de haut prix était d’autant plus funeste pour l’État, que grands et petits seigneurs et bourgeois même se conformaient à l'exemple du maître. Tout cet or, tout cet argent enlevé à la circulation, ne laissait pas que de raréfier les espèces indispensables pour le payement des impôts, les grands travaux, les transactions de toutes sortes. Le législateur, pour mettre obstacle à cet accaparement, n’avait d’autre ressource que d’interdire la refonte des monnaies : « Ne pourront en aucune manière, ni sous quelque prétexte que ce soit, acheter, fondre, ni difformer aucunes Espèces, ni Monnoyes de France ou Étrangères décriées ou ayant cours, sous les peines portées par les Ordonnances1 » est une prescription qu’on rencontre dans les Statuts de toutes les corporations d’orfèvres, mais qui sans doute n’eût pas laissé d’être inefficace, si l’on n’avait eu soin de maintenir l’aloi des pièces d’orfèvrerie à un taux sensiblement supérieur à celui de la monnaie courante. De cette façon on empêchait, dans la mesure du possible, les orfèvres de détourner les espèces monnayées de la circulation, pour les d’autres, notamment une sentence du 18 mars 1604, condamnant un certain Lefèvre à la confiscation de ses outils et marchandises, et h 12 livres d’amende envers le roi pour avoir travaillé à des objets de laiton argenté, et infligeant une pareille amende au sieur Le Roux, orfèvre à Paris, pour avoir loué audit Lefèvre la chambre dans laquelle celui-ci travaillait. Enfin, si nous poussions nos investigations dans les archives de la ville de Lyon, nous trouverions aux années 1583, 1622, 1623, 1624, 1630 des instances semblables suivies de pénalités plus ou moins rigoureuses, appliquées aux délinquants, et qui amenèrent même, en 1635, la saisie des tables où étaient estampés les poinçons des maîtres, tables qui furent restituées aux Gardes seulement trois ans plus tard. (Lambert, Recueil des statuts, ordon- nances et privilèges des orfèvres ; Paris, 1688. — Knapen, le Code de l'orfèvrerie, 1785. — Actes consu- laires de la ville de Lyon, série BB, reg. 110, 122, 176, 177, 186, 187, 192. — Dictionnaire de l’ameu- blement, t. III, col. 1200.) L’autorisation accordée non pas aux orfèvres — jamais ils ne l’obtinrent, — mais aux merciers-joailliers de vendre des ouvrages d’orfèvrerie en métal argenté ou doré, date de 1650. On voit que MM. Labarteet Texier sont loin de compte, quand ils attribuent au Moyen Age une tolé- rance toute moderne. Encore ces derniers ouvrages durent-ils être marqués d’un poinçon particulier dénonçant leur bas aloi. 1. Statuts de l’orfèvrerie d’Orléans, art. xxxvi. LA MAIN-D’ŒUVRE CIVILE 157 transformer en vaisselle de décoration ou de service. C’est ce qui explique comment, à toutes les époques troublées de notre histoire, le taux des monnaies fut subitement abaissé, et comment, durant des périodes rela- tivement longues, ce taux fut maintenu assez bas pour rendre extrêmement onéreuse la refonte des espèces en cours. Mais parfois celte dépréciation de l’aloi des monnaies ne suffisait pas à maintenir For et l’argent dans la circulation; alors on avait recours aux grands moyens. Toute cette vaisselle merveilleuse qui avait fait l’orgueil Alelier d’orfèvre, d’après Élienne Delaune. des princes et des rois, brisée, mise au creuset, alloyée de nouveau, battue et frappée aux armes ou à l’effigie du souverain, se transformait de nouveau en monnaie. Puis, quand on avait épuisé le trésor royal, quand les buffets avaient été privés de leurs ornements — et parfois même avant — on avait recours à l’argenterie des particuliers, et les lois somptuaires imposaient à la généralité des magistrats, des nobles, des bourgeois, les sacrifices les plus désagréables. Philippe le Bel, dont on connaît assez les luttes économiques, et qui ne publia pas moins de quatre Ordonnances pour réprimer le luxe de ses fidèles sujets, défendit en 1294 à lous ceux qui possédaient moins de six mille livres de revenu — somme énorme pour le temps et qui, pour répondre au pouvoir actuel de l’argent, devrait être décuplée — « d’avoir vesselements d’or et d'argent pour boire et mangier ». Comme conséquence, toute la bourgeoisie et la petite noblesse 158 HISTOIRE DE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE durent envoyer leur vaisselle à la refonte. Huit ans plus tard (1302), nou- velle Ordonnance, et ceux qui la première fois avaient été exemptés furent tenus de convertir en monnaie la moitié de leur argenterie. En 1310, troisième Ordonnance, celle-là défendant aux orfèvres de fabriquer de nouvelles pièces de vaisselle d’or ou d’argent. Enfin, en 1313, Édit portant l’obligation pour tous ceux qui avaient encore conservé quelques ustensiles en métal précieux d'en remettre au roi la dixième partie. En continuant, nous trouverions sous les règnes de Charles le Bel et de Philippe de Valois des dispositions législatives du même genre. Toutes ces Ordonnances auraient-elles pu avoir un effet utile et donner le résultat qu’on en attendait, si les orfèvres avaient pu, à leur gré, substituer dans leurs ouvrages les bas métaux à l’or et à l’argent qu'ils avaient seuls mission de travailler? Ce serait en effet mal interpréter le rôle économique de l’orfèvrerie au Moyen Age et méconnaître son importance, que de la séparer du monnayage, dont elle formait, si l’on peut dire ainsi, la contre-partie. L’orfèvrerie, ne craignons pas d’insister sur ce point, constituait, dans les temps prospères, le réservoir des métaux précieux, où l’on était fatalement amené à puiser dès qu’un événement extraordinaire se manifestait, ou lorsque quelque catastrophe fondait sur le pays ou sur le prince. Chaque croisade, notamment, marque un déplacement considérable de l'or et de l'argent en cours. Pour s’équiper et faire leurs approvisionnements néces- saires, les Croisés réalisaient tous leurs biens disponibles, engageaient leurs terres, faisaient fondre leur vaisselle et s'endettaient. Richard Cœur de Lion, pressé de se joindre à Philippe-Auguste, disait qu’il mettrait Londres en gage s'il trouvait un prêteur. Parfois ces lointaines expéditions ne laissaient pas que d’être fructueuses. Richard, passant par la Sicile, trouve le moyen de rançonner Tancrède de 20,000 onces d’or, sous prétexte d’injures graves faites à sa sœur. Mis en goût par le succès de son compagnon d’armes, Philippe-Auguste obtient de ce dernier 10,000 marcs d’argent, en dédommagement des outrages subis par la sienne, qu’Henri II, père de Richard, avait honteusement souillée. Après la prise de Constan- tinople par les Croisés, la part de butin qui revint aux chevaliers français s’éleva à 500,000 marcs d’argent. Quelle aubaine! Malheureusement, les choses le plus souvent prenaient une tournure bien différente. Les rançons royales payées aux Infidèles suffirent pour appauvrir pendant un nombre respectable d’années certaines nations catholiques. Celle de Richard Cœur de Lion, fixée selon les uns à 150,000, selon les autres à 200,000 marcs d’argent, ruina pour longtemps le clergé d’An- gleterre et entraîna la destruction de toute l’orfèvrerie qui existait dans les églises et les abbayes. « Sa terre, écrit un chroniqueur, en lu moult I, A MAIN-D’ŒUVRE CIVILE 159 grevée et les églises del régné (du royaume); car il lor convint mettre jusques as calices, et cantèrent (célébrèrent la messe) lonc tams en calices d’estain1. » Celle de saint Louis, montant à 800,000 besants d'or2, ne pesa pas moins lourdement sur la France. Non seulement les sanctuaires furent dépouillés de leurs vases sacrés et de leurs ornements, mais les lombes elles-mêmes ne furent pas respectées. Le coeur de Richard Cœur de Lion, donné en 1199 à la cathédrale de Rouen, avait été enfermé dans une châsse d’argent massif, placée devant le grand autel. Cette châsse fut fondue, et l'argent en fut employé à tirer de la captivité le saint roi et ses compagnons d’infortune3. D’autres désastres, pour être moins lointains, ne furent pas moins funestes, dans leurs conséquences, pour l’orfèvrerie française. En 1 194, Philippe-Auguste vit sa « vaissellemente » d’or et d’argent enlevée et pillée par le roi Richard. Les défaites de Poitiers et d’Azincourt entraînèrent tout d’abord le partage et la destruction de l’argenterie du roi et de tous les grands seigneurs. Elles firent ensuite sortir de France, pour la rançon des prisonniers, des sommes invraisemblables4. A Morat, ce fut la vaisselle merveilleuse de la maison de Bourgogne qui tomba aux mains des Suisses et fut dépecée pour être vendue au poids. Ces alternatives curieuses surprennent et déroutent l’historien. A tout moment le trésor royal est à sec; les nobles sont réduits à manger dans l’étain; les sanctuaires eux-mêmes sont mis à contribution; le pays semble radicalement épuisé, et quelques années plus tard, au milieu même de crises redoutables, on s’aperçoit que les salles, les tables, les buffets, regorgent de vases d’or et d’argent, et que les autels ont retrouvé leurs parures resplendissantes. 11 ne paraît pas, au surplus, que les contemporains aient été moins surpris par cet étrange phénomène. De là leur croyance dans la miraculeuse 1. La Chronique de Rains, publiée sur le ms. de la Bibliothèque du Roi par Louis Paris, p. 57. 2. Selon Souquet, Métrologie française, le besant d’or vaudrait 20 fr. 22. — Leber ( Essai sur l’application de la fortune privée au Moyen Age ) estime que les 800,000 besants d’or de la rançon de saint Louis, représentant « 290,000 livres tournois du temps de ce prince... égalent en poids d’argent 5,500,000 francs du xixe siècle, qui équivalent en pouvoir à 33 millions de nos francs actuels ». 3. Farin, Hist. de Rouen , lre partie, p. 71. 4. « Le traité de Brétigny fixa définitivement la rançon pécuniaire du roi Jean ù 3 millions d’écus d’or. Au mois de mai 1360, l’écu ou royal d’or valait 1 livre 5 sols en argent fin, dont le prix réel était de 5 livres le marc. Ainsi, les 3 millions d’écus d’or de la rançon royale, équivalant à 3,750,000 livres, égalaient en poids d’argent 41,250,000 livres du xix° siècle, et en pouvoir 247,500,000 de nos francs actuels. J’ajouterai que cette somme, tout énorme qu’elle est, pouvait ne pas égaler la masse des rançons particulières dont la valeur numéraire sortit du royaume dans le cours du même règne. » (G. Leiier, Essai sur l’appréciation, etc., p. 133.) — Nombre de trésors d’églises et d’abbayes furent mis à contribution pour aider à acquitter cette rançon. Le trésor de la collégiale de Saint-Etienne de broyés possédait une table d’or chargée de bas-reliefs et ornée de pierreries. Elle lut enlevée aux chanoines par le sire de Piennes, connétable de France, pour contribuer à délivrer le roi Jean de sa caplivité. (Coffinet, le Trésor de la collégiale de Saint-Etienne de Troyes. — Ann. archéol-, t. XX, p. 7.) 160 HISTOIRE DE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE intervention de la pierre philosophale, — croyance que nous avons vu se manifester même pour le trésor d’un roi que ses sujets qualifièrent cependant du beau nom de « sage ». Le lien intime qui existait entre la fabrication de la vaisselle d’or et d’argent e! la frappe de la. monnaie provoqua, de la part de l’autorité royale, certaines mesures d’ordre et de surveillance qui — fait très remar- quable et tout à l’honneur de la profession — semblent avoir été volontiers acceptées et presque avec reconnaissance par les orfèvres de nos plus grandes cités. Voulant assurer la loyauté du titre par un contrôle sérieux, Philippe le Hardi ordonna, en 1275, que dans chaque ville où les orfèvres formeraient un corps de Communauté, ce corps aurait son seing propre pour marquer les ouvrages exécutés dans celte ville : habeat signum suum proprium, pro signandis operibus qui operabuntur1 2 . Ce seing fut imprimé avec un poinçon, et pour que les ouvrages des diverses villes ne pussent être confondus, ce poinçon, qui consistait en une lettre, différa d’une ville à l’autre. On a souvent représenté cette obligation comme une mesure attenta- toire à la liberté du commerce; écoutons ce qu’en dit un écrivain, mieux placé que personne pour être bien renseigné : « La loi était générale pour toutes les villes; mais, outre qu’on ne voit pas qu’aucune d’elles ait suivi sitôt l’exemple de la capitale, en profitant d’un établissement si utile, il est vrai de dire que cet établissement ne s’est nulle part si fort signalé qu’à Paris, où nous voyons que le poinçon qu’il établit ainsi, reçu dans l’orfèvrerie de cette Ville et si connu sous le nom de poinçon de Paris -, s’est acquis par la suite une confiance entière jusque dans les pays étrangers par la religieuse fidélité avec laquelle on a toujours usé de cet 1. Ordonnances des rois de France de la troisième race, t. I, p. 314. 2. Pierre Leroy ne dit rien que d’exact. Jusqu’à l’extrême fin de l’Ancien Régime l’argent de Paris ou ail poinçon de Paris jouit d’une renommée dont nous donnons de nombreuses preuves dans le Dic- tionnaire de V ameublement (t. I, col. 133; t. IV, col. 123 et 463). Cette renommée se traduisit par une valeur plus grande attribuée aux ouvrages qui portaient ce poinçon. La proclamation du Roi en date du 12 octobre 1789, qui détermine le taux auquel l’argenterie peut être reçue par la Monnaie, fixe la reprise du marc façon ou poinçon de Paris à 55 liv. et celle du marc poinçon de province à 53 liv. 10 s. Le poinçon de Paris était parfois contrefait en province. Les archives de Lyon conservent un Acte consulaire daté de 1657, défendant, sous peine d’une amende de 500 livres, au sieur Carret, orfèvre, d’appliquer sur la vaisselle qu’il fabriquait à Lyon un poinçon à la marque de la ville de Paris. ( Actes consulaires BB, reg. 212.) Ajoutons que l’excellence du titre facilitait, comme nous l’avons expliqué dans notre premier chapitre, la beauté et la finesse du travail. « Les ouvrages des Allemands sont de fort bas or et argent et ne montent quasi qu’à quinze ou seize carats d’or, écrit René François dans son Essay des merveilles de nature , p. 207. L’Italie monte un peu plus haut; mais la France est à plus haut tiltre... Aussi la vaisselle d’argent d’Allemagne est à vis, afin qu’on ne remette si souvent les mesmes pièces au feu, car les premières soudures ne tiendroient pas bon. En France, les pièces sont soudées, et remet-on souvent tout ensemble l’ouvrage au feu, estant de fin argent et de riche allov. » LA MAIN-D’ŒUVRE CIVILE 161 instrument inviolable de la foi publique, suivant l’esprit de son institution1. » Trente-sept ans plus tard, en juin 1313, Philippe le Bel, ayant con- voqué à Pontoise un Grand Conseil, composé de prélats et de barons, pour s’occuper « du faict des mon noies », renouvela et confirma cette disposition2, et dès cette époque, comme pour bien faire sentir l’importance que le commerce et la transformation des matières d’or et d’argent avaient au point de vue de la richesse publique, il soumit les orfèvres à une inspection des officiers des Monnaies. En 1358, ces officiers, connus sous le titre de Généraux Maislres des Monnoyes du Roy, ayant commencé de former une chambre particulière, appelée Chambre des Monnoyes , l’autorité royale leur attribua une sorte de police sur l’orfèvrerie, surtout en ce qui concernait l’emploi et le titrage des matières d’or et d'argent. Puis, par une pente naturelle, comme la faculté de titrer le métal et de le mettre en œuvre, s’acquérait par l’accès à la Maîtrise, les Gardes de l’Orfèvrerie — ainsi nommés désormais parce qu’ils étaient chargés de veiller sur le poinçon de la ville, qui leur était confié 3 * — furent amenés à faire agréer les aspirants maîtres par les Généraux Maistres des Monnoyes b Cette formalité devint obligatoire sous le règne de Charles V (1378). Nous aurons occasion de revenir plus loin sur cette législation spé- ciale, qui eut une influence toute particulière sur les destinées de l’Orfè- vrerie. Pour le moment, nous nous bornerons à constater qu’en acceptant cette tutelle, qui dut parfois leur sembler un peu lourde, et en reconnais- sant que « la principale destination des matières d’or et d’argent étant d’être converties en espèces et répandues dans le commerce pour le bien universel de la société, le soin de les faire fluer à cet effet dans les Mon- noyes et de leur assigner un prix a toujours esté et doit estre un des objets de l’attention du Gouvernement 5 », les orfèvres firent preuve d’une habileté profonde. Certes, croire que ces règlements furent toujours appli- qués avec modération et qu’une législation si compliquée ne fut pas sans provoquer souvent de regrettables conflits, ce serait mal connaître les choses de ce monde; mais, en retour de cette condescendance aux exigences royales, les Communautés d'orfèvres reçurent une consécration officielle; et grâce au contrat qui intervenait ainsi entre elles et le pouvoir royal, elles parvinrent à la longue, non sans luttes et sans efforts, il est vrai, à bien établir leurs droits, à faire respecter leurs privilèges et, finalement, à 1. Pierre Leroy, Statuts et privilèges, p. 8. 2. Ordonnances des rois de France de la troisième race, t. I, p. 522. 3. Le tableau de ces Gardes nous a été conservé pour la ville de Paris, depuis 1337 jusqu’à 1710. 11 a été publié par M. Paul Lacroix et par l’abbé Texicr. Pierre Leroy, loc. cit., p. 89, 90. 5. Pierre Leroy, loc. cit., p. \k 3. 21 IG2 HISTOIRE DE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE centraliser et à spécialiser entre les mains de leur puissante association la transformation des métaux précieux et le commerce des pièces d’orfèvrerie. La plus longue et la plus curieuse peut-être des luttes que les orfèvres eurent à soutenir dans ce but fut celle entreprise pour faire rentrer dans le droit commun les monastères, les abbayes et autres institutions qui, outre leurs ateliers particuliers, possédaient ce qu'on appelait, sous l’Ancien Régime, des lieux de franchise. Non seulement un certain nombre de couvents situés en dehors des villes entretenaient, nous l’avons vu, de véritables ateliers d’orfèvrerie, mais à Paris même ou à ses portes, autour des églises ou dans certaines enceintes privilégiées — à l’entrée desquelles tout pouvoir étranger expirait — il existait de vastes enclos échappant à toute réglementation extérieure. Telles étaient l’enceinte de Saint-Germain-des-Prés, celle du Temple, la Commanderie de Saint-Jean- de-Latran, le prieuré des Bernardins, l’église Saint-Denis-de-la-Chartre, etc. En 1222, Guillaume de Seignelay, à la suite d’une transaction passée avec Philippe-Auguste, avait obtenu ce droit pour le parvis de Notre- Dame1. Quatre-vingts ans plus tôt (1144), grâce à la haute influence du prieur Hugues de Crisset, pareille faveur avait été accordée par Louis VII à l’église Saint-Denis-de-la-Chartre, en souvenir du séjour forcé que saint Denis et ses compagnons avaient fait dans le cachot sur lequel le sanctuaire avait été édifié. Grâce â cette prérogative spéciale, trois bâti- ments assez vastes situés dans les dépendances de l’église devaient être désormais considérés comme lieu de franchise et exemptés, de toute visite des officiers de la Couronne. En conséquence, les artisans auxquels les successeurs du vénérable Hugues louaient ces bâtiments échappaient, à toute surveillance, extérieure et se trouvaient libres des obligations qui incombaient aux ouvriers du dehors. En 1270, c’est-à-dire, au lendemain de la codification des droits et des devoirs des corporations parisiennes, le prieur alors en charge avait, malgré de nombreuses protestations, installé un orfèvre dans un de ses 9 locaux privilégiés. Puis, abusant de la tolérance dont on faisait preuve à leur égard , les religieux avaient fini par en loger un certain nombre, si bien que l’autorité royale, mise en demeure de faire respecter les droits reconnus des Communautés industrielles, se vit forcée d’intervenir. Au mois d’août 1355, le roi Jean, confirmant les statuts des orfèvres, interdit sévèrement et sous peine de confiscation d’exécuter aucune pièce d’orfèvrerie secrètement « ou hors de la maison d’un Maître ». Les reli- gieux firent la sourde oreille. En 1395, les orfèvres ayant voulu passer aux voies d’exécution contre un délinquant établi au parvis Notre-Dame, i. Du Bois, Hist. ecclés. de Paris, t. II, p. 271. LA MAIN-D’ŒUVRE CIVILE 1G3 l'évêque prit hautement parti pour lui, plaida et obtint gain de cause sous prétexte que l’artisan poursuivi était clerc. Ses adversaires, déboutés, ne se tinrent pas pour battus. De part et d’autre on s’obstina. Enfin, après deux siècles et demi de procédure et de contestations, la Communauté des orfèvres finit par obtenir une Sentence du prévôt des marchands, en date du 12 novembre 1551, autorisant ses Gardes et Jurés à « faire prendre au corps et amener prisonniers ès prisons du Châtelet de Paris » tous les contrevenants dont ils se pourraient saisir. Cette Sentence fut suivie d’une Déclaration royale du 22 mai 1555 abolissant les avantages des lieux « dits de franchise ». Malgré cela, et en dépit d’une Ordonnance de police du 1er août 1614, de Sentences du prévôt de Paris rendues en 1634, 1661 et 1671, toutes confirmatives de la Déclaration royale, il fallut que Colbert intervînt en personne pour mettre fin à ce conflit homérique qui, à l'instar du Lutrin, se termina d’une façon burlesque1. Ainsi quatre cent cin- quante ans de luttes incessantes avaient été nécessaires pour que la cor- poration des orfèvres parisiens, secondée par l'autorité royale, pût triompher des obstacles qu’on lui opposait. Au x\T et au xvne siècle, cette même corporation devait entrer en lutte avec le roi lui-même, à propos des fameux ateliers de la Trinité et du Louvre, sans que la vic- toire, cette fois, vint couronner ses efforts. Jusqu’ici il n’a guère été parlé que de l’Orfèvrerie parisienne. C'est que, dans les autres A illes dépendant du domaine royal, la condition des orfèvres ne s’éloignait pas beaucoup de celle de leurs confrères de la capitale. Les Statuts de ceux de Rouen, fort anciens sans doute, puisqu’il est parlé de leur Communauté dans une Ordonnance rendue par Charles le Bel en 1325, furent renouvelés en 1586 et confirmés en 1654 et 1739; ils offrent beaucoup de points de ressemblance avec ceux des orfèvres de Paris, revus, corrigés et augmentés, eux aussi, à diverses dates. On y voit que les Gardes étaient tenus (art. VI et VII) de visiter tous les mois « à des jours et heures non prévus, et plus souvent s’il est nécessaire », les ateliers et boutiques situés dans l’étendue de leur juridiction, et de saisir tous les ouvrages qui leur paraîtraient suspects. Le nombre des Maîtres était fixé à cinquante (art. VIII). Tous devaient être de religion catholique. ) . Recueil des ordonnances de l'Orfèvrerie, p. 163. — Leroy, Statuts et privilèges des orfèvres, p. 21 , 69, 70, 128, etc. — Recueil des édits, déclarations, arrests et règlemens concernant les arts et mestiers, p. 178; Paris, 1705. — En sa qualité de fils de commerçant, le grand ministre avait sur les droits cl privilèges de l’industrie des idées fort arrêtées. Dès le 6 octobre 1671 il faisait signifier non seulement à messire Testu, prieur de Saint-Denis-de-la-Chartre, « parlant à Renée, sa servante domestique » (dit l’exploit de l’huissier), mais encore au commandeur de Saint-Jean-de-Latran, au grand prieur de France en son palais du Temple, au prieur du couvent des Bernardins, etc., d’avoir à expulser les compagnons orfèvres qu’ils logeaient chez eux. Les intéressés protestèrent encore, en appelèrent au Parlement. Celui-ci fut dessaisi et un Arrêt du conseil d’Êtat, en date du 18 mars 1681, trancha la question d’une façon définitive. HISTOIRE DE L'ORFÈVRERIE FRANÇAISE Ils ne pouvaient avoir chez eux plus d’un apprenti (art. XIV) qui, en dehors des conditions de son apprentissage, de l’examen et. du chef-d’œuvre, devait payer un droit élevé de 150 livres s’il était (ils de Maître, de 300 livres s’il était iils de bourgeois rouennais, de 450 livres s’il était étranger, droits qui se trouvaient réduits à 150 livres dans les deux derniers cas, si le réci- piendaire épousait la veuve ou la fille d’un maître (art. XX). Puis venait l’obligation d’avoir un poinçon spécial et d’en marquer les pièces fabri- quées, de faire conlre-marquer celles-ci par les Gardes, avec défense d’em- porter ces poinçons hors de leur résidence, et ordre à la famille de les restituer à la mort du titulaire (art. XXI à XXVI). Rappelons encore la prohibition, déjà signalée, pour les compagnons de travailler chez eux, et pour les Maîtres d’exploiter leur industrie «en aucuns lieux retirés, écartés ou privilégiés ni ailleurs que dans leurs boutiques, sur le devant desquelles leurs forges et fourneaux seront scellés et placés en vite et sur rue » (art. XVI et XVII). Ajoutons la prescription impérative de n’exécuter des ouvrages d’or qu’à 22 carats, au remède d’un quart de carat, et les ouvrages d’argent qu’au titre de 11 deniers 12 grains , et enfin le devoir de tenir un registre coté et paraphé des achats et ventes, avec défense d’acquérir aucun vase destiné au culte, aucune vaisselle armoriée ou marquée « autrement que de personnes connues, et en état de donner bonne et valable caution desdits ouvrages apportés en vente1 ». Le Règlement à l’usage des maistres orfèvres de Lyon (1598) ne s’écarte pas sensiblement de ces données. Les Statuts et règlemens de l’orfèvrerie d’Orléans s'en rapprochent encore davantage, et, pour quelques articles, sont conçus' dans des termes identiques. En fail de particularité notable, nous citerons le nombre des Maîtres qui, à Orléans, était « réduit et lixé à vingt, sans que ce chiffre puisse être augmenté ». Remarquons aussi l’institution (art. XV) d’un clerc qui, entre autres soins, a le devoir de communiquer aux orfèvres des « billets imprimés contenant les recom- mandations des vaisselles, bijoux, joyaux, pierreries, ou autres effets volés2 ». Enfin, en poursuivant nos études, nous ne voyons guère que 1. Ouin Lacroix, Hist. des corporations d’arts et métiers de la capitale de la Normandie, p. 700. — Slatuls et règlements. 2. Pour prévenir les détournements d’argenterie, l’autorité eut toujours soin d’interdire aux orfèvres d’acheter, et de fondre des pièces marquées d’initiales et d’armoiries. On trouvera dans le Choix de pièces inédites sur le règne de Charles E/(t. II, p. 194) une Lettre de rémission datée du 27 avril 1382 et s’appliquant à un cas de ce genre. 11 s’agit de vingt écuelles dorées et trente écuelles blanches « signées aux armes» du duc de Bourgogne, qui avaient été remises à une femme Fournière, ancienne nourrice du roi, par son amant Étienne de la Bazoche. Cette femme les offrit à Perrin Marc, orfèvre de Paris, qui refusa de les fondre, disant que « pour cause desdites armes, il seroit en péril ». Il obligea ensuite la femme. Fournière à reporter lesdites écuelles à Guy de la Trémoille, chambellan du duc de Bourgogne, qui, malgré cette restitution, la fit incarcérer au Châtelet. Les craintes de Perrin Marc étaient au resle des plus légitimes. Jusqu’à la lin de l’Ancien Régime on fut d’une extrême sévérité LA MAIN-D’ŒUVRE CIVI LH 165 Corne à boire, montée en argent ciselé cl doré H1G HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE deux villes où le fonctionnement de la Communauté s’éloigne sensiblement des grandes lignes que nous venons d’indiquer, et dans lesquelles — la il plus grave — l’aloi des métaux présentait avec celui de Paris des différences importantes. Ces deux villes sont Montpellier et Limoges. La fabrication de l'orfèvrerie à Montpellier paraît avoir été régle- mentée dès le xie ou le \tie siècle. A cette époque, cette ville était déjà célèbre dans tout le midi de l’Europe, et un dicton alors fort répandu, même en pays de langue d’oïl, disait : « N’en prendroie lot l’or qui soit à Montpellier. » Plusieurs villes considérables, Avignon entre autres, s’inspirèrent de ces règlements pour établir leurs Communautés d’orfèvres, sans qu’on ait pu découvrir toutefois à quelle date précise remontent ces premiers Statuts. Deux curieux recueils qui relatent jour par jour la vie municipale de cette grande ville, le Petit et le Grand Thalamus , très fournis, l’un et l’autre, en documents relatifs à la vie industrielle, sont muets sur ce poinl. Le premier acte, où il soit fait mention de la Commu- nauté des orfèvres, est une transaction datée de 1338. Il atteste une existence antérieure déjà ancienne. Nous savons, en outre, que l’aloi en cours à cette époque était de 14 carats pour l’or, et qu’on tolérait jusqu’à un tiers d’alliage dans les ouvrages courants d’argenterie. Malgré celle tolérance, qui avait passablement discrédité son orfèvrerie — et qui provenait sans doute de ce que Montpellier, dépendant à la fois, et pour- moitié, du roi de France et du roi de Majorque, était alors soumise à un double pouvoir — nous voyons en 1355 les Consuls se plaindre du mépris dans lequel les orfèvres tenaient les engagements contractés par eux, aussi bien en ce qui regardait le titre des ouvrages d'argent fin que pour ceux d’argent dit de Montpellier1. Les délinquants ayant résisté aux injonctions des Consuls, la contestation lïil portée devant les Officiers du roi, qui, contre les orfèvres qui achetaient des pièces d’argenterie volées. Farin, dans son Histoire de Rouen, cite un orfèvre, qui, au temps des guerres de religion, fut pendu pour avoir acheté un calice dérobé dans une église; et. Jean Buvat, dans son Journal de la régence, parle d’un orfèvre du nom de Jean Langlois, qui subit le même sort, pour avoir recélé de l’argenterie volée par la bande du célèbre Cartouche. 1. On donnait, d’une façon générale, le nom d 'argent de Montpellier h l’argent qui sortait blanc du feu. C’est l’équivalent de ce que l’on nomme l 'essai de nature. Cet essai, qu’on appelle aussi à l’échoppe, consiste à détacher une parcelle d’argent, à la placer sur des charbons ardents et à juger de son aloi par la couleur plus ou moins blanche que conserve le métal. Il faut une forte proportion de cuivre, pour que l’argent sous l’action de la chaleur perde tout à fait sa blancheur. Dans le nord, à partir du règne de Philippe le Bel, on procédait à des essais plus compliqués, notamment à la cou- pellation. Cet essai s’effectuait dans de petits vases poreux, nommés coupelles, et qui, faits avec des os calcinés et réduits en poudre, ont la propriété de laisser s’écouler les oxydes fondus qui les tra- versent comme un tamis, et de retenir à l’intérieur les métaux non oxydés. L’essayeur jetait dans le creuset un petit fragment enlevé à la pièce et appelé bouton d'essai. Il ajoutait une petite fraction de plomb qui, s’oxydant plus vite à la chaleur, activait l’oxydation du cuivre. Celui-ci filtrait à travers la coupelle, et par le résidu métallique qu’on trouvait à l’intérieur, une fois l’opération terminée, on pouvait estimer la quantité de cuivre contenu dans l’alliage et par conséquent le titre du métal. LA MAIN-D’ŒUVRE CIVILE 1G7 pour réformer ces abus, décidèrent que les orfèvres ne devraient plus employer dans la suite que de l’argent à 11 deniers 14 grains, avec deux grains de licence, instituèrent l’obligation du poinçon et de l'essai, et, comme sanction, établirent des pénalités et des amendes. Dix ans plus tard (1365), Charles V confirma cette réglementation. Il n’est rien dit dans ce double document de la mise en œuvre de l'or, beaucoup plus rare. Mais en 1401, des plaintes s’étant de nouveau fait entendre, les Gardes et Consuls de l’Argenterie, conjointement avec les Consuls de la ville, relevèrent le titre de ce métal, qui, fixé dans les anciens serments à 14 carats, fut porté à 16. Quelques particularités intéressantes caractérisent encore ces Statuts. Il était interdit aux membres de la Communauté d’imiter la dorure à l’aide du fumage ou du vernis; de vendre des pièces soudées à l’étain; de dorer des ouvrages de cuivre ou de laiton, à moins qu’ils ne fussent destinés au culte; de monter des pierres fausses sur des joyaux d’or, et des pierres fines sur des anneaux de cuivre. Différentes adjonctions rapprochèrent, par la suite, ces Statuts assez originaux de ceux des autres villes. En 1493, une Ordonnance du Maître général des Monnaies de Languedoc obligea tout postulant à la Maîtrise à faire constater qu’il était « souffisant prod’homme, de bonne et honneste conversation ». Puis les Maîtres furent astreints à déposer la marque de leurs poinçons à l’Hôtel des Monnaies et à fournir une caution de dix marcs d’argent1. Quant à Limoges, elle dut à des circonstances exclusivement politiques d’avoir pendant longtemps échappé à la règle unique que l’autorité royale s’efforçait d’établir dans tout son Domaine. La ville et la province qui l’entourait, réunis un instant à la Couronne de France par le mariage d’Éléonore d’Aquitaine et de Louis VII, puis à celle d’Angleterre après le divorce retentissant de ces deux époux si peu faits pour se comprendre, échappèrent jusque sous le règne de Charles V — sauf pendant cinquante ans (1203-1259) — à l’autorité du roi de France. Limoges, à prix d’argent, obtint facilement de ses maîtres anglais des privilèges exceptionnels pour le temps. Les Consuls, devenus les véritables seigneurs de la ville, usèrent de leur pouvoir pour développer et favoriser l’industrie de leurs concitoyens. Et lorsque Charles V réunit de nouveau cette province à la France, peu jaloux de compromettre son pouvoir fraîchement rétabli, il s’empressa de confirmer les concessions cpie les habitants avaient obtenues d’Édouard III. De la sorte, les Communautés marchandes du Limousin purent se dérober durant tout le Moyen Age aux réglemen- tations assez étroites, qui gouvernaient l’industrie des autres grandes \. Renouvier et Ricard, les Maîtres de pierre et antres artistes gothiques, etc., déjà cité. — Texier, Dictionnaire d'orfèvrerie. HISTOIRE DE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE 168 villes. El comme, dans ce pays laborieux et pauvre, l’or et l’argent n’étaient rien moins qu’abondants, les orfèvres, sans tomber clans les excès qui avaient discrédité Montpellier et son orfèvrerie, obtinrent assez facilement de leurs Consuls une latitude dans le titrage des métaux, (|ue ne possé- daient point leurs confrères du Nord. Le Reglement des Orfèvres Argentiers du château de Limoges, rédigé le 20 février 1394, nous apprend que l’alliage régulièrement usité dans leurs ouvrages était de 11 deniers 8 gros de fin, et que pour les ouvrages d'or on se contentait de 19 carats. En outre, un article spécial de ces Statuts vient démontrer une fois de plus combien MM. Labarte, Texier et leurs copistes se sont trompés en prétendant que les orfèvres avaient l’habitude de travailler le cuivre. Cet article porte : « Que negus dauradier ne tenha en son obrador, aneus, fermais, botos, campanas, ny autre obrage de coyre ny de leto. Sino solament obrage d'eyglesia. » Ainsi il était expressément défendu à tout orfèvre limousin, de tenir en son « ouvroir » des joyaux ou bijoux de cuivre ou de laiton. 11 n’était fait exception qu’en faveur des objets destinés au culte. Ceux-ci, étant en cuivre, ont été moins régulièrement détruits ou transformés que les autres; et là est peut-être la cause de l’erreur dans laquelle tant de bons esprits sont tombés. Celte industrieuse cité, en effet, abandonnant aux orfèvres des autres villes l’émaillerie sur métaux précieux, l’appliqua exclusivement au laiton, dont l’usage était interdit dans les autres provinces, et elle le fit avec une hardiesse de conception et une entente si heureuses, qu elle obtint dans cette spécialité les plus légitimes succès. Petite aiguière en argent repoussé et doré. (xiv° siècle.) CHAPITRE NEUVIÈME De£ Corporation^ cTOirfè'pçef Prospérité des orfèvres parisiens. Jean de Garlande et Guilbert de Metz. — Le Grand-Pont. Les Livres de la taille. — - La Maison des Orfèvres et l’hôpital de Saint-ÉIoi. La confrérie de Notre-Dame-du-Blanc-Mesnil. L’armorial de l’orfèvrerie. Les entrées royales. — Prérogatives de la corporation. Les oiseleurs et le Pont-au-Change. i e n ne prouve mieux que la législation étroite et très compliquée à laquelle se trouvaient soumis les orfèvres des grandes villes n’était pas*" autrement défavorable à leur profession, que l’essor rapide pris par celle-ci en moins de deux siècles. Au temps lointain où Jean de Garlande écrivait son précieux vocabulaire, les orfèvres parisiens étaient déjà installés sur le Grand-Pont, — plus tard appelé le Pont-au-Change, — mais le texte même du gram- mairien laisse deviner qu’ils étaient bien plutôt de modestes artisans travaillant à façon, que des commerçants considérés ou des industriels d’une certaine importance. « Les orfèvres, écrit-il dans son bas-latin parfois un peu obscur, sont assis devant leurs fourneaux et leurs tables sur le Grand-Pont. Ils fabri- quent des hanaps d’or et d’argent, des fermaux, des ornements de poitrine, des fibules et des boucles, et enchâssent dans les anneaux des grenats, du jaspe, des saphirs, des émeraudes. L’industrie des orfèvres consiste à modeler à petits coups, avec de fins marteaux et sur une enclume de fer, des feuilles d’or et d’argent et à enfermer des pierres précieuses dans les anneaux que portent les hommes nobles et riches (barones) et les femmes généreuses. — Les artisans qui sont appelés gobeletiers ( cipharii ), ajoute 99 170 HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE Jean de Garlande, incrustent dans les vases des emblèmes d’argent ou d'or, mettent des pieds aux coupes, et les bordent de cercles de métal pour qu’elles soient plus fortes, plus belles et plus durables1. » Ne semble- t-il pas qu’on retrouve là, avec leur matériel encore primitif, ces orfèvres antiques que Nestor et Pison faisaient appeler devant eux, et s’ils sont en boutiques et n’opèrent pas sur la voie publique, c’est purement affaire de latitude et de climat. Le Grand-Pont, sur lequel on nous les montre installés, était, nous l’avons dit, une des voies les plus passantes de l’ancien Paris. Jusqu’au \ne siècle, l’île de la Cité ne fut reliée aux deux rives du fleuve que par deux Ponts, le Grand et le Petit. « Il falloit nécessairement les passer tous les deux lorsqu’on vouloit aller de la rive gauche à la rive droite de la Seine, dit H. Géraud dans son Paris sous Philippe le Bel. On n’avoit point d’autre communication plus directe », et la circulation resta tellement active, — même lorsque le fleuve compta quatre ponts au lieu de deux, — que Guillebert de Metz pouvait écrire : « En l'an 1400, et quant la ville estoit en sa fleur, passoient tant de gens toute jour sur ce Grand-Pont, que on y rencontroit adéz ung blanc moine, ou ung blanc cheval2. » Ce n’est plus sur le Grand-Pont que nous les retrouvons en 1292, quand un document d’une importance capitale, le Registre de la taille levée en cette année, nous permet de constater à nouveau l’état de leur fortune. Au moment où furent dressées ces précieuses listes, les orfèvres, chassés du Pont-au-Change qui s’était écroulé en 1281, avaient été obligés de se disperser un peu partout. Néanmoins, par suite de l’obligation où ils étaient de s’établir de préférence dans des rues passantes, c’est surtout dans le quartier Saint-Martin que nous les rencontrons, dans les rues Bourg-l’Abbé, Quincampoix, Aubry-le-Boucher, aux alentours de la paroisse de Saint-Josse, dont le nom, par la suite, allait devenir synonyme d’orfèvre. Plus tard, quand le Grand-Pont sera reconstruit, ils y reprendront leur place et réoccuperont une des rangées de maisons dans toute sa longueur. Mais, comme de l’aveu même de Guillebert de Metz, ce pont ne comptait que cent quarante « louages » — soixante-huit d’une part et soixante- douze de l’autre — et comme un côté du pont était réservé aux changeurs, un certain nombre d’orfèvres durent rester dans les quartiers avoisi- nants, car les Registres de la taille nous livrent les noms de 110 maîtres, et même de 125 si l’on ajoute les émailleurs et les affineurs de métaux. 1. Magistri Johannis de Garlandia Dictionnarius , à la suite de Paris sous Philippe le Bel, p. 594, art. xxxvn, xxxviii, xxxix. On remarquera la démarcation établie entre les orfèvres proprement dits et les labricants de gobelets. Ces derniers, bien que montés en argent ou en or, étaient faits en matières diverses, et cette différence de matière suffisait à élever une barrière entre les deux professions. 2. H. Géraud, Paris sous Philippe le Bel. Résumé historique, p. 377. — Guillebert de Metz, Descrip- tion de Paris, ch. xxii, p. 55. LES CORPORATIONS D’ORFÈVRES 171 Sur ces 125 noms il en est un certain nombre qui laissent supposer une origine étrangère à Paris. Tels sont ceux de Jean d’Aire, de Pierre de Chelles, de Gilles de Soissons, de Jehannot de Lagny, de Guillaume de Gagny, d’Étienne de Gicn, de Jean de Saint-Amand, de Geversot de Pon- toise, de Mahé de Beauvais, de Richard d’Arras, de Vin- cent de Provins, de Denisot de Tours, de Jehan de Quant (Caen?), de Pierre de Mont- pellier, etc. La ville de France qui fournit le plus fort contin- gent est Limoges. Elle compte pour sept noms dans cette liste précieuse. Remarque inté- ressante, le nombre des An- glais ne s’élève pas à moins de cinq. La constatation vaut qu’on s’y arrête. Elle montre que la réputation de l’orfè- vrerie parisienne s’étendait déjà au loin, puisque des maî- tres habiles venaient de tous les points du territoire et même de l’étranger pour exer- cer dans cette ville leur artisti- que industrie. Son grand re- nom avait, en effet, franchi les mers, et, dés le xme siècle, s’é- tendait jusqu'en Asie. Le pape Innocent IV et le roi saint Louis ayant envoyé plusieurs religieux au khan de Tartarie, pour le convertir à la foi ca- tholique, un d’eux, nommé Ru- bruquis, nous apprend, dans le récit de son voyage, qu’il rencontra à la cour de l’émir un orfèvre parisien, nommé Guillaume Boucher, qui avait exécuté pour ce prince toutes sortes de pièces d’orfèvrerie magnifiques, notamment une énorme fontaine, dont la confection n’avait pas exigé moins de 3,000 marcs d’argent. Cette fontaine, analogue sans doute à beaucoup de celles qu’on fabri- quait alors, pour jouer le rôle d’ « entremets » dans les banquets royaux, Milieu de labié en lorme de fontaine. (D'après un dessin du xv° siècle.) 172 HISTOIRE DE L’ ORFÈVRERIE FRANÇAISE et dont on retrouve la représentation clans certaines miniatures du xive et du \ve siècle, consistait en un grand arbre d’argent, au pied duquel se tenaient quatre lions de même métal, projetant chacun par la gueule une liqueur différente. Ces liqueurs arrivaient à destination par des tuyaux communiquant, sans qu’on les vit, avec une salle voisine, où se trouvaient de vastes récipients. Au sommet de l’arbre, se dressait un ange d’argent armé d’une trompette. Au moyen d’un ressort, la trompette venait se fixer sur les lèvres de l’ange, et un courant d’air amené par un tuyau intérieur la faisait retentir1. On comprend que ce superbe automate, ré- pondant si bien aux préoccupations enfantines du Moyen Age et à son amour du merveilleux, devait jouir, dans les pays soumis à l’empire du Khan, d’une réputation peu commune, dont profitait le bon renom des orfèvres parisiens. Il ne paraît pas, néanmoins, par le chiffre des contributions dont nos orfèvres se trouvaient alors frappés, chiffre qui était strictement pro- portionnel à leur fortune acquise, que la plupart d’entre eux aient encore été autre chose que des travailleurs à façon. Les Registres de la taille de 1313 confirment cette présomption. Au lieu de 110 maîtres ils en men- tionnent 156, parmi lesquels trois orfavresses. Dans le nombre des maîtres figurent certains noms qui nous sont connus. Ceux de Robert d’Aire, four- nisseur attitré de Philippe le Long, de Symon de Lille, qui fut chargé en 1338, avec ses collègues Jehan Pascon, Jehan de Toul, Pierre de Toul et Félix d’Auxerre, de dresser l’inventaire des joyaux de la reine Clémence de Hongrie et de procéder à leur estimation. Nous relevons aussi ceux de Guillaume Hérondelle et d’Oudinet Marcel appelés à devenir l’un et l’autre la souche de vénérables dynasties d'orfèvres, qui constitueront par la suite la haute aristocratie du métier. Quant aux autres, nous ne pouvons guère nous rendre un compte à peu près exact de l’importance de leurs transac- tions que par le montant de la taxe à laquelle ils se trouvent soumis. Or, à l’exception d’un seul, nommé Laurent des Chans (Deschamps), qui paye 70 sols, les plus haut taxés sont imposés de 20 à 40 sols, somme mé- diocre pour le temps. L’abbé Texier, qui s’est livré sur ces deux tailles à des calculs assez précis2, trouve qu’en prenant pour base le prix du marc d’argent à cette époque, on arrive à un chiffre de 9,80 comme taxe moyenne. En décuplant ce chiffre pour le ramener au pouvoir actuel de l’argent, on n’aurait certes pas une haute idée de la plupart de ces offi- cines. Hàtons-nous d’ajouter que ce qui abaisse peut-être un peu trop 1. Bergeron, Relation des voyages en Tartarie de Guillaume de Rubruquis (Paris, 1634), II, 17. — Legrand d’Aussy, la Vie privée des François, III, 165. 2. Dictionnaire d'orfèvrerie religieuse, col. 990. LES CORPORATIONS D’ORFÈVRES 173 cette moyenne, c'est qu’elle confond dans un même ensemble patrons et compagnons, maîtres et valets; or quelques-uns de ces derniers ne sont taxés qu’à la somme infime de 12 deniers1. Mais cinquante ans ne se seront pas écoulés, que les choses auront changé d’aspect et qu’on trou- vera, à Paris, le Grand-Pont et les rues adjacentes regor- geant de boutiques richement pourvues d’orfèvreries d’une haute valeur, non seulement au point de vue de la matière em- ployée, mais au point de vue de l’art. Les terribles convul- sions que la France et l’Eu- rope avaient traversées, les guerres continuelles, les pil- lages périodiques, accompa- gnés ou suivis de la destruc- tion régulière, en quelque sorte méthodique, de toutes les orfèvreries dont on pouvait se saisir, bien loin d’être défavo- rables aux orfèvres, stimulaient au contraire d’une singulière façon l’activité de leur indus- trie. A la première accalmie, on s’appliquait à réparer les brèches faites dans le trésor des églises, dans les buffets des princes, dans l’argenterie des particuliers. Chaque catastrophe était suivie d’un redoublement d’affaires, qui explique à la fois le nombre toujours croissant des orfèvres dans les grandes villes et le développe- ment régulier et constant de leur richesse relative. Peut-être pourrait-on Le Pont-au-Change décoré pour l’Entrée solennelle de Charles IX. (D’après une gravure d’Olivier Codoré.) I. 11 est bon toutefois de ne pas s’exagérer l’exactitude de ces calculs. Rien n’est plus difficile, en effet, quand on s’occupe du Moyen Age, que d’établir d’une façon précise la valeur de la monnaie, qui, à peine frappée, se trouvait le plus souvent avilie et dépréciée par ceux-là mômes qui venaient de l’émettre. Le rapport existant entre ces monnaies au cours si variable et le marc d’argent est encore rendu moins certain par l’instabilité de celui-ci dont le prix s’abaisse ou s’élève suivant l’abondance du métal ou la quantité d’alliage. Ainsi, au xive siècle, dans un espace de cinquante ans, nous trouvons que l’écu varia de 12 à 17 sols parisis et que, d’autre part, le marc d’argent fut payé de 7 à 10 ècus. En établissant une moyenne, on arrive à attribuer au marc d’argent une valeur d’environ 4 livres parisis et à attribuer à la livre une valeur de 12 fr. 50, en acceptani le cours légal de l’argent établi à 200 francs le kilo. HISTOIRE DE L'ORFEVRERIE FRANÇAISE 174 \ trouver aussi le secret de cette facilité singulière avec laquelle ils accep- taient les mesures restrictives imposées par le pouvoir royal, et qui les faisaient en quelque sorte les complices des lois somptuaires. Toujours est-il qu’en 1360, lorsque le roi Jean, revenant de sa captivité, fit son Entrée dans la capitale, « ceux de la Ville lui offrirent un présent en don de mille marcs d'argent en vaisselle1 » qu’ils purent facilement trouver chez Jean Bail i n , Pierre de Sèves, Régnault Bochet, Thomas Durandant, Pierre Leclerc et Garnier Bandelle, Gardes cette année-là de la Communauté, ou chez Thomas Pijart, Richard Devillaire, Jean de Glichy, Thomas Toutin, Simon Loiseleur et autres orfèvres alors grandement réputés. Dix-sept ans plus tard, quand l’empereur d’Allemagne vint rendre visite à son neveu le roi Charles V, les orfèvres de la ville avaient également en magasin de quoi satisfaire amplement aux cadeaux que le roi et le prévôt des mar- chands firent aux illustres visiteurs et à leur suite2. Cinquante ans ne se seront pas écoulés qu’on les verra, riches et magnifiques, déployer dans leurs fêtes particulières et dans leurs solennités corporatives un faste remarqué. Parlant de l’Entrée du roi Henri VI à Paris et des réjouissances qui accompagnèrent son sacre (1431), un écrivain de ce temps constate — non sans une pointe d’ironie- — que ces fêtes furent moins belles que celles auxquelles donnait lieu, quelques années plus tôt, le mariage de certains fils d’orfèvres : « Item vray est que ledit Roy ne fust à Paris que jusques au landemain de Noüel. Ils firent une petites joustes landemain de son sacre; mais pour certain, maintes fois on a vu à Paris enffens de Bourgeois, <1 ue quant ils se marioient, tous mestiers, comme orfèvres, orbateurs, brief gens de tous joyeurs mestiers, en admendoient plus qu’ils n’ont fait du sacre du Roy, de ses joustes et de tous ses Angloys3. » Cette prospérité, cette considération dont ils jouissaient, non seule- ment à Paris, mais dans toute la France, se traduisait même au delà de la mort par de coûteux tombeaux édifiés dans les églises — privilège exclusivement réservé alors aux nobles et aux bourgeois les plus aisés. Longtemps on a pu lire dans l’église de Noyon cette curieuse et naïve ins- cription : ©t)t giPt ©radine ©tàetette 9îee be ©ovbie, et fu femme 9J?aibtve Dîobrvt be SXntag ©rf^re $ pvtcj peur ê’ame ©t btteê *J3ater 9îobtcr 1. Godefroy, le Cérémonial françois, t. I, p. 635. 2. Christine de Pisan, le Livre des fai ^ et bonnes mœurs du sage roy Charles, II, p. 107. 3. Journal d'un bourgeois de Paris sous le règne de Charles VI et de Charles VIL p. 147. LES CORPORATIONS D’ORFÈVRES 175 Nous devons, en outre, au chanoine E. Reusens1 la fidèle reproduction d’un autre monument funèbre, élevé à la mémoire de l’orfèvre Henri de Tongres (1448) dans l’église de Sainte-Dimphne à Gheel. Mais la richesse des orfèvres ne se manifestait pas seulement en fêtes, en bombances et en sépultures dispendieuses, elle se traduisait aussi en bonnes œuvres et en institutions durables. A Paris, pendant de longues années, leur Communauté s’était vue obligée de monter à Montmartre pour faire chanter ses messes solen- nelles. Puis elle avait eu des autels privilégiés à Notre- Dame, à l’église Saint- Martial, à Saint-Paul, et à Saint-Denis-de-la-Chartre. Sous Charles V, les orfèvres obtenaient enfin la préro- gative, alors très recherchée et fort rare dans la bour- geoisie, de se faire con- struire une chapelle parti- culière. Mais comme ils avaient l’ambition de joindre à cette chapelle une maison de retraite pour les veuves et les invalides de la corporation, et un bureau pour régler leurs affaires professionnelles, il leur fallut attendre, pour réaliser leur projet, l’année même de la mort du roi. Cette année-là, moyennant 400 écus d’or, ils purent acheter un immeuble rue aux Deux-Portes2, et en 1405 ils procé- dèrent à l’inauguration de la Maison des Orfèvres , à laquelle ils avaient donné comme annexes la Chapelle et YHôpital Saint-Eloi. Chapelle modeste en son principe, mais qui n’allait pas tarder à s’enrichir; hôpital bien res- treint, puisque d’abord il ne compta que quatre fils, mais qui bientôt s’aug- 1. E. Reusens, Eléments d’archéologie chrétienne, t. II, p. 323. 2. Il s’agit ici de la « rue aux 2 portes delèz la rue Saint-Germain-l’Auxerrois »qui s’était appelée antérieurement « rue aux Moines-de-Jeuvau » : La rue à moignes de .Jeuvau Porte à mont et porte à vau. Cette rue, par la suite, a pris le nom de rue des Orfèvres. (Leiseuf, Hist. du diocèse de Paris, I, 159. — II. Guéraud, Paris sous Philippe le Bel, p. 200.) 176 HISTOIRE DE L'ORFÈVRERIE FRANÇAISE moula, et, en 1457, grâce à l’acquisition d’une maison voisine, pouvait déjà recevoir vingt-cinq malades. Indépendamment de cette chapelle et de leur confrérie de Saint-Denis, dont nous avons déjà parlé, les orfèvres parisiens fondèrent au xive siècle une autre association pieuse, qui eut son point d’attache à deux lieues de Paris, au hameau de Blanc-Mesnil, près du Bourget, dans une chapelle placée sous Finvocation de la Vierge. Cette chapelle, large- ment pourvue d’indulgences par Innocent VI, devint un but de pèlerinage; et les or- fèvres et les changeurs, qui s’y rendaient en procession, prirent le titre de Confrérie de Notre-Dame de Blanc - Mesnil. Plus tard, une troi- sième confrérie fut instituée à Notre-Dame de Paris, dans le but d’honorer saint Marcel, dont la châsse avait été exé- cutée par saint Éloi. Elle prit le nom de Confrérie de Sainte- Anne et Saint-Marcel, et les confrères avaient le privilège, lors des fêtes solennelles, de porter sur les épaules la châsse du saint. Ajoutons que le zèle pieux des orfèvres fut de tout temps célèbre, et que nombre d’églises, de chapelles, de couvents, d’oratoires durent, au moins en partie, à leur libéralité bien connue, l’éclat de leur parure métallique. Le poète troyen, Nicolas Pourvoyeur1, était donc en droit de leur réserver une place à part parmi les bourgeois qui allèrent saluer le Christ naissant : Les orfèvres remplis de zèle Se sont montrés très généreux Non pas de la simple vaisselle, Ils ont offert au Roy des cieux ; C’étoit une belle couronne De pur or et de diamant Et mieux que docteurs en Sorbonne Ont fait à Dieu leur compliment. Armoiries des orfèvres parisiens. (D'après un dessin conservé au musée Carnavalet.) 1. Dans ses Nouels nouveaux. LES CORPORATIONS D'ORFÈVRES 177 Armoiries corporatives des orfèvres de Marseille. Armoiries corporatives des orfèvres d’Amiens. Leurs offrandes, au surplus, étaient une façon noble et généreuse de faire remonter jusqu’à Dieu les privilèges dont ils étaient si fiers, et de lui payer tribut pour leur nouvelle noblesse. En 1330, en effet, Philippe de Valois avait accordé aux orfèvres parisiens des armoiries, qu’ils s’em- pressèrent de faire graver sur la vaisselle d’étain de leur maison com- mune et de faire peindre sur leurs vitraux, sur leur bannière et jusque sur les écussons dont étaient décorés les cierges portés par les confrères dans les processions et dans les cérémonies funèbres. Ce bel exemple ne pouvait manquer d’être suivi. De la fin du xive aux premières années du xvie siècle, nous voyons sur toute l’étendue du royaume, dans la plu- part des villes importantes, les Communautés d’orfèvres obtenir gracieu- sement ou acquérir, soit de la puissance souveraine, soit des autorités locales, — seigneur, évêque ou échevinage — le droit de bannière, et par conséquent de blason. Souvent même, dans certaines localités médiocre- ment importantes, les Communautés peu riches usurpèrent le privilège sans en acheter la consécration toujours onéreuse, et profitèrent des com- plications politiques, si fréquentes en ces temps troublés, pour s’arroger un droit que le temps se chargea de rendre légitime. — C’est ainsi que se créa le blason de l’Orfèvrerie française, blason qui ne compte pas moins de cent dix armoiries différentes intéressantes à étudier. De ces armoiries, les unes étaient patronales, c’est-à-dire qu’elles portaient l’image du Patron de la corporation, ou la « pourtraicture » de quelque autre saint per- sonnage, pour lequel la Communauté affectait une dévotion particulière. D’autres étaient embléma- tiques ci représentaient les principales œuvres du méfier. D’autres encore Armoiries corporatives étaienL parlantes et réunis- des orfèvres de Chateau-Thicrry. fit fl m Armoiries corporatives des orfèvres de Besancon. 23 17S HISTOIRE DE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE saient les outils par excel- lence de la profession. Il y en avait également de féo- dales. Celles-là portaient les emblèmes et couleurs, constituant la livrée des villes ou des seigneuries où elles résidaient. Enfin, d’autres semblaient être purement imaginaires , . ,. Q i ° ’ Armoiries corporatives soit (ju’elles fussent sim- des orfèvres de Cambrai. plement nées d’un ca- price, d’une fantaisie ou qu’elles fissent allusion à quelque événement dont on devait par la suite perdre le souvenir. Il n’est pas sans intérêt de constater’ que les armoiries d’Abbeville, d’Aire, d’Angoulème, d’Autun, d’Auxerre, de Bayeux, de Béziers, de Car- cassonne, de Castres, de Chartres, de Coutances, de Dijon, de la Charité, de Lille (orfèvres), de Marseille, de Metz, de Péronne, de Perpignan, de Pilhiviers, de Riom, de Rouen, de Saint-Omer, de Soissons, de Stras- bourg, de Toulouse, de Tulle et de Vie étaient féodales. Il n’est guère moins curieux de noter que parmi les villes où les Communautés d’orfèvres possédaient des armoiries patronales, figuraient Amiens, Arras, Beaune, Blois, Bourges, Brioude, Cambrai, Caudebec, Châtellerault, Courlrai, Dunkerque, Laon, Orléans, Saint-Brieuc, Valen- ciennes, Vannes, etc. Les orfèvres de ces différentes cités avaient tous choisi pour patron saint Éloi. Ceux de Saint-FIour et de Saumur avaient donné la préférence à saint Louis; ceux de Limoges, à saint Martial; ceux de Romorantin, à saint Fiacre; ceux de Tours, à sainte Anne; les joailliers de Lille, à saint Nicolas. Enfin Alençon, Ancenis, Angers, Aurillac, Besan- çon, Bordeaux, Brest, Caen,Castellane,Chàlons, Château-Thierry, Chauny, Clermont-F errand, Com- pïègne, Crépy, Dieppe, Digne, Douai, Évreux, Falaise, Fontenay, Fou- gère, Grasse, Guise, Har- fleur, le Havre, la F ère, la Flèche, Landerneau, Armoiries corporatives ^ Rochelle, Laval, Lll- des orfèvres de Quimper. COU , Lyon , le Mans , Armoiries corporatives des orfèvres d’Alençon. LES CORPORATIONS D’ORFÈVRES 179 Montauban, Morlaix, Montpellier, Nantes, Niort, Noyon, Paris, Poitiers, Quimper, Reims, Rennes, les Sables-d’Olonne, Saint-Jean-cTAngély, Saint- Maixent, Saint-Malo, Saintes, Tonnerre, Toul, Toulon, Valogne et Vitry-le- François possédaient des armoiries emblématiques ou parlantes. Les em- blèmes les plus généralement adoptés par ces diverses Communautés étaient la croix, la couronne, l’aiguière, le calice, le soleil, les boîtes de forme variées, etc. Dans certaines villes, les orfèvres avaient été amenés à s’allier à d’autres professions et avaient choisi des emblèmes ne se rapportant qu’indi- rectement à leur métier. A Saintes, par exemple, où ils ne formaient qu’une Commu- nauté avec les « orlogeurs », leurs armoiries étaient « de sable, à une pendule d’argent, rayée et notée de sable ». A Alençon, les joailliers réunis aux merciers portaient « d’ar- gent à une main dextre de carnation, tenant un éventail et une branche de corail de gueules, mêlée avec des chaînes d’or et des tours de perles au naturel ». On ne laisse pas parfois que d’être passablement sur- pris de ces alliances, que ni l’analogie d’origine, ni la pa- rité des besoins ne sauraient expliquer. On comprend qu’à Riom, au Mans, aux Sables, à la Charité, à Abbeville, à Angoulème, à Chàtellerault, les orfèvres aient, comme à Saintes, admis dans leur Com- munauté les horlogers et les graveurs. On trouve assez naturel qu’à Ancenis, Arras, Caudebec, Châlons, Château-Thierry, Chauny, Falaise, la Fère, Pithiviers, Quimper, Romorantin, Tulle et Vie, ils aient fait cause commune avec les potiers d’étain. Ils avaient en effet avec ces diverses professions plus d’un intérêt commun. Mais comment ne pas s’étonner de J> MÉ1IN' Armoiries des or lèvres de Rouen d’après un vitrail ancien. (Musée des antiquités de Rouen.) 180 HISTOIRE DE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE les trouver à Crépy et à Guise unis aux chaudron- niers et aux maréchaux ferrants; à Bayeux, aux chirurgiens; à Coutances, aux sabotiers; à Noyon et à Péronne, aux chapeliers; à Harfleur, aux brasseurs de bière? C’est que la première condition d’existence de ces corporations, c’était de posséder la force, la richesse, l’influence indispensables à la protection des membres de l’association et au développement de leur industrie. Or cette influence, cette force, des orfèvres de Bordeaux. cette richesse ne pouvaient s’obtenir que par le nombre; et dans les villes oit les orfèvres étaient peu nombreux, ils étaient obligés de chercher des alliances qui leur per- missent de défendre leur existence et leurs privilèges contre les usurpations. Comme conséquence, il arrive que souvent, parmi les armes parlantes de certaines de ces Communautés, on trouve des outils qui n’ont guère de rap- port avec notre profession. Si l’on juge tout naturel que les orfèvres de Bor- deaux, Château-Thierry, Chauny, Guise, Landerneau, Laval, le Mans, Noyon, Toul aient adopté le marteau; ceux de Crépy, le maillet; ceux de la Rochelle, l’enclume; ceux d’Évreux, la balance; par contre, on ne peut se défendre d’un certain étonnement de voir figurer l’aune dans les armoiries des orfèvres d’Ancenis, d’Aurillac, de Castellane, de Luçon; l’échelle, dans celles des orfèvres de Chauny, et un baril dans celles des orfèvres d’Harfleur. Une étude attentive, approfondie de ces blasons permettrait très vraisemblablement de démêler leur origine et de déterminer approximati- vement l’époque de leur adoption. Rien qu’à parcourir cette longue liste, on découvre assez facilement les raisons qui obligèrent un certain nombre de Communautés à accepter, à leur début, un état de dépendance féodale ou royale. Il est clair, par exemple, que les armoiries de livrée, relativement abondantes dans le principe, durent se faire d’autant moins nom- breuses que le lien de vassalité, si puissant au xme siècle, si fragile au xvie, alla en s’amoindrissant et commença à disparaître. De même l’adoption des vénérables images de saint Éloi, de saint Martial, de saint Louis, de sainte Anne, coïncide avec la pleine effervescence des sentiments religieux, alors que les armoiries parlantes ou emblématiques dé- noncent les époques et les villes, où les idées laïques et professionnelles tendaient à prévaloir. Armoiries corporatives des orfèvres de Fougères. Armoiries corporatives LES CORPORATIONS D’ORFÈVRES 181 Noire armorial commercial constitue une sorte de livre encore fermé, que l’on apprendra certainement à lire, et qui ne manquera pas, par la suite, d'éclairer de traits lumineux les ténèbres dans lesquelles la vie civile du Moyen Age est demeurée plongée. Peut-être y verra-t-on comment les grandes villes parvinrent progressivement à s’industrialiser et dévelop- pèrent ainsi dans des proportions imprévues la richesse de la France. On découvrira ensuite comment, à mesure que cette richesse augmenta, la bourgeoisie marchande, répudiant la turbulente autorité des seigneurs, que l’effondrement des Capétiens avait faits si puissants, se rapprocha du pouvoir régulier du roi; et comment quiconque voyageait, travaillait, trafiquait et prétendait récolter ce qu’il avait semé, dut être à un certain moment contre l’organisation féodale. Alors on aura l’explication de cette lente et progressive évolution qui devait aboutir finalement à la constitution de notre unité nationale. De toutes les corporations marchandes, aucune ne chercha davantage à se rapprocher de la famille royale, que la Communauté des orfèvres. En ceci, du reste, elle se conformait à une ancienne et vénérée tradition. Depuis saint É loi qui, avant de devenir leur patron, avait été le ministre de Lolhaire et de Dagobert, les orfèvres, en effet, avaient toujours occupé une place plus ou moins officiellement marquée dans l’enlourage direct du roi et des princes de sa famille. Les Comptes de l'Argenterie nous apprennent qu’en l’année 1352 le roi Jean éleva son orfèvre Jean Le Braillier à la dignité de valet de chambre et lui fit délivrer l’étoffe néces- saire pour qu’il pût porter une robe à la livrée royale1. Dans le même siècle, Hennequin du Vivier, fournisseur régulier de Charles V, devint valet de chambre de Charles VI. Henri Hambert était non seulement l’orfèvre préféré du duc Louis d’Anjou, mais son homme de confiance2, et nous notons en 1402 et 1410 les noms des orfèvres Jehan Vilain et Jehan Mainfroy parmi les valets de chambre du duc de Bourgogne Jean sans Peur. Enfin , faut-il rappeler qu’Étienne Marcel, le célèbre prévôt des marchands, appartenait à une famille d’orfèvres parisiens, qui continua d’exercer sa profession jusqu’à une époque assez proche de nous, et que Jacques Cœur était fils d’un orfèvre de Tours? Ces hautes fonctions, ces titres honorifiques, rarement accordés à des gens du métier, peuvent s’expliquer par la relative facilité qu’avaient les orfèvres de trouver accès auprès des plus puissants personnages. Sitôt qu’un événement heureux ou une succession d’années particulièrement prospères avaient permis aux agents du fisc de drainer l’or et l’argent 1. Voir Comptes d'Étienne de La Fontaine dans les Comptes de l’Argenterie des rois de France. 2. Dk L/UionoE, Glossaire français du Moyen Age. — Inventaire du duc d’Anjou, prèf. p. vm et 114. 182 HISTOIRE DE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE pour les faire affluer dans les coffres du souverain, vite il fallait qu’un artiste habile les transformât en magnifiques ouvrages, en vases somp- tueux, en joyaux, comme ceux que nous décrivent les prestigieux inven- taires du duc Louis d’Anjou, de Charles V, de Charles VI, du duc Jean de Berry, des ducs de Bourgogne. Le prince, en ces jours fortunés, était donc enchanté d’avoir, à portée de sa personne et dans sa résidence même, un artisan digne de toute sa confiance, qu’il chargeait d’effectuer cette transformation. Les récits du Moyen Age s’accordent pour nous montrer les rois et les reines apportant une sorte de fièvre à la confection de ces belles argenteries. Dans le fameux roman du Chevalier au Cygne, à peine la reine Matabrune a-t-elle pu s’emparer des chaînes qui ornaient le col de ses petits-fils, Ung orfevre manda qui estoit boin ouvrier; Les VI kaines li vot isnièlement bailler, Et li dist : « Allez moy une coupe forgier, Et le me raportés, puis ares vo loyer. » Aux jours malheureux et néfastes, c’était l’opération contraire qu’il fallait accomplir, et là encore, la présence d’un agent compétent et dévoué était indispensable pour estimer les pièces, indiquer les ressources qu’on en pouvait tirer, choisir celles qu’on devait détruire, désigner celles au con- traire dont la conservation s’imposait. Au xvie siècle, où cependant l’indus- trie des orfèvres avait à peu près revêtu sa forme moderne, la présence de ces artistes de confiance dans le voisinage direct des princes et des rois semblait si naturelle, que Rabelais leur réserve un logis à part dans sa fameuse abbaye de Théléme, et qu’il nous montre le héros de son livre allant voir travailler les orfèvres — comme François Ier à la porte de Nesle — et prenant à cette contemplation un extrême plaisir. Deux siècles plus tôt, la présence des orfèvres dans la résidence même du prince était envisagée comme si caractéristique de son pouvoir souverain, que le chambellan et le confesseur de Richard II, pour l’exhorter à éloigner la dame de Coucy de l’entourage direct de la reine, objectèrent que cette dame entretenait chez elle deux ou trois orfèvres « aussy bien comme vous ou la Royne ». Cette particularité leur semblait une usurpation1. La considération toute spéciale qui naissait de ce besoin constant et de cette familiarité forcée rejaillissait naturellement sur la corporation tout entière. Non seulement, à Paris, les orfèvres eurent l’insigne honneur de faire partie en tout temps des « six corps marchands », et à ce titre de figurer officiellement dans toutes les cérémonies publiques, mais il est 1. Rabelais, Gargantua , ch. lvi. — Chronique de Richard II, p. 21, dans J.-A. Buchon, Collection des chroniques , t. XIII, LES CORPORATIONS D'ORFÈVRES 183 encore à remarquer — comme l’a fait observer Diderot — que « dans les Entrées des rois, reines ou légats, où les Six Corps ont le privilège de porter le dais sur les personnes rois, reines ou légats, souvent on n’ap- pelait à ces cérémonies que trois, quatre ou cinq de ces Corps, mais que jamais celui de l’Orfèvrerie n’a été omis, qu’il a fréquemment fourni des sujets pour les places muni- cipales et juridictions consu- laires, et qu’il est le seul, au moins depuis plus de trois cents ans, chez lequel on ait pris un prévôt des mar- chands1 ». Le privilège que rappelle Diderot était, en effet, fort ancien. Il remontait certaine- ment au xive siècle, peut-être même au xme. En tout cas, déjà au xve siècle, il n’était plus contesté. A propos de l’Entrée à Paris du jeune roi Henri d’Angleterre, l’auteur du Journal de Paris sous Charles VII en constate l’exis- tence : « Et là prindrent le ciel, les orfèvres, écrit-il, et le por- tèrent parmy la rüe de Kalende et parmy la Vieille Iurie jusques devant Saint Denis de la Chartre. » Au xvi siècle, cet honneur appartenait encore à notre puissante Communauté. Les Registres de l'hôtel de ville, cités par Godefroy, attestaient que, le onzième jour de janvier 1501, « Jehan Formelle, Les orfèvres portant le dais à l’Entrée de Louis XI 1 à Paris, d’après une miniature de la fin du xn° siècle. 1. Encyclopédie , t. XI, p. 627. — Cet honneur était d’autant plus remarqué, que les orfèvres constituaient une industrie véritable et non un simple commerce. Or, par un de ces préjugés carac- téristiques de l’Ancien Régime, les professions qui fabriquaient directement les ouvrages mis en vente étaient frappées d’une sorte de discrédit qui n’atteignait pas les simples marchands. Le travail manuel comportait une véritable déchéance. — A Paris, au-dessous des Six Corps Marchands, venaient les Communautés d’Arts et Mestiers de la Ville et Fauxbourgs, qui étaient divisées en quatre classes. Parmi celles qui offrent quelque rapport avec la profession qui nous occupe, les affineurs d’or et d’argent, les batteurs et les tireurs d’or et d’argent appartenaient a la première classe; les horlogers, lapidaires et potiers d’étain, à la seconde; les doreurs et les graveurs à la troisième. (Voir Recueil des édits , déclarations, arrêts , règlement concernant les arts et mestiers de Paris et autres villes du royaume; Paris, 1701, p. 82 et suiv.) 184 HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE Bonaventure de la Ferlé, Estienne Charpentier, Michel Pigard, Maistres iurës orfèvres », furent convoqués à l’Hôtel de Ville de Paris, et qu’il leur fut fait « commandement qu’ils eslisent quatre gens de bien, chascun de son Estât et Marchandise, et qu’ils soient habillez honnestement d’écarlate pour porter le ciel sur la Reyne (Anne de Bretagne) qui de nouvel doit faire son Entrée en cette ville de Paris ». Treize ans plus tard, à l’Entrée de la reine Marie d’Angleterre, troisième femme de Louis XII (G novembre 1514), « un ciel de drap d’or broché, semé de fleurs de lys et de roses vermeilles », fut porté par les « Bourgeois, Marchands, Orfèvres etHanoars, selon les coustumes anciennes iusques à Nostre- Dame de Paris ». L’ Ordre observé au Sacre, Couronnement et à l’Entrée à Paris de la reine Claude, femme de François Ier (1517), nous montre dans le cortège et au milieu des principaux bourgeois « les marchands grossiers Orfèvres, Changeurs, Apothicaires et Drappiers, richement accoustrëz et vestus de robes de plusieurs couleurs et sortes de velours, satins et draps my-partis, comme d’escarlate et aultres couleurs, ayans chascun la livrée de son Mestier ». A l’Entrée de la reine Eléonore d’Autriche (1530) aussi bien qu’à celle de Charles-Quint (1539), nous retrouvons dans le cortège « les quatre maistres des orfèvres, vestus de velours cramoisi, avec les gens de leur Mestier ». Dans le récit que Hardouin Chauveau nous a conservé de l’Entrée à Paris de Henri II (1549), nous voyons également figurer avec honneur les quatre jurés de l’Orfèvrerie, vêtus de longues robes « de veloux cramoisy, suivis d’un grand nombre de gens dudit mestier habilléz diversement ». C’est dans ce costume somptueux qu’ils s’étaient rendus au-devant du roi. Au retour, ce prince entra dans la ville « soubz un ciel de veloux pers, semé de fleurs de lis d’or traict, à frange de mesme, couvert de ses armes, chiffres et devises, qui fut porté premièrement par quatre eschevins de la ville, depuis la porte dudit Sainct-Deniz, jusque devant l’église de la Trinité, et de là jusque devant l’église de Sainct- Leu-Sainct-Gilles par les Gardes de la Draperie de ladicte ville, qui le mirent aux mains des quatre maistres Espiciers, lesquels le portèrent jusqu’à Sainct Innocent, où les Merciers le receurent et depuis le délivrèrent aux Pelletiers, qui s’en acquittèrent jusque devant le Chastellet, et là les Bonnetiers le vinrent prendre, pour en faire leur devoir, jusqu’à Sainct- Denys de la Chartre, où ils le délivrèrent aux Orfèvres qui le portèrent jusques à Notre-Dame, et encores depuis jusques au Palais ». Le lendemain, Catherine de Médicis fit à son tour son Entrée solennelle dans une superbe litière, et « le poisle qui estoit de drap d’or frisé, frangé de soye cramoisyé rouge aux armoiries de ladicte Dame, fut porté par ceulx mesmes qui portèrent celuy du Roy ». A l’Entrée solennelle d’Henri II et de Catherine, qui avait eu lieu à Lyon l’année précédente (23 sep- Pl. XI 1« HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE. COLLIER ET GOBELET DE CORPORATION (y i fl/c i/c.i C ara/tnicrci c/c %s£l\>c/%€4C? LES CORPORATIONS D’ORFEVRES 185 tembre 1548), les « orphèvres » habillés de « veloux noir doublé de taffetas blanc doré, et le collet, pourpoinct et chausses garnis de gros taffetas entre-semés de petis et gros botons », figuraient également en belle place dans le cortège royal. A l’Entrée de Charles IX à Paris (1572), les orfèvres portèrent encore le dais depuis Saint-Denis-de-la-Chartre jusqu’à Notre- Dame et depuis Notre-Dame jusqu’au Palais. A l’Entrée d’Élisabeth d’Au- triche, femme de Charles IX, ils jouirent de la même prérogative1. Peut-être trouvera-l-on que nous insistons beaucoup sur celte particu- larité, mais elle a son importance. Tout d’abord, elle nous permet de rectifier une erreur commise par M. Paul Lacroix2, qui s’est trompé en affirmant que les orfèvres, dans ces grandes cérémonies, avaient « un des bâtons du dais à tenir ». Elle nous permet, en outre, de constater que la partie du chemin — à peu près le tiers — pendant lequel les orfèvres portaient le dais était celle qui aboutissait au centre de la ville, c’est- à-dire au quartier le plus riche, le plus et le mieux peuplé. C’était donc, si l’on peut dire ainsi, la partie la plus honorable du chemin. Tous ces honneurs, toutes ces prérogatives qui faisaient de la Com- munauté des orfèvres une corporation doublement privilégiée, n’empè- chèrent pas toutefois les dissentiments de se produire entre elle et l’autorité souveraine. La plus bizarre peut-être et la plus vive de ces contes- tations s’éleva — qui l’aurait prévu? — à l’occasion de la corporation des Oiseleurs. En échange d'une redevance acquittée par eux en nature et qui consistait à lâcher, dans certaines occasions solennelles, un nombre d’oi- seaux qui parfois s’élevait jusqu’à quatre cents, les oiseleurs avaient obtenu de Charles VI la permission de pouvoir offrir leur marchandise non seulement à la vallée de Misère — devenue depuis le marché de la Vallée, et aujourd’hui détruit — où de tout temps on avait vendu la volaille vivante ou morte, mais encore sur le Pont-au-Change. Le roi avait même été plus loin. Il leur avait donné l’autorisation d’accrocher leurs cages aux devan- tures des changeurs et des orfèvres! 11 semble superflu d’ajouter que ces derniers supportèrent assez mal 1. Journal de Paris sous Charles VI et Charles VII, à l’année 1431. — Godefroy, le Cérémonial françois , I, 687. — L’Entrée de Madame Marie d’ Angleterre, reyne de France, en la noble Ville, cité et Université de Paris, 1514. — L’Ordre observé au Sacre et Couronnement et à l'Entrée à P aris de la royne Claude; Paris, 1517. — Entrée à Paris de la reyne Eléonore d’Austriche, seconde femme du roy François 1er ; Paris, 1530. — La Magnificence de la superbe entrée faite au très chrétien roy de France Henry deuxième de ce nom et à la reyne Catherine de Médicis, à Lyon, avec privilège, 1549. — 1 1 ardouin Chauveau, C’est l’ordre qui a esté tenu à la Nouvelle et Joyeuse entrée de très excellent et très puissant prince, le roy très chrétien, Henri deuxième du nom, en sa bonne Ville et Cité de Paris, capitale du Royaume ; Paris, 1549. — Bref et sommaire recueil de l'entrée de Charles IX à Paris ; 1572. — L'Ordre et forme qui a été tenu au sacre et couronnement d'Elisabeth d’Autriche, reine de France, etc. 2. Histoire de l’Orfèvrerie , p. 74. 18T» HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE ce turbulent voisinage. Dès le règne de Charles Vil, ils protestèrent avec énergie contre cette usurpation déclarée intolérable. Leurs protestations étant demeurées sans effet, ils se décidèrent à procéder judiciairement. Plus tard, ils cherchèrent à intéresser à leur cause la dévotion de Louis XI, en lui signalant les cris injurieux et blasphématoires cpie prononçaient certains de ces oiseaux. Ils crurent même avoir réussi par ce moyen, car, le 10 août 1468, fut opérée par commission royale une saisie de « toutes les pies, jays, chouettes estant en caiges ou aultrement, pour toutes les porter devers le roy, et estoit escript et enregistré le lieu où avoient été prins lesdils oiseaulx, et aussi tout ce qu’ils sçavoient dire : comme larron, paillart, fils de putain, va dehors va, Perrette donne-moy à boire, et plusieurs aultres beaux mois que iceulx oiseaulx sçavoient bien dire et que on leur avoit apprins ». La saisie, toutefois, n’eut pas le résultat qu’on en attendait, et bien loin de proclamer l’interdiction si vivement réclamée, la plus large tolérance continua d’être accordée aux « pauvres ovseleurs prenans oyseaulx et aultres menus gens vendans oyseaulx dans cette ville de Paris, supplians jouir de leurs privilèges ». Ce fut sous le règne de Henri III que le conflit atteignit son maximum d’acuité. En 1573, pour clore ce débat quelque peu ridicule dont la procédure durait depuis un siècle et quart, le Parlement se décida à confirmer définitivement le privilège des oiseleurs. Mais les orfèvres continuant de résister, l’autorité royale dut agir avec rigueur. Le 27 mai 1577, on vit un officier du Châtelet, escorté de ses gardes, occuper le pont, faire planter des clous dans les devantures des boutiques et y suspendre lui-même des cages. On croyait tout fini. Ce fut, au contraire, une émeute véritable qui éclata1. Il faut croire que, malgré l’autorité de la chose jugée, la réclamation des orfèvres ne laissait pas que d’être justifiée; car la police fit, par la suite, spontanément évacuer le Pont-au-Change. La foule des oise- leurs, en effet, y rendait la circulation impossible et occasionnait de nombreux accidents. Ce procès, qui dura près de cent cinquante ans, est un des très rares débats importants que la Communauté des orfèvres parisiens ait eu à soutenir judiciairement contre l’omnipotence royale. 1. Jehan de Troye, Chronique du roy Louis XI, dite Chronique scandaleuse , p. 121. — Delamare, Traité de police , liv. V, titre xxrn, ch. v. On nous a conservé le récit de cette curieuse émeute : « Estant ledit exécuteur dèparty, iceux orphèvres et changeurs au contempt et mespris de l’autorité de ladite Cour, en blasphémant Dieu, proférant paroles injurieuses contre l’honneur d’icelle, jettèrent par terre lesdites cages et oyseaux', icelles foulèrent et attripèrent aux pieds, battirent et excédèrent lesdits supplians, tellement que pour éviter le danger de leurs personnes et pertes de leurs oyseaux, ceux-ci n’ont osé depuis vendre sur ledit pont. » Une pareille insurrection ne pouvait demeurer impunie. Celui qui avait paru la diriger était un orfèvre nommé Fillacier. Il fut arrêté, emprisonné au Châtelet et condamné à tenir prison jusqu’à plein payement d’une amende de dix écus envers le roi et de vingt écus envers les demandeurs. CHAPITRE DIXIÈME D’Oi^fèvireine au XIIIe siècle Le siècle de saint Louis. — Dévotion et politique. Avènement de la bourgeoisie. Forme nouvelle adoptée par l’art religieux. — Croix et crucifix. Importance prise par la statuaire. Châsses et reliquaires. — Bustes et bras. La châsse de sainte Jule et celle de saint Taurin. — Tombes et mausolées. Les châsses de saint Marcel et de sainte Geneviève. La vaisselle de saint Louis. n a dit avec raison que le siècle de sainl Louis fut avant tout profondément religieux. Ce fut cer- tainement un siècle de foi, et de foi ardente, passionnée, austère, anxieuse même, mais non de foi aveugle — capable de créer ces accès d’en- thousiasme qui, sous prétexte de racheter des péchés inconnus, entraînaient noblesse et clergé dans les expéditions les plus téméraires et les plus décevantes, mais non de faire oublier au roi les intérêts de sa Couronne et au peuple ses besoins naissants de bien-être et de sécurité. Certes, Philippe-Auguste, Louis VIII, Louis IX, Philippe le Hardi, furent des princes d’une grande dévotion, d’une indis- cutable piété; mais jamais ils ne consentirent à soumettre le souverain pouvoir dont ils étaient dépositaires au joug pesant du clergé. Dans les institutions politiques dont ils dotèrent notre pays, on découvre le prélude du Droit écrit primant la Force; et avec ces rois, suivant le mot de Michelet, « les temps modernes commencent à se faire pressentir ». Philippe Mouskes, emporté par un noble enthousiasme, peut qualifier Philippe-Auguste : Le champion de sainte [é] glise, Heaume, escu, lance de justice Du clergé, et tout leur salut. 183 HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE Le moine de Saint-Denis, plus prosaïque, peut ajouter que ce grand prince redoutait grandement « de couroucier saincte Eglvse et ses ministres »; il peut raconter avec onction comment, au moment de partir pour la croisade, Philippe alla recevoir à Saint-Denis « la beneicion du Saint Clou, de la Sainte Couronne et du destre Bras de saint Siméon » ; il lui faut bien constater qu’en 1188 ce même roi leva sur les biens du clergé la dîme saladine, et que, sous prétexte de venger les clercs de Saint- Martin en Tours, pi liés et dépouillés par le roi Richard, il se mit à piller à son tour les abbayes normandes et « gréva les églyses qui estoient en sa propre terre, de griefves tailles et d’exactions désaccoustumées 1 ». Son biographe enthousiaste peut, lui aussi, affirmer la résolution de ce prince de ne tolérer dans ses Etats aucune personne qui contredît les lois de l’Église ou niât la valeur des sacrements. Encore découvre-t-on dans ses proscriptions des juifs des mesures plutôt fiscales, destinées à grossir son trésor, que les élans fanatiques d’une dévotion excessive2. S’il se posa maintes fois en défenseur du clergé, c’est que c’était un moyen de tenir en échec la féodalité toujours redoutable. La croisade contre les Albigeois fut une guerre plus politique que religieuse. Arma- gnac, Béziers, Comminges, Toulouse n’étaient jamais d’accord que pour faire la guerre aux églises. On en profita pour courber Toulouse, Com- minges, Béziers, Armagnac sous le joug royal. Mais le même roi, qui encouragea cette sanglante croisade, refusa de défendre l’archevêque de Reims contre les déprédations des comtes de Relhel et de Coucy, sous prétexte que le clergé, au moment de son départ pour la Terre sainte, avait refusé de l’assister autrement que par ses prières. Louis IX, « roy droicturier à ses sujets », suivit sous ce rapport l’exemple de son aïeul. On ne tarda pas à sentir que, dans ses conseils, les légistes avaient pris le pas sur les prêtres. « Il regarda que c’étoit 1. Philippe Mouskes, Chronique rimée , v. 23579. — Grandes chroniques : Premier livre des gestes au bon roi Philippe, ch. xn; 2e livre, ch. ir, xir, xxv. — L’explication que le moine de Saint-Denis donne de ces déprédations est curieuse et digne d’être retenue : « La raison pourquov il le faisoit, si estoil pour ce, comme il disoit, que les roys de France, ses devanciers, avoient aucunes fois moult perdu de leurs terres, pour ce qu’ils estoient povres, ne qu’ils ne povoient rien donner aux chevaliers et aux sergens au temps de nécessité. » Le moyen réussit à Philippe, et l’on peut voir par les libéralités dont il fit preuve dans son testament qu’il avait su amasser un véritable trésor. 2. Guillaume le Breton, Pliilippidos, lib. I. — 11 est curieux de constater que l’orfèvrerie se trouve mêlée à l’expulsion des juifs. Un des motifs des sévérités édictées contre eux, c’est qu’on les accusait de traiter et mener « vilainement et ordement les aournemens des Églyses qu’ils tenoient en gaiges, pour la nccessilé du peuple, comme textes d’or, calices d’or et d’argent, chapes et chasubles, el mains aultres garnemens. Si vilainement les tenoient en la houle de saincte églvse qu’ils -faisoient soupes en vin à leurs Juiziaux (petits juifs) ès calices beneoists et sacrés à Dieu, en quoy le corps de Noire-Seigneur esc consacré et beneoist au saint Sacrement de l’autel. » Un d’eux fut convaincu d’avoir jeté des garnitures d’autel, des croix, des calices, in fossam profundam ubi ventrem purgare solebat. (Pugord, Gesta Philippi Augusti, dans les Hist. de France, t. XVII. — Grandes chroniques : Premier livre des gestes au bon roi Philippe, ch. vi.) L’ORFÈVRERIE AU XI I U SIÈCLE 189 bonne chose d’amender l’estât de son royaume. » Nul seigneur, si haut placé qu’il pût être, ne fut épargné par lui; il força les barons pillards à indemniser les marchands dépouillés par eux. Il obligea son frère, Charles d’Anjou, à restituer les terres dont il s’était indûment emparé. Il condamna à mort le sire de Coucj. pour avoir fait pendre des enfants qui chassaient sur son domaine : « Grand exemple à tous ceux qui tiennent justice, que si très haut homme, de si grand lignage, qui n’estoit ac- cusé que de povres gens , trouva à grant paine remède de sa vie. » Enfin, il n’est pas jusqu’à sa mère, la douce et pure Blanche de Castille, con- sidérée, elle aussi, comme une sainte, qui la veille de sa mort « féri d’un premier cop d’un baston que elle tenoit en sa main » la porte de l’hôtel des Chanoines de Paris , ordon- nant « à ses chevaliers et ses bourgeois » de les enfoncer pour délivre)1 des prisonniers injustement enfermés1. Siècle de foi assurément, siècle reli- gieux sans doute, mais qui vit en même temps les trois plus grands princes de la chré- tienté : l’empereur Othon, le roi Jehan d’Angleterre et Philippe- Auguste, roi de France, excommuniés par le pape et leurs Etats en interdit. Molesté par les nobles, mis à contribution par le fisc, le clergé laissa en outre la bourgeoisie et le peuple se détacher de lui. Avec l’émancipation des Communes, la vie civile avait pris naissance. Tout d’abord les évêques s’étaient appuyés sur le nouvel Élat2. Pour éloigner la terreur des Normands, pour résister aux exigences des seigneurs, c’élail une base solide. Le clergé, au surplus, aurait tout accepté plutôt que de se soumettre au joug de la féodalité cl à la domination nor- llcliurc en argent repoussé, ciselé et doré, exécutée par le frère Hugo d’Oignies (Cathédrale de Namur.) 1. Grandes chroniques : la Vie Monseigneur saint L.oys, ch. lxiv, lxxiii, i.xxv. 2. « A celte époque, écrit Orderic Vital, la communauté populaire fut établie par les évoques, de sorte que les prêtres accompagnaient le roi aux sièges, aux combals, avec leurs paroissiens cl les bannières de leurs paroisses. » H 10 HISTOIRE DE L' ORFEVRERIE FRANÇAISE mande Mais, avec l’émancipation, les esprits s’ouvrirenl. On s’avisa que chacun devait avoir le droit d’aller et de venir, de vendre et d’acheter, en un mol de disposer du fruit de son labeur. Un sentiment d’égalité précédemment insoupçonné commença de se manifester dans le langage du peuple. Les romans de gestes en ont jusqu’à nous répercuté l’écho : Nus sonies homes cum il sunt; Tex membres avum cum ils unt; Et altresi grans cor (cœur) avum ; Et altretant sofrir povum. Ainsi s’expriment « li païsan el li vilain, cil del boscage et cil del plain » en parlant de leurs seigneurs 2. A se mesurer avec les nobles, ils avaient lini par comprendre qu’ils étaient des hommes; à se frotter au clergé, ils eurent aussi meilleure opinion d’eux-mêmes. Une scission ne tarda pas à se produire. A partir de ce moment, l’église, qui dans le principe n'était que la continuation de l’antique basilique romaine, cessa d'être le lieu de réunion par excellence, le domicile et la maison du peuple, jusque-là, on s’y était rendu à tout propos, pour les offices et en dehors des offices. Alternant avec la célébration des saints mystères, on avait vu s’v donner les représentations les moins édifiantes, les fêtes des sots et des fous. Au \ie siècle, cette promiscuité singulière n’existait déjà plus. Dans les villes du Nord et du Centre, au Mans, à Beauvais, à Noyon, à Laon, à Soissons, où le beffroi s’était dressé en face du clocher, la vie sociale avait déserté l’église pour se répandre dans la rue. Les habita- tions marchandes continuèrent, il est vrai, de demeurer accrochées aux murs du temple , les pèlerinages ne cessèrent pas d’être de véritables foires. Mais le peuple, essayant de se créer un droit nouveau, devint sus- pect au clergé. Celui-ci essaya de le retenir par la crainte, et la dévotion, dès lors, prit des allures menaçantes, autrefois inconnues. Si nous insistons sur ce curieux « état d’âme », qui dénonce des sentiments en apparence contradictoires, c’est qu’à partir du xne siècle et 1. Philippes Mouskes, dans sa Chronique rimée (vers 13723 et suiv.J, donne un singulier exemple de la terreur qu’inspirait Rollon. Nous le rapportons ici, parce qu’il y est question de joyaux et de pièces d’orfèvrerie : Une fois ala Rou kacier (chasser) En ses bos pour esbanoier. Si trouva I aigue dormant Que on va la Mare clamant... La sist li dus Rou al disner Et fist sour I arbre gieter Nosces d’or (pièces de mariage), aniaus et afices (affiquets) Et juiaus autres biaus et rices, lit ans les i laisa Rou pendre, C’onques léres n’en osa prendre. 2. Roman du Rou , vers 6027 et suiv. L’ORFEVRERIE AU XIIP SIÈCLE 191 jusqu'au milieu du siècle suivant, il se reflète avec une remarquable inten- sité dans les diverses manifestations de l’art religieux. Au dehors, son exal- tation mystique se traduit par l’admirable élan qui enlève dans les airs ces colosses de pierre dentelés, appelés à faire l’éternel étonnement des générations futures. Leur architecture aux formes délicates, aux lignes sveltes et légères, chargée d’interpréter ces pensées de délivrance, et se pénétrant du mouvement mystérieux qui entraîne l’humanité vers des destinées nouvelles, essaye d’escalader les cieux entr’ouverts, — tandis qu’à l’intérieur de ces palais féeriques, les craintes dévo- tieuses se révèlent en des représentations cruelles, en de sanglantes images, char- gées de faire rentrer les cœurs en eux- mêmes et de leur inspirer les appréhen- sions les plus redoutables. Les raisons de ce contraste étrange ne sont pas impossibles à découvrir. Dans son principe, il ne faut pas l'ou- blier, la religion chrétienne avait été une Elle meurtries comme le réconfort des faibles et la con- solation des humbles. L’église constituait le refuge des déshérités, l’asile inviolable des bannis. La fraternité était son but, la charité son moyen, et si parfois les prélats faisaient retentir ses voûtes de virulentes admonestations, elles s’adressaient presque toujours aux puis- sants de ce monde. — Grégoire de Tours gourmande Chilpéric; l’évêque Prétextatus accuse Frédégonde et meurt sous ses coups. — Pour les infortunés, les petits et les humbles, les sentiments, au contraire, se fai- saient tendres et magnifiques. L’orfèvrerie de ces temps lointains porte, dans sa somptuosité même, la marque de ces intentions généreuses. Si tout d’abord, dans le domaine de l’art, on se borna à cette splen- deur, c’est que les premiers chrétiens étaient mal disposés pour les représentations de Dieu et des saints. Le paganisme, avec lequel on venait de rompre brusquement, n’avait fait, pendant une longue suite de siècles, que tailler des statues afin de les adorer ensuite. Pour marquer plus vivement la séparation du nouveau culte et de l’ancien, on n’hésita pas à religion de tendresse et d’amour s’offrait à des générations Châsse de Saint-Aignan. (Cathédrale de Chartres.) 192 HISTOIRE DE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE sc faire iconoclaste1. Plus lard, quand, sous l’impulsion de Charlemagne, on effectua un premier retour vers le passé, les sentiments d’adoration et d'amour, qui n’avaient pas cessé de faire le fond de la loi nouvelle, se traduisirent d’une façon singulière. Le chef indiscuté de la divine Trinité, Dieu le Père, fut exclu de toutes les représentations pieuses. Sans tomber dans les excès du gnosticisme, qui, « frappé de la diffé- rence de l'Ancien Testament et de l’Evangile, et ne pouvant concilier le terfuges, ne représentant que ses mains, comme dans la superbe châsse de saint Aignan, ou substituant le Fils au Père, sous le spécieux prétexte que tous deux ne faisaient qu’un 3, — gratifiant celui-là des attributs de celui-ci, lui mettant en main le globe terrestre, comme dans cette superbe reliure d’évangéliaire en vermeil repoussé, qu’exécuta le frère Hugo d’Oignies, et qu’on conserve aujourd’hui à Notre-Dame de Namur. 1. On allait jusqu’à dire qu’un artiste chrétien des premiers temps ayant voulu tracer un portrait de Jésus avait eu sa main subitement desséchée. (Théodoret, Hist. ecclés., liv. I, ch. xv.) 2. J. -J. Ampère, Hist. littér. de la France, I, 17S. 3. Ces sortes de substitutions sont assez nombreuses. La Bible de Charles le Chauve reproduit en miniature la création entière, et le Dieu qui crée est imberbe et compte à peine vingt ans. A la cathé- drale de Chartres, treize fois en d’admirables bas-reliefs de pierre, Dieu le Père apparaît présidant aux grandes scènes de la création, et chaque fois le Créateur est représenté non pas sous les traits si caractéristiques « de l’Ancien des jours », avec sa longue barbe flottante et ses longs cheveux blancs soulevés par un souffle imaginaire, mais sous ceux d'un jeune homme de trente ans à peine, à la barbe soyeuse et fine, soigneusement bifurquèe, aux cheveux lisses et bouclés tombant sur les épaules. Et cependant aucune confusion n’est possible. Le texte de la Genèse est formel. C’est bien Jéhovah qui créa le monde, et nulle mention du fils n’est faite dans le premier des Livres Saints. Dans les fresques si curieuses de Saint-Savin, au Campo Santo de Pise, les choses ne se passent pas autrement qu’à Chartres. C’est ce que constate M. Didron dans son remarquable livre (Hist. de Dieu , dieu exclusif et impitoyable des juifs avec le dieu universel et miséricordieux des chrétiens2 », ne voyait en Jéhovah qu’un « démiurge inférieur, mauvais, ennemi du Bien, ennemi du Verbe, ennemi du Christ, qui excite Judas à le trahir et finit par le faire crucifier » — sans prendre les choses aussi au tragique, nos ancêtres du xe et du xie siècle avaient néanmoins banni Dieu le Père de leurs sanctuaires. Et celte exclu- sion donna lieu, dans les arts plastiques, Christ couronné et vêtu en cuivre ciselé et doré (xie siècle.) et par conséquent dans l’orfèvrerie, — à des compromis assez singuliers. Quand l’artiste se vit contraint de traiter quelqu’un de ces sujets de l’Ancien Testament, où la présence du Père éternel était indispen- sable, il eut recours aux plus curieux sub- L’ORFÈVRERIE AU XIII0 SIÈCLE 193 Les sentiments de charité, de tendresse universelle, qui avaient fait prononcer cette exclusion sévère, durèrent jusqu’au xn9 siècle. Mais après les invasions répétées des Normands, après que les terribles angoisses de « l’an mil » eurent rembruni les imaginations et endurci les cœurs, ces sentiments firent place à d’autres préoccupations et la figuration de Jésus lui-même s’en ressentit. Pour se convaincre de cette curieuse évo- lution, il suffit de prendre, dans le domaine de l’orfèvrerie, les représen- tations de la croix et de la crucifixion, et d’en suivre pas à pas les transformations singulières. Tout d’abord la croix, signe de ralliement de la foi nouvelle, emblème victorieux chargé de rappeler l’expiation de nos fautes, apparaît seule, et sans qu’il paraisse nécessaire d’y attacher de nouveau le crucifié divin. Cette croix est si loin d’inspirer la terreur, que saint Eloi et ses successeurs — on en a eu maintes preuves dans de précédents chapitres — la font resplendir de l’éclat des pierreries. Plus tard, quand Jésus aura de nouveau gravi le redoutable calvaire, son image apparaîtra d’abord calme, vêtue d’une longue robe qui dérobe ses plaies p. 181). Quant aux très exceptionnelles représentations des scènes sacrées, antérieures au xiu" siècle, où l’on croit reconnaître Dieu le Père, celui-ci se manifeste cruel, vindicatif et brutal. Un chapiteau de Notre-Dame-du-Port, à Clermont-Ferrand, — et c’est presque le seul qu’on connaisse dans ce genre, — nous montre Jéhovah frappant à coups de poing le coupable Adam, auquel un ange arrache sa barbe, manière assurément dénuée de noblesse, quelque peu grossière même, de punir notre premier père de son premier péché. 25 194 HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE au regard. Souvent même à l’envers de la croix, — rassérénante allé- &01 È', douce et consolante allusion, — on aura le soin de figurer 1 agneau mystique, « agneau de Dieu qui emporte les péchés du monde ». La jolie croix processionnelle de Chorges que nous reproduisons ci- contre en fournit un exemple. Mais, au xie et au xue siècle, la robe se déchire ('I I agneau disparait, La poitrine se découvre, montrant sa saignante bles- sure. La tunique est remplacée par un jupon, comme dans le crucifix que Sugcr dressa a Saint-Denis, ou dans les croix plus modestes conser- vées à Bousbecque et à Sens; et ce jupon fait bientôt place à un linge de plus en plus étroit, alors que le visage se sillonne de larmes et de gouttes sanglantes. Bien mieux, même des- cendue du gibet, même rentrée dans sa gloire céleste, la sainte image continuera de laisser voir les douloureux stigmates ; de porter sur son front la couronne d’épines; de montrer ses pieds et ses mains percés, rouges encore du sang du martyre. Ces transformations si particulières ne sont pas personnelles au Christ. Elles s’ob- servent dans les autres figures qui ornent le sanctuaire. Tant que l’Église conserve un pouvoir incontesté, tant qu’elle continue de dominer et de gouverner le monde, les saintes physionomies restent graves et réservées, comme il convient à des êtres supérieurs, étrangers à nos humaines querelles. Elles n’ont rien de farouche, et si elles ne daignent nous sourire, c’est que nos joies, aussi bien que nos haines, ne sauraient les émouvoir. On les dirait figées, comme le Stylite, dans une immobilité contemplative, capable de durer toujours. Mais dès que la féodalité triomphe, dès que les communes secouent le joug, saints et martyrs ne se contentent plus de visages austères, de poses solennelles. Leurs redoutables vertus se traduisent par une dureté singulière, par une roideur menaçante, par une sorte de sauvagerie grandiose, qui ne manque du reste ni d’élévation ni de grandeur. Croix d’autel. (Cathédrale de Sens.) L’orfèvrerie, art somptuaire par excellence, se prête moins que la statuaire et la peinture à l’expression de ces sentiments rébarbatifs. Ses surfaces toujours réduites, éblouissant les yeux par l’éclat des métaux, des émaux et des gemmes, n’ont pas la mâle éloquence des hautes murailles L’ORFEVRERIE AU XIIU SIÈCLE 195 de pierre. Mais, participant aux cérémonies du culte, l’art, de l'orfèvre ne manqua pas de refléter, lui aussi, ces nouvelles impressions. Comme les autres arts religieux, il se trouvait alors régi par une sorte de protocole, où, tout étant prévu, réglé, voulu, rien ne peut, rien ne doit être abandonné au hasard. Ainsi que la hiérarchie mondaine, l'hiérologie, en effet, est soumise à une étiquette pieuse où tout a sa valeur. La forme du nimbe suffit à détermmer le degré de sainteté du personnage. L’absence de chaussures désigne un apôtre, et l’instrument de son sup- plice fait connaître le nom du martyr. Geste, costume, position, ont leur signification pré- cise. La place même est caractéristique; car la gauche est inférieure à la droite, le bas est moins honorable que le haut, le centre est pré- férable à la n’auraient pas manqué de commettre de simples artisans, des orfèvres souvent illettrés, si, obligés de combiner une de ces compositions touffues, où les figures abondent, il leur avait fallu attribuer à chacun de leurs personnages, le rang auquel il avait droit suivant l’ordre des préséances! Au xine siècle, en effet, l’orfèvre ne se borne plus à couvrir de filigranes et de cabochons une âme de bois qui lui donne la forme et la structure de l’ou- vrage. L’émail en a fait un peintre. Il devient également sculpteur, et parfois même ses nouveaux talents l’entraînent au delà de limites que son art tout spécial n’aurait jamais dû franchir. « Dans le dernier tiers du xme siècle, écrit M. Labarte, les orfèvres étaient devenus des statuaires si habiles, que les châsses en forme de tombes ou d’églises furent peu à peu abandonnées, et qu’on en quaires la statue ou le buste du saint, dont les reliques étaient conser- circonférence. Quelles hérésies Croix processionnelle. (Église de Bousbecque.) vint à préférer pour les rcli- Croix portative. (Cathédrale de Sens.) 1% HISTOIRE DE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE vées1. » Il y a cl u vrai dans celle remarque de l’éminent écrivain, el du faux également. En premier lieu, les châsses gracieusement architec- turées ne furent jamais abandonnées, et M. Labarte constate lui-même que les plus merveilleux édicules de ce genre datent du xiu° et du Mvc siècle. Bien mieux, il suffit d’un instant de comparaison pour constater que la science et l'habileté sculpturales des orfèvres de ce temps se mani- festent plutôt dans l’exécution de ces châsses exquises, et des gracieux reliquaires qui les accompagnent, que dans ces bustes, ces chefs, ces mains, ces bras, ces pieds, — le musée de Cluny en possède un et l’on en connaît un autre à Namur, — qui, s’ils ne manquent ni d’une austère beauté, ni d'un caractère élevé, témoignent, en bien des cas, d’une main- d’œuvre encore hésitante, souvent inexpérimentée, parfois même barbare. En outre, ce n'est point au dernier tiers du xme siècle qu’il faut faire plus spécialement honneur de ces efforts de la statuaire. Nous verrons bientôt que les mausolées en orfèvrerie les plus considérables furent, au contraire, exécutés dans la première moitié de ce siècle. Quant aux bustes et aux reliquaires en forme de chefs ou de bras, leur origine bien antérieure remonte jusqu’à ces ex-voto, que les Romains prodiguaient dans leurs temples. Si du vn° au xie siècle ils ne furent pas aussi nombreux qu’au xiie et au xme, c’est simplement qu’à cette époque — nous en avons dit la raison — le catholicisme éprouvait une répulsion instinctive pour tout ce qui était buste ou statue. Ajoutons que la substitution des reliquaires aux châsses s’explique encore par d’autres motifs. A une époque où les corps des saints étaient presque partout conservés dans leur intégralité, le sarcophage paraissait, pour les loger, l’enveloppe la plus convenable. Mais quand les béatifications, si nombreuses durant les premiers siècles, commencèrent à se faire plus rares, quand, à la porte du paradis très peuplé, les saints les plus authentiques se virent forcés de faire un long stage; pour alimenter de reliques les sanctuaires nouveaux, on se vit obligé de partager, de morceler les -.corps des bienheureux; et, dés lors, on jugea plus séant d’enfermer le fragment qui était détaché, dans un reli- quaire rappelant par sa forme le membre ou la partie du corps qu’on avait pu obtenir. C’est ce qui s’était passé pour saint Denis, l’apôtre des Gaules, et c’est ce qui se passa également pour saint Louis. Ainsi cette disposition, dictée par de hautes convenances, ne résulta nullement de l’habileté plus grande des sculpteurs. De ces divers fragments, le chef est celui qui devait naturellement prendre le plus d’importance, non seulement parce qu’il rappelait les traits 1. Labarte, Hist. des arts industriels, I. II, p. M. HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE. COFFRET DE SAINT LOUIS L’ORFÈVRERIE AU XIII' SIÈCLE 197 vénérés du saint, mais surtout à cause de la partie même qu’il abritait. « En psychologie, écrit avec infiniment de raison M. Didron, le corps est peu, la tête est tout. Le corps sans la tète est une tige sans fleur, une colonne sans chapiteau, quelque chose d’informe, qui n’a de nom nulle part. Au contraire, la rose enlevée à la plante el le chapiteau séparé du fût, peuvent orner gracieusement une femme et un monument. Enfin, de la tête humaine sans le tronc, on a fait les plus pures de loules les intelli- Chef en or de saint Denis, apôtre des Gaules, d’après une gravure tirée de l 'Histoire de l'abbaye royale de Saint-Denis. gences célestes, les séraphins, qui ne sont qu’amour1. » Avec beaucoup moins de poésie, l'évêque de Mende, Guillaume Durand, confirme cette persuasion chrétienne : « Le lieu consacré, écrit-il, est celui où le corps de l’homme repose dans son intégralité, parce que personne ne peut avoir deux sépultures. Le corps privé de la tète ou quelque membre isolé ne suffit pas à consacrer le lieu où il a été enseveli 2. » L’esprit du christianisme se révèle curieusement dans ce texte. Il rend, en effet, tous les honneurs à la partie de notre être où l ame et ia pensée résident. Cinq ou six églises prétendent posséder la tète de saint Jean-Baptiste, aucune ne se vante de posséder son corps. A Cologne, que montre-t-on des onze mille vierges martyres? Des Lûtes seulement, enfermées dans des reliquaires de bois ou de métal. Lorsqu’en 1297 1. Didron ainù, Iconographie chrétienne , Idistoire de Dieu, p. 95. 2, Durand, Rationale divinorum ojfficioruni , lib. I, cap. v. 200 HISTOIRE DE L'OR assurément supérieur au buste de glise de ce nom (Corrèze); le buste de sainte Liberate à Con- ques; celui de saint Adrien, à Tours; sans compter ceux qui ne nous sont connus que par des documents d’archives. Parmi ces derniers on peut citer : « Un chef d’argent blanc, auquel a du test sainct Simpho- rien avec une grant partie de la machouère de dessoubs », décrit dans un Inventaire du couvent d’Esclimont ; le chef de saint Phi- lippe et celui de saint Etienne qui firent partie du trésor de Saint-Père à Chartres; le chef de saint Pierre Alexandrin et le F EVRERIE FRANÇAISE Chambon, représentant sainte Valérie, patronne du lieu; mais ce dernier, outre qu’il dénote un savoir-faire par- fait, est d’un type charmant. Quant au buste de Saint-Sylvestre, renfermant le crâne de saint Étienne de Muret, offert jadis à l’abbaye de Grandmont par le cardinal Brissonnet, abbé de cette maison, et décrit dans les nom- breux inventaires de ce monastère1, il est d’une énergie rare et d’une vérité exceptionnelle. Jamais visage de mé- tal n’exprima la vie d’une façon plus saisissante. Combien d’autres images de ce genre pourrait-on signaler, qui toutes présentent un intérêt indiscutable! Le chef de sainte Fortunade, si gracieux, si naïf, si virginal, conservé dans l’é- Chef de saint Henri, empereur. 1. Le trésor justement célèbre de Grandmont a été inventorié à différentes reprises, notamment en 1195, 1515, 1567, 1575, 1611, 1621, 1639, 1666, 1771, 1790. L'Inventaire de 1666 a été publié par I’abbé Texier, dans le Dictionn. d'orfèvrerie religieuse ; celui de 1771, par M. Leymarie, dans le Limousin historique ; celui de 1790, par I’abbè Texier, dans son Essai sur les émailleurs de Limoges. — Ce buste, ainsi que celui de sainte Valérie, a été gravé dans l'Art gothique, de M. Louis Gonse. L’ORFÈVRERIE AU XIII» SIÈCLE 201 buste de saint Yon qu’on allait voir à l’église Saint-Spire à Corbeil1. Comme conséquence de ce sentiment de prééminence accordée à la tète sur le reste du corps — prééminence considérée en quelque sorte comme un article de foi durant tout le Moyen Age — la Couronne d'épines, pour avoir touché le front du Christ, fut préférée à toutes les autres reliques provenant du Sauveur. Déjà, à Constantinople où, suivant la légende, Charlemagne vint l’adorer, elle était logée « en ung vaisciel De fin or moult riee et moult bel Dont l’uevre est préciose et bonne Et la dedens iert a couronne, Dont Dieus ot esté coronnés, Quant a passion fust menés 2 ». Saint Louis fit mieux encore. Quand la précieuse relique arriva en France, il alla la recevoir pieds nus, et, pour l’abri- ter, construisit la Sainte-Chapelle. 11 n’était pas, du reste, jusqu’aux plus petits fragments de cette cou- ronne qui ne participassent à cette considération toute spéciale. Tous furent enchâssés avec un soin pieux dans d’admirables joyaux, d’une facture délicate et d’un goût parfait. Témoin le gracieux Reliquaire de la sainte épine appartenant au couvent des Dames Augustines d’Arras, cet autre reliquaire si fin et si élégant, que le saint roi fit donner à l’abbaye de Saint-Maurice-d’Agaune, et ces jolis cœurs en or finement émaillés conservés au Louvre et qui, servant de scapulaires, contenaient, eux aussi, un fragment de la fameuse couronne3. Mais ces coûteuses enveloppes ne se bor- naient pas à être d’une élégance rare et d’une exécution supérieure. Beaucoup d’entre elles — les bustes surtout — étaient d’une richesse extraordi- naire et d’une invraisemblable magnificence. Un Inventaire de la Sainte-Chapelle dressé en 1573 nous fournit le détail des pierres précieuses qui garnissaient le diadème et le manteau du chef de saint Louis. Cette énumération ne lient pas Reliquaire de la Sainte-Épine (Arras). 1. Voir Inventaire des ornemens, calices et meubles, qui sont au couvent des Célestins d’Esclimont (1546), arch. de Seine-et-Oise. — Invent, des vases, ornemens et reliques de l’église Saint-Père à Chartres (1390). — Ann. archéol., t. VII, p. 89. — M illin, Antiquités nation., t. II, ch. xm, p. 25. 2. Philippe Mouskes, Chronique rimée, v. 1172. 3. Ces jolis joyaux ont été publiés dans l’Art gothique, de M. Gonse. 20 198 HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE Boniface A 111 cul ouvert à Louis IX la porte du Paradis, Philippe le Bel distribua les reliques de sou saint aïeul, aux principales églises du royaume ; mais il eut soin de se réserver le crâne et l’omoplate, qui furent enfermés dans un buste d’or représentant l’effigie du pieux roi, et portés en grande pompe à la Sainte- Chapelle. Longtemps avant cette trans- lation , non pas sous le règne de Philippe le Hardi, comme l’avance M. Labarte, mais sous celui de Phi- lippe-Auguste, le tombeau de saint Denis ayant été ouvert, — sur le con- seil de l’archevêque Guillaume et sur la prière de la reine Ade, — l’abbé et le chapitre retinrent la tète du saint martyr, et après avoir fait replacer le reste du corps « en la voulte cimentée » où il reposait entièrement, ils firent enfermer le chef dans un buste d’or, dont Félibien nous a con- servé l’image, et qui était à la fois d’une grande richesse et d’un beau caractère 1. La tète, coiffée d’une mitre couverte d’émaux et de pierres précieuses, laissait voir à travers « deux grands cristaux ronds » le « chef de monsieur saint Denis ». Ce buste était soutenu par deux anges agenouillés, alors qu’un autre ange de moindre taille tenait en un « fermillet d’or » un morceau de la « man- ti bulle » (mâchoire) de l’illustre martyr. Ces bustes, au surplus, extrêmement nombreux au xme et au commen- cement du xive siècle, restèrent fort en honneur durant les siècles suivants, et presque tous ceux qui nous sont connus peuvent être qualifiés de remarquables. Outre le buste de saint Denis, apôtre des Gaules, dont nous venons de parler, on pouvait voir encore, à Saint-Denis, â la fin du siècle dernier, le chef de saint Benoît en vermeil, et ceux en argent de saint Hilaire de Poitiers, de saint Pierre l’exorciste martyr, et de saint Denis Chef et bras de saint Benoit d’après une gravure tirée de l 'Histoire de Saint-Denis. 1. Félibien, Hist. de l'abbaye royale de Saint-Denis, p. 540. — Voici comment la Chronique de Saint- Denis rend compte de cet événement à l’année 1191 : « Et furent les corps sains remis en leur voulte cimentée dont ils orent été ostés. Mais le chief fu lors retenu et mis en un riche vaissel d’or et d’argent, de riches esmaux et de pierres précieuses pour les pèlerins, et pour exciter la dévocion du peuple, et mesmement pour effacier l’erreur de ceux de Paris, qui font entendant au monde qu’il en ont une partie. » L’ORFÈVRERIE AU XIIIe SIÈCLE 199 l’Aréopagite, dont Félibien nous a transmis de médiocres images. Les abbayes et les églises provinciales, sous ce rapport, 'n’étaient pas moins bien pourvues. « La seule province du Limousin, écrit l’abbé Texier, pos- sède un grand nombre de chefs; nous citerons ceux de Gimel (Corrèze), de Solignac, de Chambon, de Darnets, de Saint-Sylvestre, de Saint- Yrieix1, etc. », auxquels on pourrait ajouter les bustes de sainL Gaucher et de saint Faucher à Aureil, le chef de saint Pardoux à Guéret, les têtes des compagnes de sainte Ursule à Eymoutiers, le chef de saint Viturnien dans la paroisse de la Haute-Vienne qui porte son nom, et enfin le chef mitré et chasublé de saint Martin, si étrange d’aspect, avec les ailes exa- gérées de son nez trop large, son menton trop court et ses oreilles en pavillon, que l’on conserve en l’église de Sourdeilles (Corrèze)2. Ces visages aux traits simples et austères, modelés à grands plans, générale- ment maigres et osseux, sont presque toujours d’un beau type, parfois un peu commun; mais leur rigide sévé- rité — qui contraste souvent avec les vêtements surchargés de broderies ciselées et de cabochons, ordinaire- ment rajoutés après coup et d’une époque sensiblement plus moderne — ne laisse pas que d’impressionner. Le chef de Saint-Yrieix qui renferme le crâne du saint, fondateur de la ville, est le plus ancien de ceux qu’on trouve en Limousin. C’est aussi un des plus intéressants. Il est en argent repoussé et verre, c’est-à-dire doré par place3, et son exécution, qui re- monte au xme siècle, témoigne d’une indiscutable habileté. Celui de Darnets, plus récent et consacré à saint Martin, atteste également une certaine maîtrise. Comme caractère, il est Chef de saint Hilaire de Poitiers. (D’après l 'Histoire de saint Denis de Félibien.) 1. L’abbé Texier, Dictionnaire d'orfèvrerie religieuse, col. 292. 2. Voir pour le chef de saint Martin de Sourdeilles, E. Rupin, Ann. archéol., t. VI. p. 108; — pour le chef de saint Pardoux à Guéret, Revue de l'art chrétien, ann. 1881, p. 393; — pour le chef de saint Dumine à Gimel, Bulletin monumental , ann. 1875, pl. v; — pour le chef de sainte Liberale, Ann. archéol., t. XXI, p. 120. 3. « Ouvrage et besogne vermeille dorée, c’est-à-dire dorée partout, mais dorée verrée, c’est quand elle est dorée au bord ou bien par cy par là, tantost laissant le fond tout net et dorant le parensus et la bosse, tantost ne touchant le relief et le rehaussement, mais dorant seulement le fond, les ouver- tures et le plat pays. » (Étienne Binet, les Merveilles de nature, Paris, 1600.) _>()_> 1 1 1 S T O ! I ï !•: I)K L’ORFÈVRKR I E FRANC Al SK moins de dix pages. Une assez bonne gravure, ajoutée par Du Gange à {'Histoire de saint Louis , du sire de Joinville, nous permettrait de nous rendre un compte assez exact de ce qu’était cette belle oeuvre, si elle nous la montrail dans son intégralité, au lieu de n’en reproduire qu’une partie. « Ledict chef Mous. saincL Loys — lit-on dans V Inventaire — est soustenu par quatre grands angels d’argent doré, portant ledict chef en un chef d’or, desquels angelz l'un porte en sa main un g grant bas ton d’argent doré, au bout d’en haut duquel y a ung sceptre, et l’autre desdicts angelz, qui est en la partie de devant de l’autre costé, tient ung petit tuyau, de long de quatre doigts ou environ, d’argent doré à sa main semestre. Icelluy chef assis sur un grant entablement, soubzbassemenl ou entre-pied porté par quatre lion- ceaulx, à double pillier par les en- cognures, et dix pilliers d’areste par voye, semé, entre pilliers, de fleurs à quatre pampes garnies de leurs es- maulx, escpiels sont figurés les rois de France et dessoubz deux lignes d’escripture en tringles esmaillés d’azur1. » Cette double inscription d’après une gravure de Y Histoire de saint Louis. constatait que ce bel Ouvrage avait (Annotée par Du Cange.) , , . été execute , sur I ordre du roi Philippe le Bel, et par son orfèvre Guillaume, en 1306. Il portait, en outre, les noms de tous les rois de France depuis Clovis. Ajoutons que la tète de saint Louis n’était pas arrivée intacte à la Sainte-Chapelle. L’abbave de Saint-Denis avait obtenu de conserver le maxillaire inférieur. On se hâta de l’enfermer dans un reliquaire d’argent qui n’affectait plus l’aspect d’un chef, mais d’une sorte d’édicule en forme de nef d’église, surmonté de deux flèches et décoré de vingt fenêtres ogivales séparées par des piliers. Ce petit édifice était porté par deux figures vêtues de la tunique talaire et couronnées : l’une représentait Philippe le Mardi, et l’autre Philippe le Bel. En avant se trouvait une troisième figure : celle de l’abbé Gilles Ier, priant à genoux. Enfin, dans son 1. Douet d’Arcq, lavent, des reliquaires, livres et ornements de la Sainte-Chapelle (1573), publié dans la Revue archéologique, t, V, p. 201. r L'ORFEVRERIE AU XI SIECLE 203 ensemble ce beau reliquaire reposait lui-même sur une terrasse soutenue par huit lions accroupis1. Pour en revenir aux bustes, le plus merveilleux après celui de saint Louis était vraisemblablement celui de saint Lambert, à Liège. Magnifique témoignage de la libéralité d’Érard de la Marck, ' il était entièrement en vermeil, et, avec son piédestal octogone, composé d’arceaux dans lesquels étaient représentées les scènes princi- pales de la vie du saint, il mesurait un peu plus de cinq pieds. Les historiens rapportent que, le jour même de son élection à l’évêché de Liège, Érard de la Marck donna une quantité d’or et d’argent, pour élever ce monument au plus illustre de ses prédécesseurs. Ils ajoutent qu’il envoya des émissaires dans toutes les direc- tions, pour acquérir les perles et les pierreries qui devaient rehausser cette œuvre d’art, dont l’exécution, confiée au célèbre Henri Zutman, exigea près de sept années. Une fois achevé, ce joyau ne coûtait pas moins de cent mille écus liégeois, représentant près d’un demi-million de nos francs. « C’est une pièce d’orfèvrerie et de ciselure remarquable par son travail, et surtout par l’amas de ses richesses », écrivait le baron de Villenfague2 dans ses recherches sur la ci- devant principauté de Liège; et il constatait que, fait insolite pour le temps, et montrant combien les métaux précieux avaient été prodi- gués, les petites figures avaient été « jetées en Reliquaire en lorme de bras, ° 1 & J Musée d’anliquitès fonte », au lieu d’être exécutées au repoussé. cie la Seine-inférieure. Fort nombreux, eux aussi, et quoique décorés parfois avec une grande somptuosité, les bras sont loin d’égaler cette magnificence. Surmontés le plus souvent d’une main aux doigts repliés en forme de main de justice, certains d’entre eux sont ornés de bagues précieuses, et la manche qui les habille esl ordinairement décorée, par un patient burin, d’arabesques imitant le damassé de l’étoffe, les broderies, les orfrois, les galons cl les franges. Il ne semble pas cpie cette forme si pittoresque ait été adoptée pour ces 1. Félibien, Hist. de l'abbaye royale de Saint- Denis, p. .Vif). — Invent, de l abbaye de Saint-Denis, Arch. nal., LL, 1327, 1° 73. 2. Cité par I’aiïisi: Tetikr, Dictionn. d' orfèvrerie religieuse, col. 1121. HISTOIRE DE L'ORFEVRERIE FRANÇAISE 204 sortes de reliquaires avant le xme siècle. Du moins l’enveloppe ou, pour parler le langage du temps, récrin que Frédéric Barberousse fit exécuter en 1165 pour loger le bras de Charlemagne, et qu’on peut voir dans la galerie d’Apollon, conserve encore la forme d’un petit sarco- phage. Mais on dut se rattraper depuis, car quantité d’églises, au Moyen Age, ont possédé de ces bras. Saint-Denis offrait à la vénération des fidèles le bras fameux de saint Siméon et celui de saint Eustache. Un ancien Inven- taire du Trésor de la collégiale de Saint- Étienne à Troyes ne décrit pas moins de trois bras garnis d’argent doré et ciselé, ornés de filigranes, de pierres fausses et vraies, et renfermant des fragments d’os de saint Laurent, saint Vincent et saint Jac- ques le Mineur. L’église Saint-Père de Chartres, avant la Révolution, con- servait deux bras habillés d’argent. A la même époque on remarquait à la chapelle de la Commanderie de Joigny un bras de sainte Marguerite remontant à 1313. A Conques, on montre encore un bras de saint Georges. La célèbre abbaye de Grandmont, dont nous avons déjà parlé, gardait, elle aussi, un bras en argent doré, dédié à saint Etienne, un bras de saint Félicien et un autre de saint Apollinaire. L’abbé Texier, du reste, n’en a^ pas compté moins de vingt-sept existant encore dans le Limousin1. D’autres provinces n’étaient pas, sous ce rapport, moins richement pourvues. L’antique église romane de Saint-Jean-Baptiste de Chàteau-Gontier pos- sède un magnifique bras en argent et en cuivre doré, estampé et ciselé, datant du xve siècle (1470) et renfermant des reliques de saint Just enfant et martyr, Brachium beati Justi pueri martiris. La manche, qui repose sur une 1. Dom M. Félibien, Hist. de l’abb. royale de Saint-Denis, p. 536 et suiv. — L’abbé Coffinet, le Trésor de la collégiale de Saint-Étienne à Troyes, Ann. archéol., t. XX, p. 14 et 19. — Invent, de la cha- pelle de la commanderie de Joigny, Ann. archéol., t. VII, p. 85. — L’abbé Texier, loc. cil., col. 280. Reliquaire en forme de chapelle. (Église de Charroux.) Reliquaire en forme de burette. (Église Saint-Georges-les- Landes.) L'ORFEVRERIE AU XIIIe SIECLE 205 terrasse de forme octogonale, simulant une maçonnerie crénelée et sup- portée par huit lions, imite une étoffe richement brodée et ornée de pierres précieuses. La main est en argent repoussé. Le principal intérêt de ce reliquaire est qu’il nous donne le nom de son auteur : Gervais Tressart, orfèvre, établi prés de Château-Gontier, Gervasium Tressart, aurifabrum <è I Reliquaire triptyque en or, appartenant à M. de Rothschild. prope Castelgonterium 1 . Le trésor de l’abbaye de Saint-Maurice-d’Agaune, située dans la vallée du Rhône, à une petite distance de Martigny, pos- sède également deux bras avec main bénissante. Le musée de Rouen en conserve deux qui sont magnifiques; on en voit de non moins beaux au musée du Louvre et au musée de Gluny. Mais ces bras, ne craignons pas de le redire, sont loin d’égaler, comme intérêt, les bustes et les chefs que nous venons de passer en revue, et surtout les innombrables reli- quaires, aux formes pittoresques, variées à l’infini. Reliquaires à prétentions architecturales, h formes vasculaires, en I. Communication laite par M. Tancrède Abraham à la Réunion des sociétés des Beaux-Arts des départements (session de 1883, p. 172, et session de 1884, p. 72). Des recherches faites par N. -T. Abraham, il résulte que ce Gervais Tressart était, du chef de sa femme, seigneur du tiel de la Noé et, quoique bourgeois et orfèvre, un des personnages importants de sa province. 206 HISTOIRE 1)K L’ ORFÈVRERIE FRANÇAISE manière de statuettes; châsses, monstrances, colombes et pyxides destinées à conserver la réserve eucharistique, fiertés, phylactères, coffrets, tableaux et tant d’autres « saintuaires » désignés dans les vieux textes sous les noms de sanctuarium, de scrinium, de griba, de pignora , qui ne laissent pas que d’embarrasser parfois le traducteur. L’imagination toujours en éveil des artistes de la seconde partie du Moyen Age semble, en effet, inépuisable. On croit que toutes les combinai- sons ont été mises à contribution, et d’autres apparaissent plus ingénieuses et absolument inattendues. De délicieuses figures d’anges aux longues ailes émaillées, comme dans le beau reliquaire du voile de sainte Aldegonde apparte- nant. aux Dames Ursulines de Maubeuge, sup- portent au-dessus de leur tête un cylindre de cristal renfermant quelques fragments vénérés. Il en est, comme ceux que l’on trouve à Auxerre, à Rouen et à Vil— lemaur (Aube), qui affectent la disposition fie campaniles ou de tourelles, pédiculés et surmontés de clochetons ou de pinacles, et même qui portent une chapelle entière sur un pied de calice, comme le reliquaire de Charfoux (Vienne), vases par la base, édifices par le sommet, constituant ainsi une sorte de compromis souvent illogique, dénué de sens et de raison, mais toujours délicat et charmant. — D’autres ont la forme d'un diadème, comme la couronne du Pa- raclet que conserve la cathédrale d’Amiens; ou la couronne donnée par saint Louis à l’église des Mathurins1. — Ceux-ci, comme à Charroux (Vienne), figurent un tableau ouvrant ou. comme le beau reliquaire en 1. En 1260, saint Louis envoya ce reliquaire aux religieux des Mathurins par Pierre d’Arras, son chapelain. 11 contenait « une espinc de la sacro-sainte couronne » enfermée dans un diadème de vermeil dont les fleurs de lis étaient ornées d’émeraudes, d’aigues-marines et d’opales. (Millin, Anti- quités nationales, t. HT, ch. xxxir, p. 29.) Reliquaire en forme d’écu. Église de la Chancelade (Dordogne). r de M. de Rothschild, un Reliquaire en forme de couronne donné par saint Louis à l’église des Mathurins (Paris). L’ORFEVRERIE AU XIIIe SIÈCLE 207 superbe triptyque. — Ceux-là, comme le reliquaire de Samson à Reims, offrent l’aspect d’une niche. — A Namur, il en est un, œuvre du frère Hugo d’Oignies, qui renferme une côte de saint Pierre et revêt l’appa- rence d’un croissant. — Ailleurs, à Varsy, par exemple, on en rencontre qui présentent la structure d'un petit dôme entouré de personnages assis. — A Saint-Omer, ils affectent celle d’un colombier, à Soissons d’une ville entière. — L’église de Milhaguet possède un phylactère composé d’un globe de cristal monté sur un haut pied, et supportant une \ ierge assise. Reliquaire figurant la ville de Soissons. (Cathédrale de Soissons.) — L’église de la Chancelade (Dordogne) garde précieusement un reliquaire en forme d’écu. — On en peut citer qui ressemblent à un chandelier, comme le reliquaire de tous les saints, qui, jadis offert par le chapitre de Saint-Sernin de Toulouse à l’abbaye de Granclmont, fut, lors de la destruc- tion de cette abbaye, attribué à l’église de Château-Ponsat, ou encore à un cierge, comme le reliquaire de la sainte chandelle d’Arras, dont la légende est célèbre dans tout le Nord de la France1. — Il en a existé en « façon de portail », comme celui que possédait la collégiale de Saint- Étienne à Troyes; de burette, comme celui de saint Georges-les- Landes; de cylindre de cristal porté par un pied élégant et svelte, comme le joli reliquaire de Saint-Junien, conservé dans l’église de Saint- Silvestre. — On en a connu qui étaient composés d’un prisme octogone de cristal de roche, disposé horizontalement, surmonté d’un faîtage et soutenu par quatre anges, comme le célèbre reliquaire aux oiseaux de la 1. Gazet et Fatou, Hist. de la sainte chandelle d'Arras. — Cu. de Linas, la Sainte chandelle, Ann. archéol., t. X, p. 322; l. XI, p. 174; I. XII, p. 320. 208 HISTOIRE DE L'ORFÈVRERIE FRANÇAISE collection Soltykoff, maintes lois reproduit et popularisé par la gravure1. Enfin, n’oublions pas le remarquable reliquaire de saint Pierre et saint Paul, conservé dans le trésor de Reims. Ce petit édicule, flanqué de quatre tours, abritant un sarcophage en mi- niature et reposant sur des faisceaux de colonnettes, mérite, aussi bien que la statuette dont il est précédé, la grande réputation dont il jouit2. C’est beaucoup; pourtant ce qui est parvenu jusqu’à nous n’est rien auprès de ce qui a été détruit, et suffit cependant pour lasser la curiosité de l’archéologue. A ces reliquaires fixes, véritables meubles destinés au « parement » des autels, il faut ajouter les reliquaires portatifs, les phylactères servant d’a- grafes, remplissant le rôle d’amulette, prenant dans le costume, sur la mitre, sur la chape, une place indiquée par le rite, et rappelant les ornements que Y" Exode assigne au vêtement sacerdotal d’Aaron. Là encore, l’imagina- tion de l’orfèvre, quoique maintenue dans un champ plus restreint, se complaît en une variété de motifs, une ingénio- sité de décoration incomparables. Soit qu’il les compose de rectangles s’ajustant en forme de croix, ou de lobes encadrant un cristal de roche, comme dans les beaux phylactères ayant appartenu à M. de Les- calopier et si magistralement décrits par A. Darcel; soit qu’il leur donne la forme de fermaux, comme dans ceux de la col- lection Soltykoff; ou de pendants de col, comme le phylactère de la dent de saint Nicolas, appartenant à l’église Saint-Nico- las d’Arras, l'orfèvre sait les rendre tou- jours curieux, intéressants. Dans certaines églises ces phylactères étaient si nom- breux, qu’à Saint-Spire de Corbeil, par exemple, chaque chanoine en portait 1. L’abbé Coffinet, le Trésor de la collégiale de Saint-Étienne, à Troyes: — Ann. archéol-, t. X, p. 35; t. XX, p. 12; t. XXI, p. 284. 2. Voir la vignelle qui orne le tilre de cel ouvrage. Reliquaire en forme de dôme à Varzy (Nièvre). Reliquaire-couronne du Paraclet à la cathédrale d’Amiens. L’ORFÈVRERIE AU XIIIe SIÈCLE 209 un sur sa poitrine, aux processions des Rogations. « C’éloit l’usage », écrit Milîin 1 . Comment ne pas s’étonner qu’il en soit si peu parvenu jusqu’à nous? Partout, dans ces ouvrages, le caprice et la fantaisie s’en donnent à cœur joie ; et cette fertilité d'invention se montre d’autant plus exubérante, que, dès cette époque, les orfèvres ne connaissent » plus de limites à leur art et reproduisent en or et en argent tous les objets qu’on leur demande. Joinville rapporte que, au retour de Terre sainte, une tempête effroyable assaillit la flotte de saint Louis dans le voisinage de Chypre. La reine, malade, se désespérait; et comme Joinville lui proposait, pour apaiser la colère céleste, de pro- mettre à Dieu de se rendre en pèlerinage à Saint- Nicolas-de-Varengeville, la reine hésitant à faire cette promesse, dans la crainte que le roi ne lui permît pas de la tenir : « Au moins, madame, lui dit Joinville, promectez luy quë si Dieu vous rend en France sauvément, vous luy donnerez une nef de cinq marcs d’argent pour le roy, pour vous et vos enfans. Et si ainsy le faictes, je vous pro- mect et asseure que, à la prière de sainct Nicolas, Dieu vous rendra en France. » Et Joinville ajoute : « Lors elle promist à sainct Nicolas de luy donner la nef d’argent, et me requist que je luy en fusse pleige (garant), ce que je voulu. Et tantoust elle retourna à nous et nous vint dire que Dieu, à la supplication de saint Nicolas, nous avoit garanti de ce péril. Quand la royne fust revenue en France, elle fist faire la nef qu’elle avoit promise à Monseigneur saint Nicolas, et y fist enlever (c’est-à-dire représenter en relief) le roi, elle et leurs trois enfants, les mariniers, le mast, les cordaiges, les gouvernailz tout d’argent et cousuz à fil d’argent. Laquelle nef elle m’envoya et me manda que la conduisisse à Monseigneur saint Nicolas; et ainsi le fis, et encores depuis long temps après la y vis-je, quand nous menasmes la seul* du Roy au roy d’AImaigne2. » Cette nef, si joliment traitée et si fâcheusement détruite, n’était pas le seul échantillon de ces petits navires que les navigateurs en péril avaient offerts en ex-voto aux sanctuaires renommés. La plupart, placés sur les Reliquaire de Milhoguet. 1. Annales archéol., t. XVIII, p. 343; t. XIX, p. 231. — Mu. un, loc. cit., I. Il, ch. xm, p. 25. 2. Joinville, Mémoires, dans les Mém. relat. à l’hist. de France, l. Il, p. 129. HISTOIRE DE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE 210 autels, furent utilisés par le clergé comme reliquaires ou comme tabernacles, pour renfermer les hosties et les linges sacrés. Peut-être faut-il chercher clans cette adaptation fort naturelle l’origine de ces autres nefs non moins magnifiques qui, pendant plus de cinq siècles, ont orné les tables royales et princières, employées à serrer non pas les objets nécessaires au culte, mais les ustensiles indispensables au repas, meubles d’une importance capitale eL dont il sera question plus loin. Tous ces menus ouvrages, en tout cas, sont d’autant plus dignes de notre attention, que c’est en euv — bien plutôt qu’en ces bustes un peu sauvages dont nous parlions tout à l’heure, et auxquels M. Labarte attache une importance si décisive — qu’éclate la merveilleuse habileté des orfèvres du xiuc siècle. C’est surtout dans les délicieuses statuettes qui les ornent, infiniment mieux appropriées par leur faille au travail toujours précieux de l’or et de l’argent, que leur art charmant se révèle dans sa magistrale ampleur, égalant parfois, en science et en beauté, les œuvres admirables des sculpteurs de Chartres et de Reims. Ces figurines si délicates et cependant empreintes d’une réelle grandeur dans leurs proportions réduites, multipliées à l’infini, apparaissent sou- vent seules. Plus souvent encore, elles concourent à la décoration de monuments d’orfèvrerie relativement considérables. Parmi ces monuments, les plus importants sont assurément les châsses dont nous avons déjà longuement raconté l’histoire architecturale, et dont nous pouvons d’au- tant mieux parler, qu’un nombre considérable d’entre elles nous ont été conservées, — sans compter que, parmi celles qui ont été détruites, beau- coup nous sont connues par des descriptions suffisamment détaillées et assez précises pour que nous puissions nous faire une exacte idée de leur structure et de leur ornementation i Il va sans dire que ces divers édicules n’offrent pas un égal intérêt; et tous, alors même qu’ils sont contemporains, n’appartiennent pas au même style. Ce qu’on appelle le Moyen Age est, en effet, une période de perpétuelle transformation ; c’est, en outre, une époque de particularisme. Chaque État, chaque province, chaque ville s’entourait de barrières et cherchait à s’isoler. De là des différences singulières de niveau que venait compliquer — dans l’art qui nous occupe — la prédominance de certaines conditions économiques, influant directement sur la production locale. 11 est clair, par exemple, que dans les régions où, comme à Limoges, la pratique de l’émail était particulièrement en honneur, l’émailleur, qui avait besoin de surfaces planes pour servir d’excipient à ses couleurs vitrifiées, avait une tendance marquée à demeurer fidèle au style romano- byzantin; alors que dans les villes où l’orfèvrerie pure dominait, comme à L'ORFÈVRERIE AU XIII» SIÈCLE 21! Paris, cette préoccupation n’existant pas, l’artiste était naturellement entraîné à suivre les exemples tourmentés que lui offrait l’architecture ogivale. Ainsi le premier était forcément conduit à simplifier ses con- tours, alors que le second, désireux de faire briller la virtuosité de son ciselet, hérissait les siens de crochets, de crêtes, de festons et de végé- tations délicates et subtiles. De là deux systèmes d’ornementation presque contradictoires, et qui font qu’on remarque — dans des œuvres datant du même temps — des dissemblances souvent considérables. Ajoutons qu’il n’est même pas besoin de cette dualité de systèmes pour qu’on relève des inégalités d’exécution, et des différences de style bien faites pour dérouter ceux qui croient pouvoir établir, dans la marche de l’art, des classifications certaines. Deux châsses nous ont été conservées, qui jouissent auprès des archéologues d’une réputation d’autant plus grande qu’elles ont été maintes fois dessinées et décrites. La châsse de sainte Jule, à Jouarre1, et celle de saint Taurin, à Evreux2. Cette dernière fut exécutée par les ordres de l’abbé Gilbert, qui, élu en 1240, mourut en 1255. Elle vit le jour très vraisemblablement aux environs de 1245. Pour l’autre — soit qu’on fasse remonter sa confection aux années qui suivirent le transport du corps de sainte Jule amené à Jouarre, selon Molanus, en 1233; soit qu’on s’appuie sur une inscription attribuant le don de cette châsse à Eustache, deuxième du nom, abbesse de Jouarre, dont on place la mort avant 1220 — elle n’est antérieure, par conséquent, que d’environ un quart de siècle à celle de saint Taurin. Eh bien, au double point de vue de l’or- donnance architecturale et du style, un monde les sépare. Dans la châsse de Jouarre, la forme générale se rapproche encore de celle du sarcophage, et quant à sa décoration, c’est à peine si, au milieu des réminiscences romanes, on distingue les tâtonnements de l’art nouveau. Les guirlandes de feuillages qui tapissent les pieds-droits des arcades paraissent bien empruntées à la flore nationale; mais il semble qu’elles se dissimulent derrière les fûts des colonnes, couverts de compar- timents et d’imbrications. Les arcs trilobés, avec leurs archivoltes chargées de détails, rappellent encore l’ancien style. Les chapiteaux enfin présentent alternativement la forme conique particulière à l’art byzantin et une sorte de dégénérescence de la corbeille corinthienne. Si nous passons à la châsse de saint Taurin, tout change d’aspect. Avec ses gables pointus, ses contreforts, ses légers pinacles; avec son L Voir Eugène Grezy, Annales archéologiques, I. VIII, p. 205. — Laiiarte, les Arts industriels au Moyen Age, I. II, p. 8. — Texier, Dictionn. d'orfèvrerie religieuse, col. 1007. 2. Cahier et Martin, Mélanges d’archéologie, etc., t. Il, p. I. — Lauarte, ibid., id., p. 18. — Texier ibid., col. 1377. 212 HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE clocher élancé, ses portails remplaçant les arcades traditionnelles; avec ses lignes brisées, tourmentées, hérissées, se substituant aux plates- bandes horizontales; avec la sobriété relative d’une ornementation qui découle de la forme même, au lieu de la prolixité d’une décoration surajoutée, ce petit monument atteste une transformation, une révolution complètes. Ce n’est point assurément « une petite Sainte-Chapelle en miniature », comme l’écrit M. Labarte. Notre châsse n’a ni la grâce exquise, ni l’incomparable légèreté du chef-d’œuvre de Pierre de Mon- tereau. Mais c’est un édifice, une église bien franchement ogivale, et dont fauteur, quel qu’il soit, a loyalement rompu avec tout style antérieur. — Si, après cela, nous con- templons la châsse de saint Eleuthère de Tour- nai, qu’on nous dit dater exactement de 1247 *, et tjui offre à peu prés la même disposition archi- tectonique que celle de sainte Jule, notre éton- nement sera encore plus grand, et nous pourrons aisément constater l’a- vance surprenante que les orfèvres de Paris avaient, au temps de saint Louis, sur les confrères du Hainaut et de la Flandre. Le xme siècle , du reste, est, nous l’avons dit, le siècle par excellence des belles châsses, et alors même que, comme celles de saint Éleuthère et de sainte Jule, elles demeurent encore lkléles â l’esthétique primitive, les statuettes dont elles sont ornées présentent un caractère si élevé, une dignité si grande, quoiqu’un peu froide; elles sont posées avec tant d’art, drapées avec tant de goût, exécutées avec tant de soin, qu’on se sent saisi de respect pour les artistes anonymes qui exécutèrent ces chefs-d’œuvre. Lt pourtant, ces beaux ouvrages, quelque distingués, quelque remarquables qu’ils nous paraissent, sont de bien peu d’importance, si on les compare I. Le Maistre o’Anstaing, Annales archéologiques, t. XI 11, p 114. L’ORFÈVRERIE AU XIII» SIÈCLE 213 à ceux qui ont disparu ; à cette « tombe d’or, d’argent et de pierres précieuses, de merveilleux ouvrage et de riche1 » (si nous en croyons les récits du temps), que la reine Adèle fit placer sur le corps de Louis VII, son époux, dans l’église de l’abbaye de Barbeau, et qui, au dire de l’épi- taphe même, était d’un art magnifique et nouveau. Gemmis, arte nova, profuso et auro Quondam magnifieum, fidelis uxor, Sponso tota suo, regens Adela, Erexit lapidem Ils étaient également bien inférieurs, comme proportions et comme Tombeau en orfèvrerie du comte Henri le Large, autrefois dans l’église Saint-Étienne de Troyes. travail, à la tombe du comte Henri le Large, qui, jusqu’à la Révolution, fut une des curiosités de l’église Saint-Étienne de Troyes, et qui montrait la statue du comte en argent repoussé, entourée par une arcature géminée, ciselée et dorée avec un art parfait, rehaussée d’émaux aux couleurs éclatantes; et aussi au mausolée superbe que Blanche de Navarre, sa veuve éplorée, éleva à Thibaut 111 comte de Champagne, mort à la fleur de l'àge, et au moment où il allait, comme généralissime, prendre le commandement de l’armée des Croisés. Ce dernier tombeau était de bronze doré, revêtu de plaques d’argent. Dans ce dernier métal, on avait repoussé et ciselé une statue du mort de grandeur naturelle; et tout autour, abrités par des arcades en plein cintre, les parents du prince étaient représentés en des statuettes d’argent, de près d’un demi-mètre de hauteur 2. 1. Grandes chroniques. — Premier livre des gestes du bon roi Philippe, ch. v. — Mii.lin, Anti- quités nation., t. II, ch. xm, p. 12. 2. L’abbé Coffinet, le Trésor de Saint-Etienne de Troyes. Ann. arch., t. XX, p. 80 et suiv. — Baugikr, Mém. hist. de la province de Champagne, t. I, p. 165. 214 HISTOIRE DE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE Le monument que Louis VIII consacra dans la basilique de Saint- Denis à son père Philippe-Auguste, et celui que Blanche de Castille éleva à Louis VIII, son mari, constituaient également deux œuvres consi- dérables d’orfèvrerie, dont la valeur intrinsèque amena la destruction durant les guerres religieuses du xvie siècle L Le xme siècle fut, du reste, l’époque des merveilleux mausolées. On trouve des traces de leur ex- trême magnificence jusque dans les récits des poètes et dans les romances des trouvères. Le délicieux roman de Floire et Blanceflor nous montre, lorsqu’il s’agit d’élever un tombeau à la gente pucelle, le père et la mère du jeune prince mandant en toute hâte maçons vaillans Et boins orfèvres bien sachans, Faire leur fait un tel tombel, Nus homes de char ne vit si bel. La tombe fut molt bien ovrée; D’or et d’argent est néellée. Il ne faut donc pas s’étonner que, malgré l’expresse recommandation du saint roi, demandant humblement, au moment de sa mort, qu’on ap- portât la plus grande simplicité à sa sépulture, les ossements de Louis IX, ramenés de Tunis, aient été, eux aussi, mis en «une tombe d’or et d’argent, et de noble faicture 1 2 ». A la suite de ces sépultures royales, il convient de mentionner, parmi les grands travaux d’orfèvrerie de ce siècle si prodigue en ces beaux ouvrages, la fameuse châsse de saint Marcel, exécutée, si nous en croyons Sauvai, en 1262, et qui rappelait par sa forme générale Notre-Dame de Paris, dont elle allait devenir un des ornements les plus remarquables. Composée d’une nef et de deux bas côtés, dont la toiture couronnée d’une crête était surmontée d’une flèche, elle était entourée par des statuettes en or, représentant les douze apôtres; alors que dans le portique principal apparaissait saint Marcel portant la mitre et la crosse, accompagné de deux anges soutenant des chandeliers, et de plusieurs saints également en or. Non moins célèbre était la châsse de sainte Geneviève, dont nous avons déjà parlé. L’abbé Lebeuf nous apprend que l’orfèvre Bonnard, chargé de la refaire, consacra dix-huit mois à ce précieux travail. Bénite 1. Dom Félibien, Hist. de l’abbaye royale de Saint-Denis, p. 547. — Parlant du second de ces rois, les Grandes chroniques disent : « Illec fu enterré de lès son père le bon roy Phelippe honnorablement en or et en argent. Lequel pluseurs qui à Saint-Denis vont, voient ainsi noblement et honnorable- ment enterré. » 2. Le Roman de Floire et Blanceflor, v. 538 et suivants. — Grandes chroniques. — Istoire au roy Phelippe, fils [de] Monseigneur sainct Loys, ch. xiv. L’ORFÈVRERIE AU XIII* SIÈCLE 215 le 28 octobre 1242, elle attira pendant bien des années à l’abbaye la foule des fidèles. Sa forme, comme pour toutes les châsses de ce temps, était celle d’une gracieuse et gentille église, entourée d’arcades qui, garnis- sant ses faces latérales, abritaient des figures d’apôtres. A ses deux extrémités on voyait d’un côté la Vierge et de l’autre sainte Geneviève. De nombreuses pierreries, parmi lesquelles se trouvaient une certaine quantité de camées antiques, achevaient de donner à ce beau monument un somptueux aspect 1. Toutes ces orfè- vreries merveilleuses éprouvèrent le sort fatal auquel les belles argenteries sont infail- liblement vouées. En 1614, la châsse de sainte Geneviève subit une première atteinte. Elle fut réparée par un orfèvre parisien nom- mé Nicole (?) et l’on profita, paraît-il, de cette réparation pour substituer des pierres fausses aux pierres fines, qui primitive- ment la décoraient. On respecta, par contre, les camées qui l’or- naient. Il semble cependant que ceux-ci étaient quelque peu déplacés dans un monument consacré à la vierge naïve, patronne tic Paris; car nous lisons dans le procès-verbal dressé en 1793, lorsque ce monument d'orfè- vrerie fut porté â la Monnaie pour y être fondu : « Entre autres choses fort ridicules et fort extraordinaires, nous avons remarqué sur cette châsse une agate gravée en creux représentant Mucius Scævola brûlant sa main pour la punir d’avoir manqué le tyran Porscnna; sur une autre pierre, un vil Ganyméde enlevé par l’aigle de Jupiter pour servir de gilon au maître des dieux; et sur d’autres pierres des Vénus, des Amours et autres attributs de la Eable2. » La châsse de saint Marcel portée à l’ancien Ilotcl de Ville. (D’après une lettre ornée du Pontifical de Jacques Juvénal des Ursins.) I. S/VUval, Antiquités de Paris, t. 1, p. 373. — Invent, des joyaux et reliquaires de l’église de Paris, 1626-1648-1695; Arch. nation., L, 5093. — Lebeuf, Hist. du diocèse de Paris, etc. 2 Annales archéol., t. VIII, p. 260. 216 HISTOIRE DE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE Si les ouvrages d’orfèvrerie religieuse subirent de si fatales destinées, que dire du sort réservé à l’orfèvrerie civile? Non seulement il ne nous est rien resté des œuvres d’art exécutées par les grands artistes de ce temps, par les Guillaume, par les Bonnard, et parce fameux Raoul, dont le talent et la probité étaient alors si réputés, que saint Louis le retint près de lui comme orfèvre ordinaire, et que Philippe le Hardi l’anoblit en 1270; — premier exemple, comme le remarque le président Hénault, de lettres de noblesse accordées à un homme de métier; — - mais les textes eux-mêmes sont à peu près muets sur les ouvrages profanes qui virent le jour au cours de ce xme siècle si fertile en chefs-d’œuvre. C’est à peine si quelques écrivains du temps daignent nous signaler un petit nombre de pièces ayant un caractère historique. Philippe Mouskes, un contemporain cependant et qui se montre si abondant en précieux ren- seignements sur les périodes précédentes, se contente de nous apprendre que Philippe-Auguste, à Bouvines, Si mangeoit en coupes d’or fines Soupes en vin Par le biographe de Louis VIII, nous savons que ce prince, à son Entrée à Paris, reçut, en présent de la Ville, un énorme bassin d’or ciselé avec art, et sur lequel se trouvaient représentés les Quatre Éléments entourés de sujets plus ou moins mythologiques. Les Grandes chroniques racontent qu’après sa mort, la reine Blanche de Castille fut portée « en une chaière d’or parmi Paris, toute vestue comme royne, la couronne d’or en la teste » et qu’on la mena dans cet appareil jusqu’à Pontoise. \d Inventaire du mobilier de Charles V , dressé l’année même du décès de ce prince, décrit encore cinq pièces de vaisselle en or qui, ayant appartenu à saint Louis, étaient conservées pieusement dans le trésor des rois de France. C’était : 14 4 6 814 C' )) 81 41 83 » d 2 aiguières 2® VAISSELLE D’ARGENT. 1 nef d’argent à parer. ......... 30 4 )) 259 5 )) )) 1 — — pour tous les jours. . 25 2 )) 171 14 )) )) 1 pot à aumône. 25 2 )) 150 4 9 )) 2 bassins argent doré 20 3 )) 173 3 9 » 2 — — verré 16 )) )) 108 16 )) )) 5 dz. écuelles 144 )> )) 795 12 )) )) 1 dz. plats pesant 96“ 1 — — 48 216 )) )) 1,193 8 )) )) 2 — • — 72 4 justes argent doré 48 6 10 373 3 )) » 4 — — blanc 49 5 10 295 11 9 )) 3 aiguières argent doré 11 7 7 91 3 3 )) 9 — — blanc . 12 )) )) 71 8 » )) 2 dz. hanaps argent ciselé 48. . 2 dz — — uni 36 ... . 84 )) )) 499 16 )) )) 1 bassin à laver la tête 10 1 )) 60 2 9 )> 1 salière 3 )) )) 25 10 )) 4.2681 18s 3d Ilàtons-nous de constater que l’argenterie des jeunes princesses ne consistait pas uniquement dans le lot plus ou moins considérable que leurs parents comprenaient dans leur trousseau. Suivant une habitude qui se perdait dans la nuit des temps, car nous l’avons déjà vue en honneur sous L’ORFEVRERIE AU XIV3 ET AU XVe SIÈCLE 229 le règne de Chilpéric1, les grands seigneurs, désireux de montrer leur généreuse magnificence et de se concilier les bonnes grâces de la nouvelle épousée, ne manquaient pas de joindre leurs présents aux cadeaux pater- nels. Nous possédons même un document curieux qui peut nous édifier sur l’importance de ces présents. C’est Y État des joyaux donnés à la reine Isabelle lors de son arrivée en Angleterre et réclamés par la France en l’année 1400 2. Isabelle de France, troisième enfant de Charles VI et d’Isabeau de Bavière, née en 1389, avait épousé en 1396 — à l’âge de sept ans par conséquent — le roi d’Angleterre Richard III. Celui-ci étant mort en 1399, la jeune veuve de dix ans repassa le détroit et revint à la cour de son père, qui réclama les bijoux et joyaux constituant le trousseau personnel de la jeune princesse — trousseau que les Anglais ne s’empressaient nullement de res- tituer. A cet effet, Jean de Mon- tagne, évêque de Chartres, et M°'r de Ilengueville dressèrent, de mémoire, un état dans lequel nous voyons que les ducs d’York, de Lancastre, de Glocester, d’Al- bemarle, le comte de Derby, l’évêque d’Asti, légat du pape, le duc de Bretagne, etc., avaient, à son arrivée en Angleterre, comblé la jeune reine de cadeaux. Dans le nombre, il s’en trouvait de magnifiques. La veille de ses noces, le duc de Glocester avait offert à la petite princesse un aigle blanc en or « fait de pierreries et de perles ». Le lendemain, elle reçut du duc d’Albemarle « un cercle de pierreries fait à manière de jardins ». A Calais, les évêques présents et les dames de la ville lui avaient remis une dou- zaine de hanaps d’or et d’aiguières, huit paires de patenôtres et seize tableaux de même métal. A son arrivée à Douvres, â l’entrée du château, les dames lui avaient fait hommage d’une superbe couronne d'or; et, â Nef de parement, restituée par Viollet-le-Duc. 1. Voir plus haut, chap. iv, p. 49. 2. Choix de pièces inédites sur le règne de Charles VI, t. II, p. 273 et s. 230 HISTOIRE DE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE Ellhan, clic avait gracieusement accepté du duc de Lancastre un hanap d’or cl une aiguière « ouvrez à pierreries »; un hanap d’or couvert, envoyé par la duchesse, et « un lévrier d’or, à un rubis balais à une grosse perle pendant au coul », cjue le comte de Derby lui avait fait offrir, etc. Cercles d’or et de pierres précieuses; couronnes à huit fleurons; fer- maux et fermaillets ornés de rubis et de perles; colliers « tout faits de dya- mans, de rubis et de perles »; ceinture « à plume d’or, longue, pour métré en escharpe » ; chapeaux de perle, « faits à manière de roses, assis sur velour vermeil »; coiffes de perles « assises à manière de triffle » ; fleurs de lis garnies de pierreries; « boutonneure de six esgles, seméz de pierres et de perles », etc.; on voit défiler dans cette note curieuse tout l’attirail de parure d’une princesse, qui appartenait, par sa naissance et son alliance, aux deux plus grands rois de la chrétienté. Les meubles les plus pré- cieux accompagnaient ces coû- teux bijoux. Énormes bassins ciselés, hanaps, tasses, ai- guières, « flequarts », salières, gobelets et coupes d’or, cha- pelle de même métal, on trouve de tout dans cette longue énumération, jusqu’à un berceau d’or, offert « par le comte de Houdicton ». « Quant la Royne entra à Londrez, écrit l’évêque de Chartres, tous Ducz, Comtez, Evesquez et Seigneurs lui donnèrent grans dons... Les grans villes d’An- gleterre, comme Yorc, Bristoul, Gloceslre, Nothianton, Salceberi, Licheflit, Cestre, Chirausberi, Londels, Nothigam et cetera, li ont fais grans et riches dons... Touz les ans, ans estraines, tous grans seigneurs, damez et prélas lui donnoient grans dons, de quoy il ne me puet pas souvenir quant à présent, qui est très grant chose qui bien le sauroit. » On peut supposer que les seigneurs français n’étaient pas moins généreux à l’endroit des princesses de sang royal que les nobles d’outre-Manche. Même grossie de ces présents, l’argenterie des jeunes reines et des princesses royales, non plus que celle du roi Jean, ne saurait toutefois Dame puisant dans un drageoir, d’après la tapisserie de la Licorne. (Musée de Cluny.) L’ORFÈVRERIE AU XIVe ET AU XVe’ SIECLE 231 supporter la comparaison avec les trésors que Charles V et ses frères, les ducs de Berry, de Bourgogne et d’Anjou, parvinrent à réunir. Le faste de ce dernier prince surtout est demeuré fameux. A parcourir l’inventaire de ses richesses, on n’est pas seulement ébloui, on est comme stupéfié. Malgré soi l’on se souvient des désastres en apparence irrémédiables, qui marquèrent l’avènement au trône de Charles Y. On repense à cette défaite de Poitiers, qui non seule- ment mit aux mains des An- glais les trésors que le roi et la noblesse traînaient à leur suite, jusque dans les camps et même sur les champs de bataille, mais épuisa les ressources de presque toutes les grandes familles, pour payer les énor- mes rançons exigées par les vainqueurs. On se rappelle l’envahissement et l’occupa- tion de nos plus belles pro- vinces, acquittant impôts et redevances entre les mains des Anglais; alors que les autres étaient périodique- ment dépouillées par les in- cursions étrangères ou pres- surées par les Grandes Compagnies. On revoit le Domaine royal en proie à la Jacquerie, Paris et l’Ile-de-France en pleine rébellion, le jeune roi cher- chant un asile à Vincennes, ses frères prisonniers ou en fuite — et surpris, étonné, confondu, on se demande comment, en aussi peu d’années, un prince du sang a pu accumuler une pareille quantité de meubles du plus grand prix. Cette réunion si remarquable d’objets d’art en métal précieux mérite à plus d’un titre qu’on s’y arrête. Ses principales divisions, à elles seules, sont déjà fort instructives. Outre qu’elles attestent la profusion de vais- selles de toutes sortes qu’on trouvait chez les princes de ce temps, elles permettent encore d’entrevoir l’ordonnance et la splendeur de leur service, de deviner dans une certaine mesure la magnificence de ces festins, de ces banquets , dont le prestigieux souvenir a traversé les siècles, Table et dressoir couverts de pièces d’orièvrerie, d’après une gravure de la Mer des liystoires. HISTOIRE DE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE 232 et que l’histoire a enregistrés comme autant d’événements mémorables. Cette splendide orfèvrerie du duc Louis d’Anjou est inventoriée et décrite en vingt-cinq chapitres, dénommés comme suit : 1° La vaisselle de chapelle dorée et émaillée; 2° Les pots, aiguières, coupes et hanaps qui, étant d’un usage courant, ne pouvaient être compris en leur ordre; 3° Les flacons; 4° Les pots et aiguières d’or, qui ne sont en leur place; 5° Le reste de la vaisselle d’or, pots, aiguières, flacons, etc. ; 6° Les plats d’or unis pour mettre la viande; 7° Les écuelles d’or unies pour mettre la viande; 8° Les plats d’or pour la fruiterie; 9° La vaisselle de rechange pour la chapelle; 10" Les nefs à mettre sur table ; 11° Les épreuves et salières; 12° Les flacons d’argent émaillé, doré et blanc; 13" La vaisselle émaillée en fontaines, coupes, pots, hanaps et aiguières; 14° Les pots d’argent doré et ciselé; 15° Les pots et aiguières en argent doré et uni; 16" Les hanaps dorés, ciselés et émaillés à l’intérieur seulement; 17" Les bassins à laver dorés, émaillés ou tout blancs; 18" Les drageoirs d’argent doré, émaillé et blanc; 19" La vaisselle blanche; 20" Les plats et écuelles; 21° Les métiers émaillés, dorés et blancs; 22" Les plateaux de fruiterie; 23° Les plats de cuisine ; 24° Les chaudrons d’argent, pour cuisine, destinés à accommoder les mets; 25° Les saucières ou pots d’argent à mettre sauce. Cette simple énumération, cette table des chapitres, si l’on peut dire ainsi, suffit à montrer non seulement l’extrême variété de pièces d’orfè- vrerie que possédait a'ors un grand prince, mais encore à quels emplois, souvent assez vulgaires, on adaptait ces métaux si précieux et si rares. Pour peu qu’on entre, après cela, dans l’étude de ces grandes divisions, on reconnaîtra aisément que la description détaillée des objets inventoriés n’est guère moins instructive. Ainsi, le premier et le huitième chapitre, l’un et l’autre relatifs à la vaisselle de chapelle, nous apprennent qu’au xive siècle la parure de ces sanctuaires intimes comprenait des chandeliers, des bassins, des bénitiers, des reliquaires, des tabernacles, des tableaux, des croix, des encensoirs, des calices, des burettes, des lanternes, des boîtes à mettre le pain à chanter, des navettes, et une infinité de statuettes cataloguées sous le nom d’ « Images ». — Parmi ces dernières, les anges jouaient un grand L'ORFÈVRERIE AU XIVe ET AU XVe SIÈCLE £33 rôle; celte charmante création du génie chrétien, avec sa nature incertaine, son éternelle jeunesse et son sexe indécis, se prêtait admirablement, du reste, à l’interprétation naïve des artistes de ce temps. Après les anges, c’est la douce Vierge Marie, tenant en ses bras l’Enfant divin qui paraît avoir été la source d’inspiration la plus féconde. Nous ne relevons pas moins de huit images de Notre-Dame dans V Inventaire du duc d'Anjou. Puis vient saint Jean-Baptiste, représenté quatre fois; ensuite saint Pierre, deux fois. Après cela, nous trouvons saint Jacques, saint Marc, saint Guillaume, saint Nicolas, saint Paul, saint Lau- rent, saint Eustache, saint Louis, saint Yves, saint Martin, la Madeleine et sainte Marthe, chacun avec une image. La plupart de ces statuettes étaient montées sur des entablements. Parfois l’entablement était porté lu i- mème sur des lionceaux. Beaucoup étaient ornées de pierreries, presque toutes dorées, au moins en partie, ou émaillées. Enfin, quelques-unes tenaient en leurs mains de petits reliquaires. Indépendamment de ces pieuses images, la chapelle du duc Louis ren- fermait un certain nombre de tableaux d’or et d’argent repoussés, enrichis de pierres fines , et représentant des scènes à plusieurs personnages. Comme exemple, nous transcrirons la description de l’article portant le n° 23 : « Un tableau d’argent doré, semé par dedenz de esméraudes granz et petites, balaiz, granz et petiz, camahieux granz et petiz et menues perles grant quantité. Et au milieu dudit tableau, a un très grant camahieu vermeil, ouquel a Nostre Dame gisant Noslre Seigneur en la creschc, et les angelés tout autour, et dessoubz a Nostre Dame qui baigne son enfant, et derrière elle, a saint Joseph séant; et siet ledit tableau sur lin souage, qui est semé de esmeraudes, de rubis d’Alisandre eL petites perles. Et entre ledit souage et tabernacle a un chapiteau de maçonnerie à fenestrages, et dedenz yceulz a ymages entailléz. Et poise en tout xmi marcs vi onces et demie. » Dans certaines de ces œuvres charmantes — comme du reste dans la curieuse fontaine du roi Jean, décrite un peu plus haut, — l'influence de 3i) Coupe recouverte de son essai, d’après une estampe de la Grande chronique de Nuremberg, figurant le roi de Bohême présentant la coupe à l’empereur. 23', HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE l'architecture ne se fait pas seulement sentir dans la structure générale de l'œuvre; elle se traduit par la contrefaçon naïve de véritables monuments. C’esl ainsi que nous remarquons dans la parure de cette admirable chapelle un tabernacle « fait en manière de chastel, à doubles murs créneléz », avec des « portes batailleresses » et des « Lournelles de cristal ». Ajoutons que cetle recherche exagérée de la réalité, dont on pourra juger par la corne à boire que nous donnons p. 165, n’empêchait pas la plus délirante fantaisie — détonnant quelque peu dans ce milieu sacré — d’exercer aussi son empire. Au fond d’un bassin réservé aux saintes ablutions, on découvrait, en effet, un émail fait en forme de rose et « ès fueilles d’icelles hommes qui ont le corps de bestes sauvages », alors qu’au milieu de la rose se trouvaient deux femmes, dont l’une jouait de la vielle et l’autre « d’un sar- telion (psaltérion) ». Mais c’est surtout dans l’orfèvrerie de ser- vice et dans celle destinée au parement des buf- fets que les joyeuses inventions si caractéristiques de ce temps se donnaient libre carrière. Les vases curieux qui sont décrits dans les chapitres suivants de ce précieux Inventaire en fournissent la preuve. Les aiguières en forme de coqs, de lions et de griffons y abondent. Un de ces vases représente « une royne enmantelée d’un mantel fendu devant, esmaillié à petits compas d’azur et de vert et vermeil; et est à chevauchons sur le dos d’une beste sauvage, qui a teste et mains d’omme, et u piéz et queue de serpent; et dessus le dos dudit serpent a u eiles esmailliées d’azur et de vert; et tient ladite Royne, en sa main destre, un fouet, et sa sénestre main tient à la teste de Tomme, qui a sur sa dicte teste un long chapel de feutre, du bout duquel ist Teaue que Ton y met ». Une délicieuse fontaine avait l’apparence d’un « mallart (canard) de rivière, d’argent, tout esmailliée et à col vert, et en son bec tient un poisson par la bouche duquel ist eaue, et au bout de sa queue est une feuille longue, en laquelle a pertuis, par laquelle entre Teaue dedans le ventre dudit mallart ». Les gobelets, les coupes et les hanaps d’or et d’argent étaient émaillés à « bestellettes de plusieurs manières »; « à oyseaus d’or, à vizages de plusieurs contenances »; à « arbrisseaus vers, et dessous les arbrisseaus à chiens et connins »; ou encore à « quatre Statuette en argent et vermeil, représentant saint Jean-Baptiste. L’ORFEVRERIE AU XIVe ET AU XVe SIÈCLE -y 55 enfants qui chacent aux papillons ». Et la plupart, ainsi que nous venons de le remarquer, étaient architecturés comme de petits monuments. Ils reposaient sur des pieds ayant l’apparence de « pilliers de maçonnerie »; le corps orné « de fenestrages » ou d’orbevoies; avec des cou- vercles à créneaux, surmontés de petites toitures en poi- vrières, se terminant, en guise de girouettes, par d’élégants « fruitelets ». A ces amusantes adapta- tions, venaient se mêler des figurines grotesques. Ici, c’est « une dame qui a la moitié du corps de femme et l’autre de Orfèvrerie de table. — Aiguière grotesque. beste sauvaige... et du giron de ladite dame part une Leste de bœuf, dont elle tient les cornes en ses mains... et aus oreilles de ladicte teste, aus coustés de ladicte dame et au bout de ces girons pendent à chayennes, escussons des armes de l’arcevesque de Rouen et de Mari- gny Ailleurs c'est « un singe d’argent doré... le- quel singe a une mittre d’evesque sur la tête et... sur les deus pointes de la dicte mittre a n boutonnés d’argent... » Là c’est « un brouète, séant sur un pié cizelé à feuille de vigne... et y a, à un des bouz, un homme qui maine ladite brouète, qui a les pans à la ceinture et son chape- ron en fourure, et la cor- nète du chaperon vienL sur Orfèvrerie de table. — Aiguière grotesque, le front; et devant a une femme qui en sa main destre tient la brouète, et en la sénesl re] retient une hache danoise, et a un chaperon d’un vielle, lequel chaperon est à la 1. Toutes ces argenteries ont naturellement disparu. Mais il nous est resté quelques dinanderies curieuses, qui rappellent ces aiguières et ces vases singuliers. Nous en donnons ici trois spécimens pour qu’on puisse sc faire une idée de ce que pouvait être celte orfèvrerie légèrement extravagante. 236 HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE façon de Picardie... » Comme dans ces détails si précis, si typiques, appa- raît déjà ce besoin de naturalisme exagéré, qui marquera la fin de ce qu'on esl convenu d’appeler l’art gothique ! Il n’était pas jusqu’aux objets de forme ordinairement banale, qui n’adoptassent, en ces temps ingénieux, l’aspect le plus inattendu. Au cha- pitre concernant les salières, nous en trouvons plusieurs qui ont la figure « d’un serpent volant ». Une autre est faite « en manière d’une violette » ; une troisième « en manière d’une rose »; une autre encore « en manière d’une coquille ». On en remarque dont le corps est de pelle (perle), avec eL garni de langues de serpents ou de fragments de licorne. On comprend quel intérêt de curiosité et quelle surprise devaient éprouver les bourgeois, le public, et même les nobles étrangers, admis à contempler l’exhibition de ces fastueuses fantaisies. La Chro- nique de Du Guesclin rapporte que le roi Henri de Transtamare, vaincu par Pierre le Cruel, fugitif et proscrit, après avoir traversé, en se cachant, tout le midi de la France, vint à Avignon implorer le secours du prince Louis d’Anjou. « Le duc, ajoute la Chronique, le traita en souverain ; la table et son buffet éloient chargés de tant de vaisselle d’or et d’argent qu’il n’en avoit jamais vu de si riche ni en si grand nombre; Henri ne se pouvoit lasser de la regarder avec admiration. Le duc, s’en appercevant, dit qu’il lui faisoit présent de tout ce qu’il voyoit pour lui payer la bienvenue1. » C’était, au Orfèvrerie de table. — Aiguière grotesque. « un pellican qui se fiert du bec en sa poitrine ». Une des plus amu- santes consiste en «un homme séant sur un entablement doré et scizelé, lequel homme a un chapeau de feutre sur la teste, et tient en sa destre main une salière de cristal garnie d’argent, et en la sénestre un seri- zier garni de fueilles et de serizes, et ovzeiéz volanz sur les branches ». Les épreuves ou languiers nous ap- paraissent, dans V Inventaire que nous analysons, transformés tantôt en un arbre chevelu, aux feuillages ciselés, ornés de camées et de pierres précieuses retenues par des chaînes, tantôt en quelque gentil « chastel esmaillié à maçonnerie » 1. Chronique de Du Guesclin, dans Menu rela'. à l’hist. de France, ï. IV, p. 249. L'ORFEVRERIE AU XIV» ET AU XV' SIÈCLE 237 demeurant, peu de chose, si l’on veut bien se souvenir que Y Inventaire que nous venons d’analyser ne décrit pas moins de 800 numéros, pesant ensemble 960 marcs d’or et 8,036 marcs d’argent. Ces deux derniers chiffres prouvent, en outre, que l’étonnement des visiteurs devait être provoqué au moins autant par la massive richesse de la vaisselle de service que par la pittoresque décoration des vases d’apparat. L’orfèvrerie d’usage du duc Louis d’Anjou comprenait, en effet, 24 grands plats pour servir la viande, qui, façonnés en or à 22 carats, pesaient en moyenne 13 marcs chacun, et 12 plats également en or qui, destinés à la fruiterie, pesaient de 5 à 8 marcs. Quelle table royale de nos jours offri- rait une si splendide parure? Qu'on ajoute à cela les innombrables fla- cons, les aiguières, les bassins et les coupes qui « couroient par la salle », suivant l’expression du temps; on aura un aperçu sommaire de l’incroyable somptuosité, que présentait l’étalage tic toutes ces richesses. En même temps, on imaginera la haute opinion qu’elles pouvaient donner de la puissance et de la fortune de leur heureux possesseur. Enfin, sur la table même, en face du siège où s’asseyait le prince, sous le dais où il prenait place, on voyaiL figurer, sous forme de hors-d’œuvre ou « d’entremets », des pièces d’orfèvrerie d’une complication et d’une valeur dont nous n’avons plus idée. Une note ajoutée à la fin de l’ Inventaire que nous analysons nous apprend qu’en 1368 l’orfèvre du duc , Henry Hambert, avait reçu de son maître 248 marcs d’or, pour exécuter la grande nef d’apparat qui servait dans les cérémonies importantes. Indépen- damment de cette nef magistrale, le prince en possédait onze autres en vermeil, ou en argent émaillé, dont le poids variait de 12 à 70 marcs, et dont la seule description tiendrait plusieurs pages de ce livre. A droite et à gauche de ces beaux vaisseaux, et pour égayer la Cour entre deux ser- vices, de jolies fontaines s’alignaient sur la table seigneuriale. Puis c’étaient les « justes » d’or, les aiguières, les hanaps, coupes, salières, etc., dont l'éclat scintillant accrochait joyeusement les étincelles de lumière. Enfin, nous l’avons dit, il n’était pas jusqu’à la vaisselle de cuisine — plats, chau- drons, cuillers, « faisselles », trépieds et saucières — qui ne fût d’argent. Chaque division de ces richesses métalliques était remise à la garde d’officiers spéciaux. Les écuyers de l’Échansonnerie, de la Paneterie et de la Fruiterie devaient veiller à leur conservation. Quant aux pièces de pure décoration, le garde des joyaux en était responsable. Olivier de la Marche consacre plusieurs passages de son Estai du duc1 à spécifier les devoirs I. S’ensuyt V Estât de la maison du duc Charles de Bourgogne dict le Hardy, composé l’an 14741 à la suite des Mémoires de messire Olivier de la Marche; Bruxelles, 1010. 238 HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE de chacun de ces serviteurs, et l’on ne sait ce qu’il faut admirer le plus, de l’invraisemblable somptuosité de cette mise en scène, ou de la surpre- nante prudence de ceux qui avaient pu réunir de pareils trésors. Dans les grandes solennités, en effet, quand on craignait les pous- sées et les indiscrétions de la foule, on avait recours, pour prévenir les larcins, à une garde d’élite ; et parfois même on entourait le dressoir sur lequel les principales pièces étaient exposées, de barrières solides, char- gées de résister à la cohue et de tenir à distance les gens malintentionnés. C’est ce qui eut lieu le jour de l’Épiphanie de l’année 1377, lors du dîner offert, dans la grande salle du Palais, à l’empereur d’Allemagne par son neveu Charles V, roi de France. Christine de Pisan nous informe qu’on y avait élevé « trois dréçouers couverts de vaisselle d’or et d’argent », autour desquels on avait établi des enceintes , en sorte que « l’en n’y povoiL aller fors par certains pas, qui gardéz estoient par chevaliers à ce ordonnez 1 ». Par Le Fèvre de Saint- Remy, nous savons que les mêmes précau- tions furent prises à l’occasion du mariage de Philippe le Bon avec Isabelle de Portugal : « Et à chascun costé de la salle, écrit-il 2, [était] ung dres- cheoir, dont chascun portoit xx piéz de long, et si estoient sur deux pas de hault, et estoient très bien enclos d’aisselles de ni piéz de hault, et au costé ung petit huis pour y entrer et yssyr ; et portoit chascun drescheoir cincq estages de haulteur chas- cun de deux piéz et demy de hault. » Un peu plus loin, notre chroniqueur ajoute que les trois étages supérieurs « estoient couvers et chargiés de vais- selle fine d’or, et les deux estages d’embas, de moult riche vaisselle d’ar- gent dorée par grans vasseaulx ». Ces précautions n’étaient, paraît-il, pas superflues, etFroissart, dans le récit qu’il trace des letes données au Palais de la Cité, lors de l’entrée d’Isabeau de Bavière à Paris, raconte que le « dressoir du roi, grand, bel et bien paré, couvert et orné de vaisselle d’or et d’argent », fut « bien convoité de plusieurs (pii ce jour-là le virent3 ». Mais le plus curieux, c’est que même chez les simples particuliers, gens 1. Livre des fai% et bonnes mœurs du sage roy Charles, IIIe partie, ch. xli. 2. Le Fèvre de Saint-Remy, Chroniques (Paris, Renouard, 1876), t. IF, p. 160. 3. Froissart, Chroniques, édition Buchon, t. XII, p. 19. Petit dressoir chargé d’orfèvrerie, d’après une tapisserie du xv° siècle. L’ORFÈVRERIE AU XIVe ET AU XVe SIÈCLE 239 du Palais ou bourgeois enrichis, on n’hésitait pas, pour les repas de cérémonie, à faire montre de la même prudence. Aussi le Ménagier de Paris invite-t-il ses lecteurs à engager dans ces circonstances « deux escuiers... pour le dressoir de sale, qui livreront cuillers et les recouvre- ront, et verseront tel vin. comme chascun leur demandera pour ceulx qui seront à table, et recouvreront vaisselle 1 ». Avec son étalage d’orfèvreries somp- tueuses, le dressoir, dont nous avons tracé autre part la monographie2, joua pendant tout le Moyen Age un rôle de premier ordre dans la vie publique et privée de nos ancêtres. 11 revêtait parfois des proportions considé- rables 3. A chaque événement important, on en construisait de spéciaux ; et naissances, mariages, avènements, Entrées solennelles, réceptions princières fournissaient ainsi l’oc- casion de procéder à ces exhibitions fas- tueuses. Les couches et les relevailles, sur- tout, donnaient lieu à un déploiement extra- ordinaire de vases merveilleux. Pour celles des princesses de leur Maison, les ducs de Bourgogne prêtaient ce qu’ils avaient de plus précieux, et Aliénor de Poitiers4 nous montre, lors de l’accouchement de la com- tesse de Charolais, « le dressoir et ses dégréz chargéz de vaisselles de cristalle, garnies d’or et de pierreries, et sy en y avoit de fin or, car toute la plus riche vaisselle du ducq Phil ippe y estoit, tant de pots, de tasses, comme des couppes de fin or, et autres vais- selles et bassins, lesquels on y met jamais qu’en tel cas... Entre autres vais- selles, ajoute Aliénor, y avoit sur ledit dressoir trois drageoirs d’or et pier- reries, dont l’un estoit estimé à quarente mil esc.us et l’autre à trente mil. » 1. Le Ménagier de Paris, t. Il, p. 117. 2. Dictionnaire de l’ameublement et de la décoration , 2e édition, l. Il, p. 225. 3. Racontant un banquet donné par le duc de Bourgogne ù Paris, G. Chaslcllain écrit : « Le Duc avoit laict faire en mv (au milieu) la grant salle [de l’hôtel] d’Artois ung dressoir laict en manière d’ung chasteau rond à douze degrés de hault, plains de vaisselle dorée en pots cl en flascons ch' diverses fâchons, montants jusques à six mille marcs d’argent doré, sans celle qui estoit au plus haut de fin or, chargée de riches pierres de merveilleux prix. » Les Honneurs de la Cour, dans Lacurne de Saintk-Pai.ayk, Mém. sur l’ancienne chevalerie, I. Il, p. 1 70. Petit dressoir chargé d’orfèvrerie d’après une miniature du xv° siècle. 240 HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE Le comte Léon de Laborde, qui s’est l’ail l’historien du luxe incomparable des ducs de Bourgogne, a recueilli les inventaires des joyaux possédés par ces princes, et l’on peut voir qu’ils ne le cédaient guère à ceux du duc Louis d’Anjou. M. Jules Guiffrev, dans un livre récent, a également lait connaître les richesses du duc Jean de Berry; et c’est avec un éblouis- sement non moins vif qu’on passe la revue de ces orfèvreries merveil- leuses, qui ne comprennent pas moins de 841 articles1. Et cependant tous ces trésors métalliques n’approchent pas de ceux que posséda le roi Charles V. N'étant encore que dauphin et duc de Normandie, ce prince était par- venu à réunir, lui aussi, une quantité de pièces magnifiques, se recomman- dant au moins autant par leur mérite artistique que par leur valeur intrin- sèque. Parmi ces pièces, nous relevons une statuette d’or de saint Jean, chef-d’œuvre du célèbre orfèvre Claux de Fribourg; un diadème superbe exécuté par un autre artiste non moins apprécié, Jean de Péquigny; des coupes et des aiguières d’or enrichies de pierreries, etc. Le dauphin possédait même un certain nombre de joyaux qu’on aurait pu qualifier d’historiques. Nous citerons, entre autres, une admirable couronne ayant appartenu à Jeanne de Bourgogne, et, monument plus précieux encore, la coupe d’or de Charlemagne. Un inventaire de ces richesses fut dressé en 1363. Il existe à la Bibliothèque nationale2. Les événements qui suivirent la rupture du traité de Brétigny entraî- nèrent la dispersion et même en grande partie la destruction de ce pre- mier trésor. Pour que le roi put payer ses soldats, il fallut fondre presque toute cette argenterie superbe3. Mais dès que, par ses victoires, Bertrand Du Guesclin eut réparé le désastre, Charles V se reprit à collectionner les belles argenteries et les splendides joyaux, avec une avidité que son loyal connétable, en plus d’une circonstance, lui reprocha amèrement4. 11 parvint ainsi, en un très pet i L nombre d’années, à réunir la plus belle collection de 1. Comte de Laborde, les Arts à la cour de Bourgogne. — J. Guiffrey, Inventaires de Jean, duc de Berry (1401-1416). 2. Ms. franc., n° 21447, ancien fonds Mortemart, n° 74. 3. Henri Martin, Hist. de France, t. V, p. 77. 4. Il faul citer notamment la sortie véhémente qu’il se permit un jour que le roi l’assurait de sa bienveillante protection : « Sire, lui dit-il, je m’en apperçoy mauvoisement, car vous m’avez ostè tout mon ébat, et maudit soyt l’argent qui se tient ainsi coy, plustost que de le despartir à ceulx qui guer- royent vos ennemis. » Le roi, pour le calmer, lui promit 20,000 livres dans un mois. « Hé quoy, sire, s’écria Duguesclin, ce n’est pas pour un déjeuner », et il le menaça de renoncer à son office et de quitter la France. ( Mém . relat. à l’hist. de France, t. IV, p. 246.) Le connétable était d’autant plus autorisé à tenir à Charles V ce rude langage, qu’il venait de distribuer à ses soldats la vaisselle d’or que le roi Henri de Castille lui avait donnée, et dont il tirait justement vanité, car elle était « regardée de tous, et merveilles c’estoit de la veoir, et en Espaigne l’avoit bien gaignée ». (Francisque Michel, Chronique de Du Guesclin, p. 348.) L’ORFÈVRERIE AU XIV0 ET AU XVe SIÈCLE 241 magnifiques orfèvreries, qu’on ait peut-être jamais vue, et dont on ne devait plus revoir l’équivalent. Dans les grandes ‘réceptions il aimait, comme tous les princes de son temps, à faire étalage de ses richesses. « La vaissel d’or et d’argent grant et pesant de toutes façons en quoy l’en esloit servi, par ces tables, écrit un témoin de ces solennités1, les grans dreçouers couvers de flacons d’or, coupes et goubellés et autre vaissel d’or à pierre- ries... certes pontifical chose estoit à veoir. » Une curieuse miniature, qui représente le banquet otlert à la table de marbre par Charles V à son Banquet offert par Charles V à l’empereur d’Allemagne au Palais de Justice. (D'après une miniature des Chroniques cle saint Denis. Ms. n<> 8395 à la Bibliothèque nationale.) oncle l’empereur, nous fournit le dessin de quelques-uns des beaux vases qui servaient dans les occasions solennelles. En temps ordinaire, le sage roi se bornait, chaque jour après sa siesle, à faire une visite plus ou moins longue à ses chers joyaux2. Il ne faut donc pas s’étonner que, se sentant gravement malade, ayant vu récemment mourir la reine, sa femme, qu’il avait tendrement aimée, ce prince ait pensé à prévenir la dilapidation d’un pareil amas de 1. Christine de Pisan, loc. cit., t. III, ch. xxxii. 2. « Après son dormir, estoit un espace à s’entretenir avec ses plus privés en ébastcmenL de choses agréables, visitant joyaux ou aultres richeces. » (Christine de Pisan, loc. cit., t. I, ch. xvi.) 31 HISTOIRE DE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE 242 richesses. Aussi, quelque temps avant sa mort, fit-il commencer un inven- taire détaillé de tous les joyaux et objets de prix qu’il avait si soigneuse- ment rassemblés dans ses châteaux de Vincennes, de Melun, de Saint- Germain, de Beauté-sur-Marne et du Louvre, dans ses hôtels de Saint-Pol et des Tournelles. Cet inventaire a été publié1; il ne comprend pas moins de 3,906 numéros, occupant 395 pages. Toutes les orfèvreries y sont décrites avec un soin minutieux, qu’explique du reste la présence parmi ses rédacteurs de l’orfèvre Hennequin du Vivier, à qui Charles V avait accordé le titre si recherché de valet de chambre. A sa lecture, on reste confondu. « Le poids d’un grand nombre de pièces d’or, d’argent doré et d’argent blanc a été omis; l’or des anneaux, des signets, de la monture des camées n’est pas indiqué, en sorte qu’il est impossible — comme le fait observer M. Labarte — de donner le poids total des métaux précieux qui se trouvaient réunis dans ce trésor. Cependant, en faisant le relevé des poids indiqués, on trouve déjà le chiffre énorme de 3,879 marcs d’or, 6,184 marcs d’argent doré ou veré, et 6,127 marcs d’argent blanc. » Si au prix de la matière on ajoute celui des façons, et surtout la valeur des pierres fines, des perles, des camées, et si l’on tient compte de la diffé- rence du pouvoir de l’argent, on reconnaîtra que, malgré l’abondance actuelle des métaux de grand prix, aucun souverain au monde ne pourrait aujourd’hui rivaliser avec ce prince, qui eut à supporter de si terribles épreuves. Quand on voit défiler, comme au milieu des éblouissements d’un kaléidoscope, cette accumulation de pièces d’orfèvrerie, de bijoux, de joyaux sacrés, de reliquaires enrichis de pierreries, de croix, parfois d’un très grand poids, — comme celle que le roi tenait du duc d’Anjou, et qui, pesant 135 marcs, était ornée de camées, de saphirs et de perles, — des statuettes et des groupes, au nombre de soixante-douze, — dont quelques-uns, comme l’Adoration des Mages, pesaient jusqu’à 75 marcs; — quand on a pu constater que Charles V ne déployait pas moins de magni- ficence dans sa vaisselle de table, et dans les joyaux destinés à l’ornement de sa royale personne, que dans les instruments du culte et dans la déco- ration de ses chapelles, on a peine à croire que tant de richesses aient pu être amassées, réunies par un seul homme, quelque puissant du reste qu’il pût être. — A plus forte raison, si l’on veut bien tenir compte des inquié- tudes sans cesse renaissantes qui marquèrent son règne, des angoisses continuelles au milieu desquelles il vécut, des émotions populaires et des désastres qui signalèrent son avènement au gouvernement de la France, \. Invent, du mobilier de Charles V, roi de France, publié par Jules Labarte; Paris, Imprimerie nationale, 1879. L’ORFEVRERIE AU XIV6 ET AU XV° SIÈCLE des guerres constantes qu’il eut à soutenir, de la nécessité où il se vit de reconquérir son royaume sur l’Anglais et sur les Grandes Compagnies. Un fait non moins extraordinaire, c’est qu’en un siècle si profondément troublé, la main-d’œuvre des métaux précieux ait non seulement pu se conserver, mais qu’elle se soit perfectionnée d’une façon en quelque sorte merveilleuse. Ainsi que le re- connaît M. Labarte — et l’aveu est bon à retenir sous la plume d’un écrivain, qui trop souvent se montra bien sévère pour notre art national, — « l’orfè- vrerie dépassa alors en impor- tance tous les autres arts in- dustriels »; et en Europe « l’or- fèvrerie parisienne occupait le premier rang 1 ». Ce n’était pas, en effet, uniquement dans les résidences royales, chez les princes du sang, chez les prélats et les grands seigneurs que l’on rencontrait des ar- genteries remarquables; les hôtels des bourgeois et les magasins des marchands en regorgeaient. F roissartraconte qu’en 1346 les Anglais furent pendant trois jours maîtres de Caen et que ce court espace de temps leur suffît pour ex- pédier dans leur île, « par barges et par bateaux », des « joyaux et vais- selle d’or et d’argent2 ». A Paris, c’était bien autre chose. Certes, il serait téméraire de prétendre que les orfèvres établis dans la capitale y réussissaient tous à souhait. Les Lettres de rémission que nous possédons de ces temps troublés nous dénoncent bien quelques- uns d’entre eux comme s’étant trouvés dans la peine. C’est ainsi que nous voyons, en 1383, un certain Adam Pèlerin, « orfèvre, ouvrier d’imagerie d’or et d’argent », compris dans l’insurrection des Maillolins. Un autre Le dressoir du roi Louis XII chargé d’orfèvrerie (D’après une miniature de la fin du xve siècle.) LJ. Labarte, Invent, de Charles V, introduction. 2. Froissart, Chroniques, I. II, p. 320. 244 HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE orfèvre, Jean Maille, fut, pour crime, banni en 1413. En 1417, un « povre jeune homme. Jehan le Lieur... hannapier et orfèvre », se trouva impliqué comme receleur dans une affaire de vol; et en la même année, un certain Henryet de Rains, exerçant la même profession, était convaincu d’avoir fabriqué de la fausse monnaie1. Tous ces délinquants, sollicitant leur grâce, invoquaient la misère comme excuse. Mais à côté de quelques infortunés, combien d’orfèvres prospères, riches même, qui n’étaient plus, comme les premiers habitants du Pont-au-Change, de simples ouvriers à façon, et dont les boutiques et ouvroirs étincelaient d’argenteries magnifiques! La vue de ces boutiques était particulièrement suggestive et devait d’autant plus impressionner les étrangers que, dès cette époque, les orfè- vres avaient pris l’habitude de faire leurs étalages en un « buffet » disposé à la « veüe des passantz, garny des pièces d’orfèvrerie des plus attrayantes pour flatter l’œil des allans et venans, les mettre en haut goust et leur faire venir l’appétit d’acheter quelque pièce du mestier». Ces buffets ou vitrines étaient si richement échantillonnés et si largement pourvus qu’en 1360, lorsque le roi Jean, revenant de sa captivité, fit son Entrée dans sa capi- tale, « ceux de la Ville lui tirent un présent en don de mille marcs d’argent en vaisselle2 », qu’ils eurent seulement la peine d’aller acheter chez Jean Ballin, Pierre de Sèves, Régnault Bochct, Pierre Leclers, Garnier Ban- delle, ou chez quelque autre de leurs confrères bien achalandés. Dix-sept ans plus tard, en 1377, quand Charles V reçut en son palais la visite de son oncle l’empereur d’Allemagne, les orfèvres de la Ville avaient également en magasin de quoi satisfaire amplement aux présents que le roi et le prévôt des marchands avaient coutume de faire aux grands princes traversant Paris. Si nous en croyons Christine de Pisan 3, le cadeau offert à l’empereur par le prévôt et les échevins consistait en une « nef, pesant neuf vingts et dis (190) marcs d’argent, dorée et très riche- ment ouvrée, et deux grands flacons d’argent esmailliéz et doréz, du poix de soixante-dix marcs; et à son fils une fontaine moult bien ouvrée et dorée, du poix de quatre-vingt et treize mars, avec deux grans poz dorés, de trente mars, dont l’empereur grandement mercia la Ville et eulx aussi ». La reine envoya un « bel reliquaire d’or, grant et moult riche de pierre- ries, où ot, de la vraye croix et autres reliques ». Quant au roi, le duc de Berry présenta en son nom de nombreux et splendides objets, parmi lesquels se trouvaient « deux grans flacons d’or où estoit figuré, en ymages enlevéz, comment saint Jacques montrait à saint Charles-maine le chemin en Espagne, par révélacion ». Et comme « estaient lestlis flacons 1. Doüet d’Arcq, Choix de pièces relatives au règne de Charles VI, t. I, p. 49, 369; t. II, p. 199, 260. 2. Godefroy, le Cérémonial français, 1619, t. I, p. 635. 3. Livre des faiÿ et bonnes mœurs du sage roi Charles, t. II, p. 107. L’ORFÈVRERIE AU XIV0 ET AU XV0 SIÈCLE en façon de coquilles, si lui dit le duc de Berry bien gracieusement que, pour ce qu’il estoit pellerin, lui envovoit le Roy des coquilles ». L’allusion était ingénieuse, l’attention délicate. Ajoutons que Charles V offrit encore à son oncle un grand hanap, un gobelet, un aiguière et deux vastes pots « à testes de lions », tout en or et enrichis de pierreries. En même temps il faisait remettre à son cousin le roi des Ro- mains, qui accompagnait l’em- pereur son père, «quatre grans poz, un grand gobellet, un esguière, tout d’or, garni de pierrerie, et, oultre cela, une ceinture d’or longue, garnie de riche pierrerie, du prix de huit mille francs ». « Desquels présents, ajoute le chroni- queur, l’empereur faisoit mer- veilleusement grant conte, et moult mercioit le Roy, si fist son fîlz. » Ensuite Charles V ordonna qu’à « tous les princes fût présentée vaisselle d’or et d’argent, si largement et à si grande quantité, que tous s’en émerveilloyent, et tant qu’il n’y ot si petit officier, de quelque estât qu’il lust, qui par le Roy ne receust présent, mais quoy et queiz se passe la Cronique pour cause de briefté 1 ». Christine de Pisan, à qui nous empruntons ces détails, ne nous dit pas les noms des Maîtres qui avaient fourni toute cette argenterie de luxe. Peut-être élaient-ce Bouchard de la Fontaine, Geoffroy Commode, Pierre Ajart, Jean Oblet, Nicolas Démanerois ou Pierre Leclers, que nous savons avoir été précisément, en cette année-là, les Gardes de l’Orfèvrerie. Mais elle nous apprend que l’empereur fut tellement émerveillé de la remar- quable habileté des artistes parisiens, qu’il demanda à voir la belle cou- ronne que Charles V avait fait faire récemment. « Si la lui envoya le Roy par Gilles Malet, son valet de chambre, et Hennequin, son orphèvre. L’em- pereur la tint et regarda moult longuement partout, y p ri st grant plaisir, puis la bailla et dist que, somme toute, oncques en sa vie n’avoit veue tant de si riche et noble pierrerie ensemble. » Couteau à découper et parc-pain avec leur gaine en argent filigrané et doré. 1. Chiustini: nu I’is\n, toc. cil., p. 1 Ci, 110, HT. HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE 24G Si Charles V considérait le magnifique trésor qu’il avait amassé en si peu de temps comme autre chose qu’une réserve métallique dans laquelle devait puiser son successeur, il se trompait grandement et méconnaissait assurément une des lois historiques les moins discu- tables. Quant à Louis d’Anjou, il ne se faisait certes pas de ces illusions. Toute cette merveilleuse orfè- vrerie, dont il disposait du reste avec une générosité si noble en faveur des princes vaincus et dépos- sédés, était appelée à disparaître à courte échéance. Plats massifs et pesants, aiguières originales et pitto- resques, hanaps ciselés, fontaines monumentales, nefs superbes, salières épiques, « languiers » à la fois étranges et charmants, remis au fondeur et traduits en monnaie, furent employés à solder les frais de l’expédition de Sicile. Louis d’Anjou ne se borna pas malheureusement à la destruction de son propre trésor. Sans accepter pour exacte l’affirmation de Juvénal des Ursins, accusant ce prince d’avoir abusé de l’autorité que lui donnait son titre temporaire de régent du royaume, pour s’emparer non seulement de l’argent et de l’or en monnaie et en lingots que Charles V avait amassés, mais aussi de son splendide mobilier et de sa merveilleuse argenterie, il faut se garder de prétendre avec M. Labarte « que tout ce que comprenait l’inventaire dressé en présence du feu roi fut dévolu en totalité à son suc- cesseur Charles VI, sous la surveillance du duc de Bourgogne, chargé par transaclion du soin de la personne et de la maison du jeune roi ». Car s’il est permis de retrouver dans les Etats des joyaux de la Couronne, transcrits en 1391, en 1399, en 1418, et dans les inventaires de l’hôtel Saint-Pol, du Louvre et du Petit Séjour dressés en 1420 et 1421, un nombre respectable d’objets ayant appartenu au roi Charles V — encore possède-t-on un acte, daté du G mars 1385, où la veuve du prince Louis d’Anjou reconnaît et confesse qu’elle redoit à la Couronne une partie « de certainne grant somme de vaisselle d’or et d’argent, que Monseigneur (que Dieu absoille) ançois qu’il entreprenist son voiage d’Italie pour le fait de sa conqueste, eût en presl de Monseigneur le Roy ». Ce solde dépassait 1,000 marcs d’argent et s’élevait à près de 100 marcs d’or1. Ce que Louis d’Anjou i. .Juvénal des Ursins, Hist. de Charles VI : Collect. des mém. relat. à l’hist. de France, t. II, p. 2/i<>. - Labarte, Invent, de Charles V ; introduction, vu. — Doüet d’Arcq, Choix de pièces inédites relatives au règne de Charles VI, t. II, Comptes et inventaires, p. 279 et 261. — Lecoy de la Marche, Comptes et mémoriaux du roi René, p. 186. Gobelet à pied avec son couvercle, en argent ciselé et doré. L’ORFEVRERIE AU XIVe ET AU XVe SIÈCLE 247 avait si bien commencé, Charles VI, hâtons-nous de l’ajouter, le continua et, après lui, son frère Louis d’Orléans, ainsi que sa femme Isabeau de Bavière. A peine le jeune Charles VI, proclamé majeur à quatorze ans, fut-il débarrassé de la tutelle de ses oncles, et surtout de la surveillance que le duc de Bourgogne exerçait sur sa maison, qu’il s’empressa, en effet, de se livrer à son goût pour le faste. Une note inscrite à la suite de la table de l’inventaire des joyaux de Charles V indique que, quelques jours avant l’Entrée d’Isabeau à Paris, le roi avait fait prendre différents objets qui reçurent diverses destinations; et l'on en peut conclure que le trésor du feu roi subit à cette occasion une assez forle saignée. Deux ans plus tard, dans V Ordonnance royale du 19 août 1391, qui prescrit la rédaction d’un nouvel inventaire de ses joyaux et de sa vaisselle d’or et d’argent, le jeune prince déclare lui-même qu’une partie importante des argenteries à lui léguées par son père a été aliénée « pour soustenir les grandes affaires, mises et despenses, pour le fait de guerre de Flandre et des Fron- tières 1 ». On devine aisément ce qui se passa quand la folie constatée du roi eut livré l’administration de ses biens au gaspillage d’Isabeau et de Louis. Lorsqu’en 1405 le duc de Bourgogne aura à se défendre de l’assassinat de ce dernier, un des griefs qu’il invoquera comme excuse, c’est la dilapidation de l’argenterie royale. Il dira hautement que l’in- fortuné Charles VI n’avait pas la vaisselle « comme il appartenoit » à sa condition souveraine et que si « aucune en avoit, à peu d’occasion estoit enga- gée- ». L’aveu était d’autant plus douloureux, que nobles, bourgeois et manants, tous les habitants de Paris avaient généreusement fait leur possible pour remédier aux regrettables lacunes qui commencèrent, dès l’avènement du pauvre roi, à se manifester dans le trésor royal. En août 1389, quand eut lieu l’Entrée solennelle de la belle Isabeau, non seulement les Gardes de l’Orfèvrerie, qui cette année-là étaient Mes Robert Duval, Jehan Mouton, Jehan Pijart, Jehan d’Ivry, Estienne Guillemet et Raoul de Béthisy, se rendirent avec les jurés des autres corps marchands Gobelet avec son couvercle, en argent ciselé et doré. \. Bibliothèque nationale, ms. lranç., n» 21445. 2. Monstrelet, Chroniques, liv. I, ch. xxv. 248 1 1 1 S T O I R E DE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE au-devant de la belle épousée, pour porter, comme c’était leur droit, les bâtons du dais; mais ils firent mener devant eux une litière toute dorée, recouverte d'un grand voile de gaze, dans laquelle était enfermé le cadeau de la Ville. Froissart1, témoin de celle solennité fameuse, décrit ce présent dans les termes suivants : « Or vueil-je dire tout ce qui sur la litière éloit, et dont on avoit fait présent au Roy. Premièrement y avoit quatre pots d’or, quatre trempoirs d’or et six plats d’or et pesoient toutes ces vaisselles C L marcs d’or. » Passant ensuite à la reine, il nous apprend que ces mêmes bourgeois lui offrirent, sur une autre litière qui fut apportée en sa chambre, une nef, deux grands flacons, deux dra- geoirs, deux salières, six pots, et six trempoirs en or, avec douze lampes, deux douzaines d’écuelles, six grands plats et deux bassins d’argent; et dans ce deuxième présent « y eut en somme pour 1 1 1 cents marcs que d’or que d'ar- gent ». Enfin l’infatigable générosité des bourgeois de Paris combla la gracieuse Valentine de Milan —qui venait d’épouser le frère du roi Louis de France — d’un assortiment magnifique de vaiselle d’or et d’argent comprenant nef, pot à au- mônes, drageoir, plats, salières, écuelles, tasses, etc. On peut conclure, semble-t-il, de cette prodigalité d’ouvrages précieux, si généreusement offerts à la famille royale, que I orfèvrerie pari- sienne était à la hauteur de sa réputation en Europe. Camée anlicjue avec sa monture exécutée par ordre de Charles V. (Cabinet des Médailles.) Malheureusement, rien de tout cela ne devait subsister, et des pièces merveilleuses comme nombre et comme éclat, qui à l’aurore du xve siècle faisaient l’universelle renommée du trésor du roi de France et de celui de chacun de ses oncles, c’est à peine s’il nous reste une demi-douzaine de joyaux d’une authenticité indiscutée. Quand on a cité le superbe camée que Charles V lit entourer d’une élégante monture et que conserve actuel- lement le Cabinet des Médailles; la délicieuse statuette de la Vierge léguée par Jehanne d’F.vreux, veuve de Charles le Bel, à l’abbaye de Saint-Denis, 1. Froissart, Chroniques, 1. XII, p. 24. L’ORFÈVRERIE AU XIV0 ET AU XVe SIÈCLE 249 — aujourd’hui l’un des ornements de la Galerie d’Apollon — dans cette même galerie, le sceptre de Charles V surmonté d’un Charlemagne en or; un fermait qu’on dit avoir appartenu à ce roi; les reliures en argent et vermeil de quatre manuscrits déposés à la Bibliothèque nationale; un groupe en argent représentant la Vierge, avec son enfant debout sur ses genoux, que possède le musée de Cluny, on a énuméré à peu près tout ce qui a survécu de. cet amas de richesses incomparables, — en France, au moins, car à l’étranger on en connaît encore une autre épave bien curieuse et du plus haut intérêt. Nous voulons parler du Rôssel d’or d’Altœlting. Ce monument si particulier mérite, au surplus, d’ètre décrit. Il ne mesure pas moins de 58 centimètres de haut. Son étage inférieur, fait en argent doré, figure un portique à jour reposant sur quatre colonnes, qui soutiennent une plate-forme à laquelle aboutissent deux escaliers latéraux. Sous le portique, un jeune écuyer tient par la bride un cheval richement harnaché. Sur la plate-forme se dresse l’étage supérieur, tout en or, et qui consiste en une estrade surmontée d’un berceau fajt de feuil- lages et de fleurs. Ce berceau abrite la Vierge, assise entre saint Jean- Baptiste et saint Jean l’Évangéliste, avec le petit Jésus sur les genoux. Le divin Enfant offre un anneau à sainte Catherine; et, au pied de l’estrade, on voit le roi Charles VI à genoux, armé de toutes pièces, et portant par-dessus ses armes un surcot fleurdelisé. En face, de l'autre côté de la Vierge, un écuyer également à genoux tient le heaume du roi. Tous ces personnages sont exécutés en ronde bosse. Lorsqu’iby a quarante ans, le docteur Sighart signala l’existence de ce joyau à l’attention des curieux, bien que le savant allemand n’hésitât pas à en faire honneur à l’art français, nos archéologues étaient encore si peu édifiés sur la perfection atteinte par l’orfèvrerie parisienne à la fin du xive siècle, et leur esprit était si prévenu contre notre art national, qu’il s’en fallut de très peu qu’ils ne déclinassent pour notre pays la paternité de ce monument doublement précieux. M. Édouard Didron, en effet, n’hé- sitait pas à écrire à propos de celle pièce si curieuse : « Nous disons « émail français » sans en avoir d’autres preuves que l’attestation des archéologues bavarois, dont l'opinion repose principalement sur ce fait que le monument vient de France et appartint dans l’origine à Charles \ I. Celte preuve n’est pas suffisante à la rigueur..., Charles VI ayant pu faire exécuter cette pièce hors de France, ou en France, par un émailleur étranger1. » Pour que les scrupules de M. Edouard Didron et des rédacteurs des Annales archéologiques fussent apaisés, il fallut queM. Labarlc reconstituât :î2 1. Édouard Didron, le Rossel d'or; Ami. archéol., I. XXVI, p. 126. 250 HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE l’histoire de ce joyau. Il établit donc d’une façon magistrale et péremp- toire que la description détaillée de ce précieux monument se trouve consignée dans un Inventaire manuscrit des joyaux du roi Charles VI, dressé à la fin de 1405, et conservé actuellement à la Bibliothèque natio- nale b et que la mention finale de cette description ainsi conçue : « et fut donné par la Reine au Roy le premier jour de l’an 1404 », achève de lever tous les doutes sur l’origine du groupe en question1 2. Ce n’est pas tout. M. Labarte démontra encore qu’en 1413 ce joli présent d’Isa- beau à Charles VI avait été enlevé du trésor royal par le propre frère de la reine, Louis de Bavière, et emporté par lui en Allemagne, puis légué à l’église d’Ingolstadt. Ce n’est que plus tard, en 1509, que le délicieux joyau, désigné désor- mais sous le nom quelque peu ridicule de Rossel d’or 3 fut cédé à l’église d’Altœtting. — Ainsi, suivant l’éminent écri- vain, ce serait à un détour- nement, pour ne rien dire de plus, que nous devrions la conservation de ce petit chef-d’œuvre4. Mais que le Rossel d’or ait été dérobé, comme le prétend M. Labarte, ou qu’il ait été donné en nantissement à Louis de Bavière pour le couvrir de certaines avances, comme l’affirme le baron d’Arétin, les susceptibilités de M. Edouard Didron peuvent paraître d’autant moins explicables que ce joyau est loin d’avoir été unique en son genre et qu’on connaît, par leur description ou par la gravure, nombre de groupes datant du même temps, sinon identiques comme composition, du moins analogues comme sujet, et présentant avec le Rossel plus qu’un air de famille. Le Rossel d’or appartenant à l’église d’Altœtting. 1. Biblioth. nationale, ms. fr., n° 21445. 2. Labarte, Hist. des arts industriels, t. II, p. 53, et Ann. archéol., t. XXVI, p. 204. 3. Goldene Rossel, c’est-à-dire petit cheval d’or. 4. Un autre joyau du même genre, également emporté de France par Louis de Bavière et donné par lui à l’église d’Ingolstadt, eut un sort moins favorable. Dans un pressant besoin d’argent, il fut envoyé à la Monnaie de Munich et fondu. Voir à ce sujet l’ouvragedu baron d’Arétin sur les Antiquités et œuvres d’art de la Maison régnante de Bavière. L’ORFÈVRERIE AU XIVe ET AU XV' SIECLE 251 Jal, en effet, signale un joyau de même nature qui — douce récipro- cité — fut envoyé en 1390 par Charles VI à Isabeau de Bavière, voyageant alors en Languedoc1. L'ouvrage consacré par dom Félibien à l'abbaye de Saint-Denis contient la reproduction d'un reliquaire dit de sainte Made- leine, où Charles V, la reine Jeanne de Bourbon et le jeune dauphin Charles VI sont figurés à genoux aux pieds de la sainte, debout sur un piédestal2. Nous reproduisons, d’après une vignette de Millin3 * 5, un autre groupe conservé en l’église collégiale de Vernon, connu autrefois sous le nom de Reliquaire de la reine Blanche, et qu’on disait avoir été donné à l’église par cette princesse, dont le cœur fut apporté à Vernon en 1398. Enfin, le plus précieux et le plus magnifique de ces joyaux fut certainement celui que le duc Jean de Berry avait fait exécuter, et dont nous trouvons la descrip- tion dans un de ses inven- taires, description qui mé- rite d’être transcrite ici. « Item un grant joyau d’or, de trois piez et demi de hault et de pié et demi de large, ou environ, auquel joyau a tout au-dessus un trosne où il a le Père, le Filz et le Saint-Esprit tenant une croix garnie de quatre grosses perles aux quatre bouz; et en la poictrine dudit Père a un fermail garni d’un rubiz et de trois perles; et autour dudit trosne a IX fermailléz, garni chascun fermaillet d’un gros balay et de X grosses perles, qui font IIIPX X perles; et darrière ledit trosne, a un grant bassin garni de XII gros balaiz, V gros saphirs et de LXXII grosses perles; et y a deux angels qui Reliquaire dit de la reine Blanche à l’église collégiale de Vernon. (D’après une gravure des Antiquités nationales de Millin.) 1. A. Jal, Dictionnaire critique de biographie et d’histoire , p. 551, sous Étrennes. 2. Dom Félibien, Hist. de l'abbaye royale de Saint-Denis, pi. Il, p. 53S. — Une inscription relative à l’origine de la relique portait que, donnée au roi le 6 décembre 1368 par la famille de Montmorency, qui la possédait depuis plus de cent ans, elle avait été attribuée ensuite à l’abbaye. — La plupart des familles de la haute noblesse possédaient des reliques rapportées par leurs ancêtres des Croisades. L’authenticité de ces reliques était attestée par des diplômes el des chartes que l’on conservait pieu- sement. On trouvera une de ces attestations dans les Souvenirs de M'"° de Créquy, pièces justificatives. 5. Millin, Antiquités nationales, l. III, ch. xxvi, p. 25. 2.72 HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE tiennent ledit trosne; et au-dessoubz dudit trosne, a un gran cristal roonl où il a de la robe Nostre-Seigneur, garni de II balaiz, II saphirs et XII perles; et dedens ledit Tabernacle qui est faict de maçonnerie, a une Annoncia- lion; et d’un costé un saint Georges; et de l’autre costé un saint Michiel; et issent deux angels dudit tabernacle, qui tiennent chascun un escu en manière de targe; et au bout d’embas dudit joyau a deux ymaiges, l’un fait pour Monsei- gneur le Duc, l’autre pour Madame la Duchesse , esmaillé \ de leurs armes. » On remarquera que cette pièce, unique comme somptuosité — et qui, pesant 89 marcs 7 onces d'or, était enrichie de 2 diamants, de 2 gros rubis, de 47 saphirs, de 64 balais, de 226 perles fines — présentait presque la même disposition que le fameux Rôssel d’or. Comme ce petit monument, le joyau du duc de Berry était disposé par étages, et les scènes sacrées y étaient mêlées aux portraits contemporains. Enfin, particularité curieuse, la Sainte-Trinité avec Dieu le Père y était figurée; et c’est un des très rares exemples qu’on connaisse de la figuration de ce dernier dans une pièce d’orfèvrerie de ce temps. Quant à sa valeur intrinsèque, on en jugera par les chiffres suivants. Le duc de Berry s’était vu contraint, en des jours de gène, de mettre ce groupe en gage chez Bureau de Dammartin, orfèvre et bourgeois de Paris, et celui-ci avait avancé dessus 18,023 livres 19 sols 9 deniers, somme énorme pour le temps L Ce grand prix ne fit que hâter sa destruction. Une note en latin, consignée en marge, de l’ Inventaire nous apprend que, le 26 mai 1416, Robinet d’Étampes, garde des joyaux du duc, avait fait remise à Mathieu Héron, trésorier général, de 82 marcs 3 onces et 1 esterlin 1/2 d’or provenant de ce précieux joyau, et demeurai! responsable des pierres. Une seconde note donne décharge à Robinet I. Voir Jules Güiffuey, Inventaires de Jean duc de Berry (1401-1416), t, I, p. 17. Ce magnifique groupe ne fut pas le seul objet d’orfèvrerie mis en gage par le duc Jean, son inventaire mentionne un chapitre entier de joyaux engagés au moment de sa mort chez des particuliers, et ce chapitre décrit une quarantaine d’articles (voir ibid., p. 279). Statuette de la Vierge offerte par la reine Jehanne d’Évreux à l’abbaye de Saint-Denis. (Galerie d’Apollon.) L’ORFÈVRERIE AU XIVe ET AU XVe SIÈCLE 25:} d’Etampes de ces pierreries qui, restituées par lui aux exécuteurs testa- mentaires, furent employées à de nouveaux ouvrages ou appliquées à des legs institués par le duc. Combien d’autres œuvres, sinon aussi coûteuses, du moins égales en beauté, curieuses, intéressantes, ont été détruites impitoyablement! Et quel regret n’éprouve-t-on pas de leur dis- parition lorsque l’on contemple cette admirable coupe en or émaillé, chef- d’œuvre de décoration fine et cu- rieuse, que le baron Pichon acquit naguère, et qui fut pendant quelque temps l’honneur de sa collection; ou encore — épave presque unique — cette gracieuse statuette de la Vierge au lis, dont nous parlions à l’instant, et qui, léguée par Jehan ne d’Evreux à l’abbaye de Saint-Denis, constitue aujourd’hui une des curiosités du Louvre ! Avec la figure de Charle- magne, qui surmonte le sceptre de Charles V, elle montre, en effet, à quelle perfection la statuaire d’or et d’argent était parvenue sous les pre- miers Valois. Car cette exquise figure, d’une attitude si juste, d’un modelé si souple, si gracieusement drapée, est d’un art si parfait, qu’au xvne siècle les orfèvres chargés de dresser l’in- ventaire du trésor de Saint-Denis, tourmentés par leurs préjugés contre le Moyen Age, se demandaient avec inquiétude si, en dépit de l’inscription qui ne laisse aucun doute sur l’ori- gine de cette œuvre charmante, elle avait bien pu voir le jour à cette époque gothique qu’on regardait alors comme un temps de véritable barbarie*. La vue de ces délicieux morceaux nous fait regretter encore davantage la perte des autres, aussi bien de ceux que Charles VI avait reçus de son père et dont, médiocre gardien, il ne suL pas assurer la conservation, que de ceux exécutés par son ordre. Car l’infortuné roi fit, lui aussi, largc- 1. Invent, du trésor de l'abbay'e de Saint-Denis. — Cité par Labartu Itist. des arts industriels, t. II, p. 28. Coupe en or couverte d'émaux translucides (xive siècle). HISTOIRE DE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE ment travailler les orfèvres. Les Comptes de Guillaume Brunei, les quit- tances de Guillaume Arrode et celles de Jehan du Vivier, qu’il éleva à la dignité de valet de chambre, l’attestent assez1. Que sont devenus ces belles vaisselles, ces fontaines, ces surtouts, ces ceintures, ces couronnes, ces reliquaires exécutés à grands frais pour la reine; ces petits « mouli- nets d’or pour l’esbatement de Ma Dame Ysabel de France », ces mille et un bijoux ciselés de genêts ou de plumes, emblèmes choisis par le malheureux prince, émaillés aux initiales royales, marqués d’un K (Karolus) ou d’un Y (Ysabeau); et, dérision du sort, ces lettres ajourées « qui dient Esperange »? Le pauvre roi avait à peine rendu le dernier soupir, que les Anglais mirent au pillage ce qui restait de ces merveilles En quelques mois tous les joyaux accumulés dans le trésor royal, tout ce qu’avaient produit d’exquis et de charmant les orfèvres de ce siècle qui, dans cet art, méritait de rester fameux; les chefs-d’œuvre de Jehan et de Simon de Lille, de Jehan Le Braillier, de Claux de Fribourg, d’Hennequin et de Jehan du Vivier, de Jehan de Picquigny, de Jehan et Guillaume Arrode et de vingt autres non moins méritants, allaient être dispersés d’abord, et ensuite follement détruits par des étrangers qui, dans ces délicats ouvrages, ne considéraient guère que la valeur intrinsèque du métal. I. Douet d’Arcq, Nouveau recueil des comptes de l’argenterie. — Victor Advielle, Notice sur Jehan du Vivier, dans les réunions des Sociétés de beaux-arts des départements, 1. XIII, p. 278. Petite Vierge dans une niche à tourelles, en argent repoussé. CHAPITRE DOUZIÈME Olopen Jlge — XIVe eï XVe ^iècïef (suifc) L’orfèvrerie religieuse. Luxe des chapelles royales et princières. — Dons aux églises et monastères. Paris, Bourges, Vincennes, Chartres, Saint-Denis. Louis XI et la grille de Saint- Martin de Tours. L’orfèvrerie dans le costume. — Le roi René et la cour de Bourgogne. Caractère de l’orfèvrerie au xve siècle. — Naturalisme et manière. l’influence flamande et de l’influence italienne. e ce que, clans notre précédent chapitre, il a été presque uniquement question de l’orfèvrerie civile , il n’en faudrait pas conclure qu’au xive siècle l’orfèvrerie religieuse, n’ait pas, elle aussi, joué un rôle magnifique, ou que ses pro- ductions aient été dénuées d’intérêt. Nous avons pu voir, du reste, quelle place importante cette dernière occupait dans les trésors des princes et des rois. Aussi bien que ses frères, les ducs de Berry, de Bourgogne et d’Anjou, Charles V avait été élevé dans de grands sentiments de religiosité; et, à une époque où la piété se manifestait surtout par la générosité des fidèles, il était naturel que ce « sage roi » s’efforçât de grouper dans les chapelles de ses résidences des instru- ments du culte, des vases sacrés, des ornements d’une rare beauté et d’un prix inestimable. Son inventaire ne décrit pas moins de 135 « joyaux d’or d’église garnis de pierreries » — croix, images, reliquaires, calices, burettes, porte-paix, encensoirs, navettes, clochettes, pyxides, bénitiers, goupillons, etc., — auxquels il faut ajouter 411 « joyaux d’argent pour église» — reliquaires, mors de chape, « autels benoists », livres enrichis de pesantes et splendides reliures, anneaux pontificaux, colliers et gants HISTOIRE DE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE 256 brodés de pierreries, parements d’autel1, etc., etc. — On voit que lorsqu’un prélat renommé, évêque ou cardinal, venait célébrer le saint office dans une des chapelles royales, la splendeur du service répondait hardiment à la grandeur de l’officiant. Les contemporains, du reste, s’empressent de constater que le luxe de ces sanctuaires royaux ne laissait rien à désirer. « Si ala le Roy oyr vespres en la Saincte-Chapelle, écrit Christine de Risan2... Les nobles reliques, joyaulx, aornements d’autelz, lumières et toutes richesses qui la estoyent, estoit merveilles à veoir. » Mais Charles V et ses frères ne se bornèrent pas à enrichir leurs chapelles particulières. Chacun d’eux tint à témoigner de son zèle pieux, par les superbes présents dont il gratifia celles des églises du royaume pour lesquelles ii éprouvait une dévotion particulière. Les inventaires de la Sainte-Chapelle du Palais et de Notre-Dame de Paris, dont les premiers remontent à 1340 et 1343; ceux du trésor de Saint-Denis, que complètent, si heureusement pour nous, les gravures de Phil. Simonneau et de N. Guérard, dont Félibien a illustré son histoire de cette célèbre abbaye; l'inventaire de la Sainte-Chapelle de Bourges, à laquelle le duc Jean de Berry légua presque tous les joyaux d’or qu’il avait réunis à si grands frais, attestent ces sentiments de piété généreuse. Il n’était pas jusqu’au frère de Charles VI, au joyeux et débauché Louis d’Orléans, qui, au milieu d'une vie de dissipation et de plaisir, n’ait songé à transmettre à l’église des Célestins de Paris sa grande croix d’or d’une richesse merveilleuse, et à chaque couvent ou égiise de la ville où il devait mourir, un calice d’or portant une inscription commémorative3. Nombre d’autres documents du même genre — qu’il serait trop long de citer — pourraient nous édifier, au besoin, sur les libéralités de ces princes, en même temps que sur la richesse et la beauté de l’orfèvrerie religieuse au xive et au xve siècle4. Indépendamment de l’ensemble infiniment remarquable de croix, de calices, de reliquaires, de porte-paix, de tableaux d’autel, de pieuses 1. Invent, de Charles V, art. 124 à 255 et 830 à 1241. 2. La Vie et les fais du sage roi Charles, R Ie partie, ch. xxxix. 3. Millin, Antiquités nationales, t. I, ch. ni, p. 86. 4. La plupart des riches seigneurs et des magistrats enrichis suivaient cet exemple et, fait à noter, beaucoup des beaux objets d’orlèvrerie légués par eux étaient « rentés ». A ce propos on nous permettra de citer une curieuse anecdote. « Je me souviens, — écrit la marquise de Créquy en parlant de l’ab- baye de Montivilliers où elle fut élevée — je me souviens qu’il y avoit dans la chapelle où les abbesses étoient inhumées deux superbes lampes, dont l’une étoit d’un beau travail gothique, enrichi de pier- reries sur fond d’or; celle-ci brùloit continuellement, tandis que l’autre, qui étoit en argent ciselé, n’ètoit allumée presque jamais. Comme je voulois toujours me rendre compte de toute chose, et que j’allois toujours questionnant chacun, j’appris que la lampe gothique avoit été fondée vers l’an 1200 et qu’elle avoit été dotée en bled, ce qui pouvoit fournir à son entretien toute l’année; tandis que l’autre, qui n’avoit été fondée qu’en 1550, ne pouvoit plus être allumée que quatre mois sur douze, attendu qu’elle avoit été dotée en numéraire. Voilà de quoi faire un beau chapitre d’économie politique, j’ai toujours oublié d’en parler à M. Turgot. » ( Souvenirs de la marquise de Créquy , t. I, p. 34.) Pl. XV. HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE. RELIQUAIRE DU VOILE DE SAINTE ALDEGONDE ■ /fym/'fc/ui/i/ aux ^Danu\i / ZrJu/i/if.l t/c ^}fau/n’uyc\ L’ORFÈVRERIE AU XIVe ET AU XVe SIÈCLE 257 images qu'il légua à sa chapelle de Bourges et dont nous trouvons l’éblouissant détail dans ses inventaires de 1404 et de 1413 S le duc Jean de Berry se montra également d’une rare magnificence envers d’autres sanctuaires. Il offrit notamment à l’église Notre-Dame de Paris un reli- quaire d’or, renfermant une dent de lait de la Vierge; un autre grand reliquaire d'or, désigné dans les inventaires sous le nom de Tableau de saint Sébastien, où se trouvaient groupés un nombre considérable d’ossements sacrés, et enfin — ou- vrage plus considérable encore et plus précieux — le chef de saint Philippe, superbement enrichi de perles et de pierreries. Nous don- nerons la description de ce dernier joyau, d’après un inventaire daté de 1416, parce qu’elle permet de juger de la complication de ces beaux ouvrages. « Le pié, qui est d’argent, dit ce document, est sou- tenu de v ours et v enfans dessus, tenant chainètes dont les ours sont liéz. El autour ledit pié, à trois vinages, est assise Nostre-Daine tenant son enfant à sénestre, et l’enfant tient un moulinet à j petite perle dessus, et Notre-Dame tient ù dextre un fruitelet d’une grossèle Croix processionnelle en argent repoussé, ciselé et doré. (Musée de Cluny.) perle; et dessus ledit pié a ij an- gelos qui sousliennent ledit chef, et dessoubz leurs mains a ij piliers qui descendent jusques au pié. et tout autour dudit pié sont les armes dudit Seigneur2, etc. » La cathédrale de Chartres ne fut pas moins favorisée que Notre-Dame de Paris. En retour d’un fragment de la mâchoire de saint Denis, reconnu plus tard apocryphe, le duc Jean avait fait présent à cette dernière église d’un buste superbe de saint Philippe3. En échange d’une autre L J. Guiffrey, Inventaires de Jean, duc de Berry (1401-1410). 2. Invent, des reliques, joyaux, etc., estans en l’église de Paris, Arcli. nat. LL 19(3, port. 1, 509'. Charles IX fit fondre ce magnifique joyau pendant les guerres religieuses. Il fut remplacé en 1580 par un nouveau chef en métal précieux. (C.-P. Guelïier, Description des curiosités de l’église de Paris, 1 703, p. 207.) 5. Cette curieuse aventure a été racontée récemment par M. François Delaborde. — Voir le Procès du chef de Saint-Denis. — Mcm. de la Société de l’hist. de Paris, t. XI, p. 297 cl suiv. 33 HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE 258 relique moins contestée, — un débris de la vraie croix, — le généreux donateur offrit à Chartres, en 1406, un splendide tableau d’or porté par huit ours. Le chapitre, touché de cette libéralité, adressa au prince ses remerciements, qui lui valurent sans doute de nouvelles largesses ; car M. Mély, dans Y Inventaire du trésor de Chartres, signale, comme cadeaux du duc Jean, une vierge d’ambre gris, une statue d’or, connue sous le nom de Vierge bleue, à cause de la couleur de son manteau émaillé, et un reliquaire contenant des cheveux de la Vierge, que le prince avait reçus du pape Clément VII, lors de son voyage à Avignon1. Enfin, bien que l’abbaye de Saint-Denis eût impitoyablement refusé de lui céder le moindre débris du patriarche des Gaules, le « bon duc » lui avait fait hommage, en 1401, d’une demi-figure de grandeur naturelle, représentant saint Benoît, le front coiffé d’une mitre étincelante de pierreries, et le corps vêtu d’une chape couverte de camées, de saphirs et de perles. Charles V ne pouvait se montrer moins généreux que son frère. Par son ordre, le célèbre orfèvre Claux de Fribourg exécuta une magnifique croix d’or, enrichie de 382 saphirs et destinée à la Sainte-Chapelle de Vincennes. Plusieurs des grandes statues d’or qui ornaient la Sainte- Chapelle de Paris, et notamment les cinq statues de la Vierge que décrit l’inventaire de 1379 furent également données par lui, ainsi qu’une « Ymage d’or de sainct Denis qui tient son chief entre ses mains », et dont « la mithre, le colier et le palion (pallium) » étaient garnis de gemmes. Le « sage roi », du reste, entoura toujours l’apôtre des Gaules d’une véné- ration particulière, et l’abbaye qui lui était consacrée profita de cette dévo- tion spéciale. « L’église de Saint-Denis en France visitoit souvent, écrit son biographe; grans dons et beaulx y offroit. Un moult riche reliquaire d’or à pierres précieuses, entre autres dons, y donna2. » De tels exemples partis de si haut ne pouvaient manquer d’être suivis. Jamais les églises ne furent plus luxueusement parées, et aux premières années du règne de Charles VI, Philippe de Maizières ne se faisait pas faute, critiquant l’abondance de l’orfèvrerie religieuse, de signaler l’excès de magnificence des vases sacrés que l’on exposait en quantité exagérée sur les autels. A la même époque, Guillebert de Metz constatait que l’on « estimoit l’or, l’argent et pierreries estans aux 1. Invent, de Jean, duc de Berry, introduction, xcix. 2. Christine de Pisan, loc. cit., Ire partie, ch. xxxm. — Charles V n’enrichissait pas seulement de ses dons personnels ses sanctuaires préférés, il les comblait aussi de présents « empruntés à d’autres églises ». En 1367, passant à Troyes, il fut frappé de la beauté d’une grande croix d’or, toute chargée de pierreries, qui ornait la collégiale de Saint-Étienne. Il témoigna le désir de la posséder, dans des termes tels, que le chapitre la lui fit offrir. Cette croix, depuis lors, figura dans le trésor de la Sainte-Chapelle de Paris. (L’abbé Coffinet, le Trésor de la collégiale de Saint-Étienne, à Troyes.— Ann. archéol., t. XX, p. 7.) L’ORFEVRERIE AU XIVe ET AU XVe SIÈCLE 259 reliques et vaissellement des églises de Paris, valoir un grant royaume1 ». Cette prospérité, toutefois, ne fut pas de très longue durée. Eglises, abbayes, chapelles et monastères, en effet, eurent infiniment à souffrir des troubles qui marquèrent les règnes de Charles VI et de Charles VII. Amis et ennemis ne les épargnèrent qu’à demi. « Les églises sont pillées, écrit en 1430 l’auteur du Journal de Paris2. II n’y demoure ni livres, ni bouettes ou coupes où le corps de Notre-Seigneur repose, ne relicques, pour tant qu’il y ait or ou argent ou aucun métal. » Et même les sanctuaires, assez bien défendus pour être à l’abri du pillage ennemi, ne furent pas toujours épargnés par leurs légitimes souverains et sei- gneurs. Une fois leur trésor à sec, ceux-ci n’hésitaient guère à mettre à forte contribution les richesses des monastères et des églises. Le moine de Saint-Denis raconte qu’en 1346 Philippe de Valois, après avoir « em- prunté » de la sorte à la célèbre abbaye un cerlain nombre de ses vases sacrés, demanda qu’on lui remît la grande croix d’or de Suger. L’abbé refusa3. Sous le règne de Charles VII, même demande fut renouvelée. On parvint encore à sauver ce magnifique joyau, en opposant la « sentence d’escommeniement » lancée par le pape Eugène contre quiconque oserait porter la main sur ce précieux objet; et Dunois dut se contenter des écueiles d’argent dont les moines se servaient au réfectoire, et dont il tira 40 marcs d’argent qui, convertis en espèces, lui permirent de payer un acompte à ses troupes mutinées. Moins heureuse, la collégiale de Saint- Étienne, à Troyes, s’était vue dépouiller par le connétable de Piennes d’une grande table d’or, chargée de bas-reliefs et enrichie de diamants, qui servait de parement au maître-autel dans les grandes solennités et qui contribua à solder la rançon du roi Jean4. Les donateurs eux-mêmes ne respectaient pas leurs pieuses donations. « La Sainte- Chapelle de Bourges, écrit M. Guiffrey, ne garda pas longtemps les présents offerts par son fondateur. Lors du siège de sa capitale, le duc de Berry ne se fit aucun scrupule de reprendre les matières précieuses données par lui au sanc- tuaire, sauf à le dédommager plus tard si les circonstances le permet- taient 5. » 11 faut attendre le règne de Louis XI, de superstitieuse mémoire, pour que les grands travaux d’orfèvrerie religieuse puissent reprendre leur 1. Pu. de Maizières, le Songe du viel pèlerin, liv. III, ch. lu. — Guillebert de Metz, Description de Paris au xve siècle, p. 81. 2. Journal d'un bourgeois de Paris sous Charles VI et Charles VII, p. 133; Paris, 1729. 3. Grandes chroniques de France, t. V, p. /i65. 4. Legrand d’Aussy, la Vie privée des François, l. III, p. 202. — Coffinet, Annales archcol. , t. XX, p. 7. 5. J. Guiffrey, Invent, de Jean, duc de Berry; introduction, p. xxxv. HISTOIRE DE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE •2G0 cours. 11 est peu de sanctuaires célèbres que ce prince n’ait gratifiés de belles et pesantes argenteries. Jean de Troye parle avec admiration des lampes d'argent dont il orna l’autel de la « benoiste vierge Marie-cle-la- \ ictoire, près Senlis », ainsi que de la châsse « de Monseigneur saint Fiacre » à laquelle, par son ordre, « il fut employé de sept à huict vingts (140 à 1(30) marcs d’argent1 ». Mais parmi ces coûteux ouvrages, il en est deux surtout qui méritent une mention spéciale. Nous voulons parler de Y ex-voto d’argent de grande taille, exé- cuté « à sa ressemblance », que Louis XI offrit en 1466 à Notre-Dame de Cléry, et de la grille d’argent massif dont il entoura la châsse de saint Martin de Tours — travail énorme, l’un des plus considérables qu’on ait réalisés durant le Moyen Age, et qui était la consé- quence d’un vœu fait par le roi dans des circonstances bien extraordinaires. Louis XI étant venu du Plessis, où il résidait, entendre la messe dans l’église Saint-Martin de Tours, le jour même où eut lieu la fameuse bataille de Nancy, l’archevêque de Vienne, Angelo Cattho, qui officiait, lui dit en lui présentant la paix â baiser : « Sire, Dieu vous donne la paix et le repos. Vous les avés si vous voulés, quia con- summatum est. Vostre ennemy le duc de Bourgogne est mort et vient d’estre tué, et son armée desconfite. » A cetle époque, Tours était « distant dudit lieu de Nancy de dix grandes journées pour le moins. » Aussi le roi, très ému par cette révélation inattendue, jura-t-il que si cette prédiction se réalisait, pour marquer éternellement sa recon- naissance, «. il feroit faire le treillis de la châsse de M. Saint-Martin (qui estoit de fer) tout d’argent2. » 1. Jean de Troye, Mém., autrement dit Chronique scandaleuse. — Além. relat. à l’hist. de France, t. XIII, p. 389 à 444. 2. Sommaire de la vie d’ Angelo Cattho, p. 5 el 6. — Bayle, Dictionnaire , t. IV, p. 589. En se pro- posant d’élever, en métal précieux, un monument qu’il croyait devoir éternellement durer, Louis XI témoignait d’une mince connaissance des destinées de l’orlèvrerie. Un demi-siècle s’était à peine écoulé Vierge avec son enfant en argent repoussé, ciselé et doré. L’ORFÈVRERIE AU XIVe ET AU XVe SIÈCLE 261 Ajoutons que, toujours homme d’expédients, Louis XI trouva un ingénieux moyen de remplir son vœu solennel, sans épuiser sa cassette particulière. « Par sa grande et singulière confidence, que le roi, de tout temps, a eu à Mgr Sainct Martin, écrit un contemporain, il voulust et ordonna estre fait un grand treillis d’argent tout autour de la châsse dudict sainct Martin, lequel y fut fait et pesoit de seize à dix-sept mille marcs d’argent, cousta, avant que estre prest et tout assis, bien deux cens mille francs1, et c’est à savoir que pour finer de ladite grande quantité d’argent à faire l’ouvrage dessus dit, furent ordonnés commissaires pour prendre et saisir toute la vaisselle qu’on pouvoit trouver à Paris et autres villes; laquelle vaisselle fut payée raisonnablement, mais nonobstant ce en fut grand quantité mucée, et ne fut plus veuë ès lieux où elle avoit accous- tumé de courir. Et à ceste cause delà en avant, quand on alloit aux nopces franches et autres, où on avoit accoustumé d’y en veoir largement, n’y estoient trouvéz que beaux verres et esguières de feugiére2. » Pour qu’on ramassât ainsi, en un tour de main, près de 20,000 marcs d’argent, il fallait que l’argenterie des bourgeois et des manants fût singu- lièrement nombreuse. Jean de Troye n’est pas, au demeurant, le seul écrivain de son siècle qui constate cette surprenante abondance. Dans un discours qu’il prononça, en 1408, contre « les différents abus du royaume », Juvénal des Ursins, archevêque de Reims, se plaint qu’il n’y ait presque personne en France qui ne prétende manger en vaisselle d’argent3. — Et pourtant, après cette interminable guerre de Cent ans, si féconde en désastres, qui ne se serait attendu à trouver notre malheureux pays irrémédiablement ruiné ! Et qui pourrait douter de l’étrange vitalité de notre race, en remarquant avec quelle rapidité, cette fois encore, la France se releva de malheurs inouïs, sans paraître autrement affectée par cette incroyable succession de catastrophes? Le roi, qui n’avait point été des derniers à s’apercevoir de ce prodi- gieux relèvement de la fortune privée, s’efforça d’en tirer parti. Prince cau- teleux, ami des petites gens, s’en tenant aux choses solides, simple en ses vêtements — au point de scandaliser les ambassadeurs étrangers et de s’attirer le mépris des princes de sa famille — affectant de ne porter en fait de joyaux que son collier de Saint-Michel et des « enseignes » d’étain à son chapeau, Louis XI ne comprenait guère que ses sujets eussent vraiment besoin de posséder chez eux de belles orfèvreries. Aussi remit-il que, sur le conseil du surintendant Samblançay, François 1er enlevait celte grille, la faisait fondre et convertir en une monnaie, sur laquelle fut figuré un treillis destiné à rappeler son origine. — Legrand u’Aussy, loc. cit., t. III, p. 203. 1. Près d’un million de notre monnaie. 2. Chronique scandaleuse, loc. cit., p. 389. 3. Legrand d’Aussy, loc. cit., t. III, p. 202. HISTOIRE DE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE 202 en vigueur les vieilles lois somptuaires, demeurées jadis sans effet. Il essaya de faire revivre les mesures restrictives, précédemment édictées par Philippe le Bel, Charles IV, Philippe de Valois et Jean II. De nouveau il fut défendu « d'ouvrer vaisselle, vaisseaux et joyaux de plus d’un marc d’or ou d’argent » si ce n’est pour le roi et pour les églises. Les bijoux de prix et argenteries de poids furent frappés d’interdiction, et l’on cite comme une marque de haute faveur, le privilège tout exceptionnel que ce prince accorda, en 1473, aux femmes et aux filles de Beauvais, «qu’elles pourroient se parer, quand bon leur sembleroit, de tels atours, paremens et joyaux qu’il leur plairoit, en considération du couraige qu’elles témoignèrent en la garde de leur ville, contre le duc de Bourgoigne1 ». Hâtons-nous de constater que ces mesures restrictives avaient un but très positif, beaucoup plus fiscal que vexatoire. C’était un moyen de drainer plus aisément les métaux précieux, dont, plus qu’aucun roi, Louis XI eut besoin pour payer les premières armées permanentes qu’ait entretenues la royauté, et surtout pour corrompre les serviteurs de ses adversaires. Aucun prince, en effet, plus que ce roi si parcimonieux pour son auguste personne, ne se montra prodigue en présents et en cadeaux de prix. Certes bien avant lui, c’était, chez les princes français, un usage — obligation imposée par des traditions à la fois anciennes et respectables — d’offrir périodiquement de somptueuses orfèvreries aux officiers de leur Maison et aux principaux personnages de leur entourage direct. Tous les Comptes royaux parvenus jusqu’à nous comportent, sous des rubriques spéciales, la liste de ces dons qui avaient lieu généralement aux étrennes et aux grandes fêtes de l’année, ou encore à propos de baptêmes et de mariages. Nous avons vu, en outre, que, par une touchante réciprocité, quantité de seigneurs se croyaient tenus d’offrir à leurs princes, comme marque de leur attachement, de coûteux souvenirs. Les annotations qui accompagnent un certain nombre de joyaux, dans Y Inventaire de Charles Vx dénoncent cette courtoise origine. « Sur 350 objets de nature diverse, offerts au duc de Berry par des personnages de toutes conditions, écrit M. J. Guiffrey 2, 177 joyaux et 24 manuscrits entrèrent dans le trésor de Bourges à l’occasion des étrennes, dans l’espace d’une quinzaine d’années. On connaissait le goût du prince pour les objets d’art et les curiosités de toute nature, et chacun s’empressait de gagner ses bonnes grâces en flattant sa passion. La politique ou les simples convenances imposaient au duc de Berry le devoir de ne pas se montrer moins généreux. » Ce qui distingue la libéralité de Louis XI de celle de ses prédéces- 1. Joly, Avis chrétiens et moraux pour l’institution des enfans, liv. I, ch. iv, p. 260. 2. Inventaires de Jean duc de Berry (1401-1416), introduction, îx. L’ORFEVRERIE AU XIVe ET AU XV SIÈCLE seurs, c’est qu’il transforma ces habitudes de courtoisie en manœuvres cor- ruptrices. Aucun homme, en effet, ne pouvait l’approcher sans que le roi n’éprouvât le besoin — si cet homme devait lui être utile — de le gagner par quelque présent de valeur. Il est peu d’ambassadeurs, d’envoyés de princes amis ou ennemis, dont il ne se soit efforcé d’acheter à l’aide de quelque beau service d’argenterie, de quelque orfèvrerie pesante, les profitables sympathies. Les envoyés du roi d’Angleterre, des ducs de Bretagne, de Bavière, de Bourgogne, furent ainsi comblés par lui de pré- sents de toutes sortes. En 1467, il reçoit à Rouen le comte de Warwick escorté d’une suite nombreuse, et les fournitures de Guillaume Tavernier et de Guillaume Restout, tous deux orfèvres de la ville, qui lui livrent le premier, 77 marcs 5 onces, le second, 135 marcs 3 onces 15 estellins « d’argent ouvré en plusieurs sortes et espèces de vaisselles tant dorées que blanches, pour la donner à aucuns chevaliers et autres du royaume d’Angleterre, qui estoient venuz devers luy en ladicte ville de Rouen, en la compaignie dudit comte de Warwyck1 », ne laissent aucun doute sur ses façons d’agir. Trois ans plus tard, il fait payer à un orfèvre d’Angers, Pierre Boulon, 338 livres 1 sol pour dix-huit tasses, un pot, quinze cuillers et deux salières qu’il ordonne « estre portés et baillés au président de Bretaigne et à André de Lespine », sous prétexte « que naguères ilz estoient venuz au Pont de Sée, en ambassade devers luy, de par le duc de Bre- taigne ». En 1473, ayant reçu les envoyés du roi d’Aragon, il « donna aux deux seigneurs, chefs de ladite ambassade, deux hanaps couvers à personnages, tout de fin or, qui pesoient quarante marcs d’or fin et cous- tèrent trois mille deux cens escus d’or2 ». Les aveux de Philippe de Comines viennent, du reste, confirmer ceux de Jean de Troye. Ils nous montrent tous les grands seigneurs d’Angleterre comblés de riches cadeaux, dont les reçus existaient, paraît-il, à la Chambre des comptes3. A côté de ces coûteux présents sans cesse renouvelés, les dons faits aux églises, qui, eux aussi, étaient considérables, achevaient d’épuiser les ressources des contribuables déjà trop éprouvés. Un historien constate qu’à la mort de ce prince la population des villes avait été 1. De Beaurepaire, Notes sur six voyages de Louis XI à Rouen ; pièces justif., p. 45 et suiv. Tous les historiens parlent de ces cadeaux. « Et est assavoir que durant le temps que ledit VVarwich et ceux de sadicle compaignie lurent et séjournèrent à Rouen, que le roi leur list de moult grans dons, comme de belles pièces d’or, une coupe toute garnie de pierreries, et Mr de Bourbon aussi luy donna ung moult beau riche diamant. » (Chronique du roy Louis XI, p. 92.) 2. Jean de Troye, Chronique scandaleuse, p. 271, 389, 444. 3. « A tous ceux cv avoit fait des dons, outre leurs pensions : et suis seur qu’à ce monseigneur de Mavart, outre sa pension, luy donna en moins de deux ans en argent et vaisselle vingt-quatre mille escus : et au chambelan Seigneur de Hastings, donna pour un coup mille marcs d’argent en vaisselle, et de tous ces personnages icy se trouvent les quitances en la Chambre des comptes à Paris. » (Co- minus, Mémoires, liv. vi, t. I, p. 373.) •il',', HISTOIRE DE L'ORFÈVRERIE FRANÇAISE mise « si au bas » qu’elle « estoit » presque au désespoir, car « les biens qu’il prenoit sur sondit peuple, il les donnoit et distribuoit aux églises, en grans pensions, en ambassades el gens de bas estât et condition 1 ». Sa tenue plus que modeste, son peu de recherche du faste et de la parure sont d’autant plus remarquables chez Louis XI, que sous le règne de son père les seigneurs, les capitaines el même les simples gens d’armes, condamnés à une vie presque nomade par les continuelles expéditions — auxquelles les obligeait la conquête du royaume de France sur les Anglais — avaient pris l’habitude de porter sur eux-mêmes la plus grosse partie du métal précieux qui tombait entre leurs mains. Ils étaient peu jaloux, en effet, d’enfermer en leurs châteaux, hôtels ou manoirs, des collections d’orfèvrerie qui, par quelque retour offensif, pouvaient se trouver à la merci d’un ennemi souvent vaincu, mais toujours menaçant. Au cours de cette longue campagne, qui dura près de quarante ans (1422-1461), on assista donc, dans le costume, au plus extraordinaire étalage cl’or et d’argent qu’on ait jamais vu. Suivant une expression du temps, seigneurs et hommes d’armes « semblaient parés comme des châsses». Ce fut à l’Entrée solennelle de Charles VII â Paris que ce luxe singulier s’af- firma pour la première fois. Derrière le Dauphin on voyait s’avancer fière- ment « Mgr le Bastard d’Orléans, armé de toutes pièces, luy et son cheval couverts d’orfèvrerie et d’une chaisne d’or (traisnanle derrière le dos du cheval), faite â grandes feuilles de chesne, pesant cinquante marcs 2 ».A l’En- trée de Rouen, effectuée sept ans plus lard, ce n’étaient plus seulement les gentilshommes qui apparaissaient aussi richement ornés. Les pages avaient leurs manches eL les hommes d’armes leurs salades, couvertes d’ornements en métal précieux. Quant aux grands seigneurs, écoutons ce qu’en dit la Chronique de Tournai : « Auprès du Roy — y lit-on — estoit le comte de Saint- Pol armé au blancq, dessupz un cheval enharnesquié de noir satin, sepmé 1. Chronique scandaleuse, p. 389 et 444. 2. Jean Chenu, Entrée du roy Charles VII en la ville de Paris, 1437 — dans le Recueil des offices de France. Reliquaire en argent repoussé, ciselé et doré. L’ORFÈVRERIE AU XIV° ET AU XV0 SIECLE 265 d’orfavrerie, et ses pages le suivant en paraulx habillemens, vestus de ver- meil satin, leurs manches couvertes de blance orfavrerie, iceulx portans ses harnois et habillemens de cief (tète) couvers de fin or. » Plus loin, à propos de l’Entrée du roi à Caen, notre chroniqueur ajoute : « En ceste entrée, furent et estoient tous les dessudits seigneurs ricement et seignereusement habilliés, tant eulx, comme leurs chevaulx, tant de soie comme de orfavrerie, pièces précieuses et aultres ricesses, dont ci n’est faite mention pour cause de briefté. » L’auteur anonyme de ce curieux récit est loin d’exagérer du reste. Parlant du sire Sallezai t, capitaine, et des vingt hommes d’armes qui formaient sa compagnie, Jean de Troye nous les montre richement parés « de belles chesnes d’or autour du col », leurs chevaux couverts « de campanes d’argent » et « au regard dudit Sallezart, pour différence de ses gens, estoit monté dessus ung beau cour- sier à une belle houssure, toute couverte de tranchouers d’argent, dessus chascun des- quels y avoit une grosse campane d’argent doré ». Enfin Jean Chartier nous apprend que le comte de Saint-Pol, dont il vient d’être question , « avoit ung chanfrain à son cheval d'armes, prisé trente mille escuz 1 ». Il n’était pas, dans cette glorieuse Cour de Charles VII , jusqu’aux dames qui, tenant à n’ètre pas, « en matière de parure et de gor- giaserie », inférieures à leurs maris, n’aient adopté cette mode un peu voyante et mascu- line. Aussi notre Jean Chartier complétera- t-il son tableau, en nous montrant, à la date du 25 juin 1436, la reine de France « au matin vestue d’une robbe de velloux pers, toute cou- verte d’orfavreries à grans feuillages qui estoient moult belles et moult riches ». De la Cour de France, ces pompeux ajus- tements avaient passé à la Cour de Bour- gogne, magnifique et noblement éprise du luxe brillant et dispendieux. Olivier de la Marche, le fidèle historien de cette Maison, nous pré- sente son jeune maître, le comte de Charolais, faisant ses premières armes « couvert et paré d’orfavrerie ». 11 nous signale ensuite « Jehan L Godefroy, Cérémonial français, t. I, p. 667. — Recueil des chroniques de Flandre, t. III, p. 443 et 457. — Jean Chartier, Chronique de Charles Vif, t. II, p. 176. — Chronique du roi Louis XI, p. 69. 34 HISTOIRE DE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE 266 Monsieur de Clèves et son mignon Jacques de Lalain » l’un et l’autre cc fort en point d’orfavreries et de campanes ». Lorsque le Bâtard de Bour- gogne alla faire, en 1453, « des armes » en Angleterre, il emmena avec lui douze chevaux « couverts les uns de drap d’or, les autres d’orfavrerie ». Enfin, nous l’avons dit, il n’était pas jusqu’aux simples hommes d’armes et aux archers enrichis par le pillage de l’ennemi, qui ne se distinguassent par un déploiement inconnu jusque-là d’affiquets, d’enseignes et de plaques ciselées. On créa même alors, à leur intention, un amusant néologisme. <( Les archers d’ordonnance » que conduisait Poucet de Rivière, écrit Comines, « estoient tous orfaverisé \ et bien en point1 ». On voit que l’auteur du Roman de Jehan de Paris reste dans les bornes de l’exacte réalité, quand, dépeignant le cortège de son héros, il écrit : c< Tantost arrivèrent six clérons moult bien empoint, qui sonnoient si mélodieusement que c’estoit une belle chose à ouyr; puis venoit un homme d’armes sur un grand coursier bardé saillant, qui portoit l’enseigne, et après iuy, venoient deux mille archiers bien empoint, et avoient tous des hocquetons d’orfaverie qui reluisoient contre le soleil, ce qui fort beau estoit. » Il faut avouer que Louis XI, tel que nous nous le représentons et tel que ses fidèles historiens nous le font connaître, devait détonner quelque peu dans cet éclatant milieu, et que son humble mine, son modeste accou- trement faisaient tache sur ces luxueuses et brillantes parures. C’est bien ce qu’OIivier de la Marche donne à entendre, quand il raconte que Phi- lippe le Bon, pour accompagner notre prince à Reims — où il allait être sacré — convoqua une noblesse « si bien accoustrée de pompes et d’habil- lemens que c’estoit belle chose à veoir; et estoit le duc de Bourgogne richement paré d’or et de pierreries, et son fils le comte de Charolois pareillement » — sans rien ajouter à l’honneur du héros de la fête2 * * *. 1. Jean Chartier, loc. cit., t. I, p. 231. — - Olivier de la Marche, Mémoires dans Mém. relat. à l’hist. de France, t. VIII, p. 93 et 277, et t. IX, p. 107. — Jean de Troye, Mémoires dans Mém. relat. à l’hist. de France , t. XIII, p. 104. — • Comines, Mémoires, liv. I, ch. m, t.. I, p. 21. 2. Olivier de la Marche, Mémoires dans Mém. relat. à l’hist. de France , t. IX, p. 61. — Il est à remarquer que, malgré le désintéressement de Louis XI, cette somptuosité d’ajustements métalliques persista en France jusqu’à la fin du xve siècle. Le récit rimé du couronnement de Charles VIII inti- tulé le Sacre du Roy nostre sire à Rheims et son Entrée en la Ville et Cité de Paris, 1484, porte : Lesquels estoient sur beaux coursiers Couverts d’or et d’orfavrerie Qui avoient coustè bien chiers... Dans l'Ordre observé à Ventrée du roy Louis XII à Paris, l’an I4g8 , au retour de son sacre, on lit également : « Après viendrent Messeigneurs d’Alègre et le Vidame, capitaines et chefs chacun d’eux de cent hommes d’armes, tous chevaliers et gentilshommes de l’hostel du Roy, montéz sur des cour- siers bardés d’orfèvrerie..., etc. » L’usage de ces plaques se perdit en France sous Louis XII, mais persista à l’étranger, et nous trouvons aux premières années du xvn6 siècle le massier de la gilde de Saint-Luc à Anvers, ayant la poitrine encore couverte de ces tranchoirs dont parle Jean de Troye. Voir son portrait d’après Cornelis de Vos, à la page suivante. L’ORFÈVRERIE AU XIVe ET AU XVe SIÈCLE 267 De celte double constatation on peut conclure, semble-t-il, que les orfèvres attitrés de Charles VII : Lubin de Queux, son premier fournisseur, établi à Chinon; Chenu, orfèvre à Bourges; Guillaume Janson, orfèvre parisien, élevé par ce prince à la dignité de valet de chambre; André Portrait de Thomas Grapheus, garde des joyaux de la Gilde de Saint-Luc, d’Anvers. (D’après un tableau de Cornelis de Vos.) Mignon, Garde de l’Orfèvrerie à cinq reprises, en 1433, 1438, 1443, 1445, 1446; Renault Pijart, qui appartenait à une des plus anciennes familles d’orfèvres parisiens; Guillaume Barbedor et quelques autres encore s’oc- cupèrent bien plus de fournir à ce prince des joyaux et des bijoux, des pièces de costume, si l’on peut dire ainsi, que des parures de chapelle ou de buffet — alors que Louis XI, au contraire, peu enthousiaste par nature des somptuosités de l’habillement, et connaissant trop le prix de l’argent pour l’immobiliser dans des objets de pure ostentation, demanda 2G8 HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE plus particulièrement à ses orfèvres des vases sacrés et des vaisselles d’usage. C’est pourquoi les principaux travaux qu’il fit exécuter par Jehan Fernicle, par Étienne Hulièvre et par Jehan Barbier, ses fournisseurs préférés — dont les noms reviennent fréquemment dans les Comptes de Guillaume de Barye, conseiller général des finances — ceux qu’il confia plus tard à l’orfèvre Mangot, établi à Tours (1466), à Jean Che- nuau et à Guillaume Poissonnier, demeurant dans la même ville, ainsi qu’à Lambert de Sey, orfèvre à Amboise, consistèrent surtout en objets destinés au culte — dont il fut toujours grand donateur — et en argenteries de poids employées, nous l’avons dit, à se créer des amitiés dévouées, dont il sut en maintes circonstances tirer un parti profitable. Si Louis XI dédaigna, pour son compte per- sonnel, les grandes dépenses somptuaires, il n’en fut pas de même des princes ses contemporains. Le roi René s’efforça- — en mettant à contribution les talents des frères Chariot et Guillemin Raoulin, d’Hennequin du Vivier, dont le père, on s’en souvient, avait été valet de chambre et orfèvre de Charles VI, de Jean Nicolas, de Ligier Rabotin, le célèbre argentier d’Avi- gnon, et de Jehan Gros, son orfèvre d’Aix — de restituer en partie les dispen- dieuses collections dont son aïeul, Louis Ier d’Anjou, avait tiré un légitime orgueil. Toutefois, c’est surtout à la cour de Bourgogne que pendant ce demi-siècle le travail des orfèvres fut vraiment en honneur. Les inventaires de Philippe le Bon et de Charles le Téméraire se distinguent par un nombre et une variété de richesses, qui peuvent presque lutter, comme importance artistique et comme valeur intrinsèque, avec celles de Charles V et du duc d’Anjou. Les désignations, qui demeurent à peu près les mêmes, et les descriptions, qui ont un grand caractère de ressemblance, montrent en outre que, par leur nature, leur disposition générale et leur système de décoration, les ouvrages d’argenterie qui faisaient si grand honneur à la maison de Bourgogne ne différaient pas essentiellement de ceux décrits au chapitre précédent. Une phrase, empruntée à l'homme qui fut à la fois l’historien et le favori de Philippe le Bon et de Charles le Téméraire, nous fera, au reste, connaître l’importance de ce trésor. En 1467, parlant du premier de ses deux maîtres, Olivier de la Marche écrit en ses Mémoires 1 : Petite vierge avec son entant en argent repoussé et ciselé. (Musée de Cluny.) J. Olivier de la Marche, Mémoires, liv. Ier, p. 494. L’ ORFEVRERIE AU XIV» ET AU XV» SIECLE 269 « Il mourut le plus riche prince de son temps, car il laissa quatre cent mille escuz d’or complans, soixante-douze mille marcs d’argent en vaisselle courant, sans les riches tapisseries, les bagues, la vaisselle d’or garnie de pierreries, et sa librairie, moult grande et moult bien étoffée; et pour conclusion, il mourut riche de deux millions d'or en meubles seulement. » Malheureusement, toutes ces orfèvreries admirables allaient, elles aussi, bientôt se trouver englouties dans un cataclysme irrémédiable; Charles le Téméraire, prince amou- reux du faste, se faisait accompagner partout, même à la guerre, par une partie de ses trésors. Après la bataille de Granson, « les dépouilles de son host, écrit Ph. de Comines1, enrichirent fort ces pauvres gens de Suisses qui, de prime-face, ne connurent les biens qu’ils eurent en leurs mains, et par espécial les plus ignorans. Un des plus beaux et riches pavillons de ce monde fut desparty en plusieurs pièces, il y en eut qui vendirent grande quantité de plats et d’escuelles d’argent, pour deux grands blancs la pièce, cuidans que ce fust d'estaing ». Les plus précieux joyaux du prince, ses pierreries uniques au monde n’eurent pas un sort meilleur. « Son gros diamant (qui estoit le plus gros de la chrestienté) où pendoit une grosse perle fust levé par un Suisse et puis remis en son estuy, puis rejetté sous un chariot, puis revint le quérir et l’offrit à un prestre pour un florin 2. Ils gagnèrent trois balais (rubis) pareils appelés les trois frères, un autre grand balai appelé la hotte, un autre appelé la balle de Flandre (qui estoient les plus grandes et les plus belles pierreries que l’on eust sceu trou- ver) et d’autres biens infinis qui leur ont bien donné à c.onnoistre ce que l’argent vaut3. » L’année suivante, après la défaite de Nancy, ce furent des cicatrices et ses « grands ongles, qu’il portoit plus longs que nul autre Statuette reliquaire en argent ciselé représentant saint Sébastien. 1. Pu. de Comines, Mémoires, liv. V, ch. n. 2. « J’ai lu quelque part, écrit Bayle, qu’un Bernois, nommé Barthélemy Mey, acheta cinq mille florins le diamant du duc de Bourgogne; quelques marchands de Gènes l’achetèrent ensuite sept mille florins du Rhin; le duc de Milan en donna onze mille écus. Enfin le pape Jules II en donna vingt mille et le fit servir d’ornement à sa couronne. » (Dictionnaire, art. Bourgogne.) 3. Quelques-uns de ces bijoux historiques purent être sauvés. Comines écrit ( Mémoires , liv. V, ch. ix) : « J’ai depuis veu un signet à Milan, que maintes fois i avois veu pendre h son pourpoint, qui estoit un anneau. Et y avoit un fuzil entaillé en un camayeu où estoient ses armes : lequel lui vendu pour deux ducats audit lieu de Milan. » 270 HISTOIRE DE L’ ORFÈVRERIE FRANÇAISE homme de la cour ni personne 1 » qui permirent de reconnaître le cadavre de ce prince infortuné. 11 était entièrement nu. De ces biens immenses qui le suivaient partout, rien ne lui était demeuré, pas même un linceul. Quant aux merveilles d’orfèvrerie qu’il possédait en ses palais de Lille et de Bruxelles, elles furent en partie sauvées; et l’on en vit, par la suite, figurer de nombreux spécimens dans les inventaires de Philippe le Beau, de Marguerite d’Autriche et de Charles-Quint. Mais la mode devait avoir raison de ce que les guerres avaient épargné. Un siècle plus tard, ces chefs-d’œuvre disparurent un à un, proscrits sans regrets, détruits sans remords, car, aux yeux de leurs nouveaux possesseurs, ils étaient coupables d’un grand crime, d’un péché irrémédiable, celui d’être «gothiques ». Quel était donc le caractère de ces orfèvreries du xve siècle qui les faisait juger si sévèrement et condamner ainsi sans rémission? C’est ce qu’un certain nombre de joyaux religieux parvenus jusqu’à nous — à défaut de l’orfèvrerie civile impitoyablement détruite — nous fait assez bien con- naître. Comme ceux des époques précédentes, ces beaux ouvrages portent l’empreinte et la livrée de leur temps. Façonnés à l’image de leur époque, ils en reflètent les préoccupations et les goûts; et l’on trouve en eux comme un écho de la grande et féconde transformation qui s’opéra dans les idées, pendant ces deux cents ans où notre civilisation commença de revêtir sa forme définitive. Toutes les grandes innovations, toutes les applications nouvelles qui vont bouleverser le globe apparaissent, en .effet., en ces deux siècles : l’in- vention de la poudre et de l’imprimerie; l’établissement des postes; la con- stitution des armées permanentes; la découverte de l’Amérique; la substi- tution du droit écrit à la preuve testimoniale... Comme le remarque fort justement Michelet, le xme siècle est à peine achevé que le Moyen Age a donné son idéal, sa fleur et son fruit, et qu’on sent déjà poindre le monde moderne. Puis, dès que ce monde nouveau a commencé à poser solide- ment ses assises, l’art se transforme à son tour et se modèle à son image. A partir du xive siècle, on chercherait vainement, dans les œuvres de la statuaire, la mâle grandeur, l’impassible gravité, la dignité un peu farouche qui caractérisent le siècle précédent. Dans tous les arts, la pensée tend à s’épanouir, l’austérité antérieure fait place au besoin de vivre et d’agir, et partout l’action et le mouvement se substituent à l’immobilité solennelle et hiératique. Aux personnages traditionnels, graves et pesants, figés dans leur sérénité contemplative, succèdent des représentations bien vivantes, traductions rajeunies des textes anciens. Les récits curieux et charmants 1. Jean de Troye, loc. cit., p. 356. L’ORFÈVRERIE AU XIVe ET AU XVe SIÈCLE 271 où continue de s’alimenter l’imagination des artistes revêtent aux yeux de leurs interprètes des allures presque contemporaines. Heureux désormais de vivre, le peintre, le sculpteur, l’orfèvre ouvrent leurs yeux aux spectacles qui les entourent. Charmés de ce qu’ils découvrent, ils prétendent retrouver jusque dans les événements les plus lointains leurs villes et les campagnes qui leur sontfamilières, leurs costumes et leurs modes, et, dans chaque image, recon- naître un portrait. — Et, de la sorte, la vie des saints, embellie de ses merveil- leuses anecdotes , prend l’apparence d’une amusante succession de faits divers. Des événements essentiel- lement surnaturels sont ra- contés le plus naturellement du monde et communiquent aux scènes, dont on croyait l’expression fixée d’une fa- çon immuable, une étrange apparence d’actualité. — Et le mouvement va ainsi s’accen- tuant, à mesure que le flot populaire grandit et monte. A mesure que la bourgeoisie occupe plus solidement les avenues du pouvoir, l’ab- straction fait place à une expression singulièrement concrète, qui se traduit par les anachronismes les plus inattendus. Les artistes, trop fidèles interprètes des spectacles qui se déroulent sous leurs yeux, traducteurs trop consciencieux des mœurs, du vestiaire et des atti- tudes de leur temps, transposent dans leur milieu les mystères légen- daires de la Bible; jusqu’au jour où, pour avoir voulu donner une image trop saisissante de la vie, ils auront falsifié l’histoire, dénaturé l’Évangile et substitué à la ravissante simplicité, à la grâce délicate et naïve des premiers temps, une prétention étrangement pittoresque et fâcheusement maniérée, qui, par une réaction en quelque sorte fatale, les rejettera brus- quement d’un naturalisme exagéré en pleine allégorie. C’est ainsi du moins que cette importante évolution se manifeste aux Reliquaire en argent repoussé et doré. HISTOIRE DE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE yeux de l’historien, revêtant, grâce à la distance, une netteté et une précision qu’elle fut sans doute loin d’avoir. Dans la réalité, en effet, on se trouve aux prises avec des pénétrations singulières qui atténuent considérablement le caractère tranché de ces transformations. En fait de style, on l’a juste- ment dit, rien ne commence et rien ne finit exacte- ment, au sens propre du mot. Tout, en outre, est sujet à interprétations et à rapprochements plus ou moins téméraires. Pour juger sainement les pro- ductions d’époques si différentes de la nôtre, comme culture, comme esprit et préoccupations, il faudrait connaître l’idéal de ces temps lointains. Nous voyons bien que pour les artistes du xuic siècle, élevés à l’école fervente du Christia- nisme, la beauté physique, si exclusivement chère à l’imagination païenne, cédait le pas à la beauté morale. A leurs yeux, le corps humain n’était rien que l’enveloppe méprisable de l’âme, la demeure périssable de l’esprit. De là une tendance à exa- gérer le volume de la tète, siège de la pensée, à rechercher, aux dépens de la régularité des traits, de l’harmonie et de la noblesse des lignes, l’ex- pression — fidèle miroir des impressions de l’âme. Mais combien d’autres points nous échappent, de- meurent et demeureront toujours obscurs ! Nous comprenons aussi, et sans trop d’efforts, que lorsque, après tant d’angoisses, tant de terreurs sans cesse renaissantes, et de périodiques dévas- tations, le peuple se reprit à la joie de vivre, ce bonheur si nouveau engendra presque fatalement une esthétique nouvelle. L’artiste détacha ses re- gards de l’insondable profondeur du céleste séjour, pour les reporter sur la bienveillante nature. Mais entre ces termes extrêmes, la transition est difficile à saisir. Elle s’accomplit le plus souvent dans un mystère relatif, qui plus tard déroute l’archéologue et expose l’historien à de graves erreurs. Reliquaire orné de pinacles en argent repoussé, ciselé et doré. C'est ce qui n’a pas manqué de se produire, au surplus, pour un grand nombre de pièces de notre orfèvrerie nationale. Avec un parti pris, qui dura trop longtemps, des savants du plus rare mérite se sont appliqués à décou- vrir dans nos oeuvres les plus autochtones des influences ou des origines L'ORFÈVRERIE AU XIV" ET AU XVe SIÈCLE 273 étrangères, et souvent même à attribuer à des pays voisins les produits de notre propre industrie. Ainsi pour les temps primitifs, on a tout donné à Rome et à Byzance. Pour le Moyen Age, MM. Labarte, Didron et nombre d’autres érudits nous mettent systématiquement à la remorque de l’Empire allemand. Pour le xve siècle, notre cher et regretté maître Paul Mantz, dépassé en cela par l’érudit chanoine Dehaisnes, prétend découvrir un peu partout l’influence flamande. Enfin, pour la grande majorité des critiques, l’art français devient, à partir du xvie siècle, un simple dérivé de la Renaissance italienne. Au cours de ce livre, nous avons déjà fait justice de ce qu’on pourrait appeler l’importation byzantine. Pour la supériorité allemande, il nous suffira de prier le lecteur de se reporter aux comparai- sons si instructives relevées dans notre septième chapitre et d’invoquer le témoignage de l’empereur Charles IV, qui devait s’v connaître. On se souvient, en effet, de l’étonnement et de l’admiration que ce prince res- sentit à la vue des trésors de son neveu Charles V. Nous aurons à parler plus loin de l’influence italienne. Quant à l’influence flamande, le préjugé mérite qu’on s’y arrête. « Du milieu du xive siècle au commencement du xvie, les villes fla- mandes des Pays-Bas ont exercé une puissante influence artistique... Le rayonnement de l’École fla- mande fut tel, durant cette féconde période, qu’il re- jaillit en Allemagne et au delà des monts, en Italie et en Espagne. En France il se produisit d’abord dans les provinces du Nord et à Paris, et ensuite à Amiens, à Rouen et à An- gers, et en divers autres centres, à Bourges, Dijon, Lyon, Avignon, Aix, oii des travaux artistiques d’une grande importance furent confiés à des maîtres flamands ou franco -fla- mands. » Ainsi s’exprime Mgr Dehaisnes1, et le dernier mot de cette citation contient, avec un aveu qu’il ne faut pas négliger, la critique de toute cette théorie fondée sur 1. L’Art flamand en France. — Réunion des sociétés de beaux-arts des départements, I. XVI, p. 77. 35 Châsse en argent repoussé et ciselé. ■11 \ HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE une exagération 1res respectable du patriotisme local. Voyons un peu sur 'quoi repose cette prétention. Si l’on devait, en effet, considérer comme artistes inspirés par l’art flamand, ou ayant subi son influence, tous ceux dont les ouvrages présentent un caractère analogue à celui qui dis- tingue les œuvres des Flandres, il faudrait bien reconnaître assurément que cette influence fut considérable. Mais pour faire honneur à son inspi- ration de Ions les ouvrages qui, suivant les termes mêmes de ses défenseurs, montrent un « réalisme accentué » ou « débordent de vie, d’expression et de caractère», il faudrait commencer par lui attri- buer une quantité de morceaux appartenant à la période romane, où la nature est serrée de si près qu’elle en devient parfois terrible, et où la vie est tellement saisie sur le fait, qu’on ne pourra, par la suite, lui donner une intensité plus grande. Nombre de crucifix, certaines statues de Chartres, les bas- reliefs si étrangement animés du narthex de Véze- lay ; le beau pied de croix de Saint-Omer, datent d’une époque où l’art flamand se disposait à naître. On voit tout de suite l’inconvénient de celte géné- ralisation dans le temps. — Quand il s’agit de loca- lisation, la difficulté n’est pas moindre. On ne peut, en effet, se dispenser de constater que les partisans de cette théorie englobent dans le cycle de l’art flamand, non seulement les artistes nés au nord et à l’est de la Flandre, en Hollande, dans la Gueldre, le Brabant et la vallée du Rhin, ce qui est déjà excessif, mais encore ceux qui ont vu le jour dans la Flandre française, le Hainaut, l’Artois, le Cambrésis, la province de Liège, la vallée de la Meuse, et dans le pays wallon, régions de langue française, qui ont résisté pendant quinze siècles à toutes les tentatives de germanisation et forment encore, en pleine terre flamande, une enclave irréductible1. Et ce n’est point tout : — on énumère avec autant de complaisance que d’orgueil les noms à consonance hollandaise, flamande, brabançonne, allemande, des rares artistes étrangers que l’on rencontre en France au Reliquaire en vermeil. 1. Ce besoin d’annexer à la Flandre des artistes très capables assurément de lui faire honneur, mais d’origine étrangère, a tait comprendre par IVRr Dehaisnes lui-même, parmi les artistes flamands, Conrad Meyt qui était Suisse, Claus Sluter qui était Hollandais, Hans Steclin et Simon Marmion de Valenciennes, etc. L’ORFÈVRERIE AU XIV» ET AU XVe SIÈCLE 275 à xve siècle. Mais l’on n’a garde de relever les noms des artistes français qui, appelés par les seigneurs, le clergé, les bourgeois, allèrent se fixer dans le Nord. Et cependant comment ne pas remarquer que l’efflo- rescence artistique, indiscutable eL indiscutée de l’art flamand, coïncide exactement avec l’arrivée de la Maison de Bourgogne dans le pays; que le développement considérable pris par les ateliers de tapisserie de Bruxelles et d’Audenarde ne fut que la conséquence de la fermeture des ateliers d'Arras, qui disputaient à ceux de Paris la gloire de fournir tous les princes de l’Europe? Enfin on ne peut oublier que le style ogival prit naissance sur les bords de la Seine et peupla toute la route de Paris à Bruges de monuments admirables, avant de donner naissance aux églises et aux hôtels de ville, dont la Flandre et le Brabant tirent aujourd’hui vanité. En sorte qu’on pourrait retourner les termes de la proposition et soutenir, avec non moins de raison et plus de vraisemblance, que la pénétration artistique de l’art français donna à l’art flamand sa grandeur et son caractère. Certes, en ce qui concerne plus spécialement l’objet de nos études, l’étonnante richesse des ducs de Bourgogne, la nombreuse et précieuse collection de pièces d’orfèvrerie et de joyaux qu’ils avaient pu réunir, la grande célébrité de ces trésors — célébrité qui s’est transmise jusqu’à nous — toutes ces raisons peuvent, aux yeux de critiques superficiels, faire croire que la production flamande ait pu avoir une certaine influence sur l’orfèvrerie française; mais l’étude approfondie des archives montre que, là encore, c’est plus vraisemblablement le contraire qui a dû se produire. Pour cela, il suffit de se rendre compte de ce qui se passait dans le nord de la France, de l’aurore du xive siècle jusqu’au milieu du xv°. M. J.-M. Ri- chard, qui a consacré à Mahaut, comtesse d’Artois et de Bourgogne, une étude très fouillée et rensei- gnée aux bonnes sources, cite bien, parmi les four- nisseurs occasionnels de cette princesse et de son père Robert II d’Artois, quelques orfèvres provin- ciaux tels que Jehan de Douai (1281), Jehanne Vorfèvresse (1299), Pierre de Backeler (1300), Alexandre et Jehan de Saint-Géry (1307), établis tous cinq à Arras. Mais ce n’est point à eux qu’on s’adresse pour les grosses com- Reliquaire en argent ciselé, émaillé et doré. 276 HISTOIRE DE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE mandes, pour les ouvrages d’art et de prix, c’est à des orfèvres parisiens : à Julien, qui prenait le titre d’orfèvre du roi; à Jehan Langlois; à Bonnarl, qui restaura la châsse de sainte Geneviève; à Guillaume Le Perrier, qui, selon toule vraisemblance, exécuta le buste de saint Louis; à son fils Raoul, qui lui succéda; à Jean des Champs (1299), sans doute le fils de ce Laurent des Chans qui nous a été signalé comme l’orfèvre le plus imposé de la taille de 1292; à Thibaut de Dammartin, très probablement ancêtre de Bureau et de Simonnet de Dammartin qui furent les orfèvres préférés du duc Jean de Berry; à Simon de Lille dont nous avons déjà parlé; à Pierre Besançon, qui figure dans l 'Inventaire de Clémence de Hongrie; à Jean Vieil de Trousse- vache, Renaud Le Bourgeois, Simon Nevelon, Colin et Michel de Lens, Robert Lécrivain et Pierre Lempereur, tous orfèvres et bourgeois de Paris1. Ce sont eux qui exécutent la tombe d’argent que Mahaut élève à son père dans l’abbaye de Maubuisson; le hanap d’or que celte princesse envoie à l’impératrice de Constantinople; ses chapeaux, c’est-à-dire ses couronnes enrichies de pierreries; les reliquaires qu’elle offre aux églises et la vaisselle de sa table. Si après cela nous passons aux fournisseurs attitrés de la Maison de Bourgogne, quels noms rencontrons-nous le plus souvent dans les comptes de ces princes magnifiques? Ce sont : Pierre Blondel, orfèvre à Paris (1394); Hennequin de Hacht (alias Haact, d’Att, elc.), établi à Dijon (1394); Thomas d’Estampes, à Paris (1395); Pierre, orfèvre à Hesdin (1396); Thomas Descamps, établi à Arras (1397); Guillaume Mathurel (1401); Michaut de Laillier, orfèvre à Paris, fournisseur de Mar- guerite de Flandre, duchesse de Bourgogne (1403); Simon Allais, orfèvre à Paris (1404); Aubertin Boillefèves, orfèvre à Paris (1499); Jean Vilain, orfèvre et valet de chambre du duc de Bourgogne (1410); Jean Mainfroy, également orfèvre et valèt de chambre du duc (1414); Jehan Asquin (alias Hasquin), orfèvre à Paris (1414); Gilles, établi à Paris et orfèvre de la duchesse (1416); Jehan Barie (1421); Jean Martin, orfèvre à Boulogne (1425); Willem et Robert van Branteghem, orfèvres à Gand (1426); Loys de Blasère, à Bruges (1428); Firmin du Praiel, à Arras (1432); Jehan van Berghem, à Bruxelles (1432) ; Pierre Bonvarlet, à Lille (1442); Simonnet Mahiet, à Arras (1435); Hans Steclin, à Valenciennes (1439); Étienne de la Poele, à Bruxelles (1447); Marcellin de Milain ( alias Milan), à Bruges (1449); Charles Humblot, dit Bernard, à Dijon (1449); Colar (alias Hans Colaerd), à Bruxelles (1450); Régnault Le Barbier, à Arras (1450); Hector de Huiseghem, à Bruxelles (1453); Guillaume van Vlueten, orfèvre et valet de chambre de Philippe le Bon (1455); Henri de Perenchies, orfèvre à Lille I. Jules-Marie Richard, Une petite-nièce de saint Louis, Mahaut, comtesse d’Artois et de Bour- gogne (/ 3 02-1 3 25). Paris, 1887, p. 229 à 255. L’ORFÈVRERIE AU XIVe ET AU XVe SIÈCLE 277 (1464); Wienquin Vichan, orfèvre à Lille (1466); Gérard Loyet, orfèvre et valet de chambre de Charles le Téméraire (1471); Jaspart van de Bachère (1473); Pierre Le Roy, à Bruges (1477); Jean de Mau, à Saint-Omer, et Corneille de Bout, à Gand (1480) L Tout d’abord on remarquera qu’avant la mort de Jean sans Peur, assassiné au pont de Montereau en 1419, à l’excep- tion de Hannequin de Hacht, dont le nom est différemment orthographié suivant les circonstances, et dont l’ex- traction est douteuse, aucun des orfèvres attitrés de la Cour de Bourgogne n’est d’origine flamande. Après le meurtre et la guerre sans merci qui en fut la con- séquence, ainsi que pendant le règne de Louis XI, tout commerce régulier avec Paris se trouvant rompu, il fallut bien que les princes bourguignons s’adressassent à leurs sujets des bonnes villes de Flandre. Pour continuer à faire travailler les orfèvres parisiens, on aurait dù envoyer chercher par un corps d’armée leurs ouvrages d’importance. Car, au xve et au xvie siècle, lorsqu’un commerçant avait, en temps de paix, à transporter d’une ville à l’autre quelque belle pièce d’argenterie ou quelque lingot de métal, il était obligé de faire appel au ban et à l’arrière-ban de ses amis, compères et confrères, et de composer ainsi une solide escorte pour son précieux colis. Deux siècles plus tard, ces précautions étaient encore de mise-. On juge ce que devaient être de pareils déplacements en un temps de guerre acharnée. Mais de ce que les princes bourguignons durent cesser toutes rela- tions avec les orfèvres parisiens, en résulta-t-il qu’ils devinrent brusque- 1. Inventaire sommaire des Archives départementales , Nord. — Chambre des Comptes de Lille. — De Lahokde, les Ducs de Bourgogne. Preuves. 2. « S’il laut mener une voye d’argent à Sa Majesté, écrit au xvn yjv jV AV la localisation de certaines industries en des contrées déterminées, mais aussi dans quelques familles. A Limoges, cette transmission est plus fréquente que par- tout ailleurs. Les émailleurs célèbres y forment de véri- tables dynasties. Les Li- mousin, les Courtois, les Pénicaud, les Nouaillier, les Laudin sont là pour attes- ter cette continuité d’habi- leté et de traditions, qui, du reste, est facile à compren- dre. A une époque où la chimie était encore dans son enfance, où l’empirisme régnait sans contcsle, chaque émailieur ajoutait aux procédés qui lui avaient été enseignés par son maître le fruit de son expérience personnelle, les découvertes que des hasards heureux lui per- chasse en émail cloisonné, revers. (Église de Bousbeccjue, Nord.) I. Diderot, Encyclopédie , 1. V, p. 535, sous Email. 290 HISTOIRE ÜE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE mettaient parfois de réaliser et qui communiquaient à ses ouvrages une originalité, une saveur spéciales. Ces découvertes, ces tours de main, ces procédés nouveaux devenaient sa propriété, dans bien des cas la source d'une modeste aisance, et plus lard le patrimoine de ses enfants. C’esL ce qui explique comment les anciennes Communautés industrielles, si peu accueillantes pour les étrangers, abaissaient au contraire leurs barrières en faveur des fils ou des neveux des Maîtres en exercice. Si nous insistons sur ces particularités, c’est qu’elles nous semblent éclairer d’un jour certain la grosse querelle si longtemps débattue de la priorité de l’émaillerie allemande sur l’émaillerie limousine, et de l’initia- tion que les émailleurs de Limoges seraient allés chercher sur les bords du Rhin. Il semble, en effet, que les secrets, dans ces deux foyers de production, ont été trop bien gardés pour qu’on puisse prétendre à une révélation directe et efficace. Et puis, que seraient venus faire les émail- leurs allemands en pays limousin? Pourquoi porter si loin et en une con- trée si pauvre leurs mystérieux secrets, quand Paris était sur leur route, qui leur offrait, avec des ressources bien autrement développées, un emploi plus lucratif de leur savoir? Nous avons dit tout à l’heure que sur la taille de 1292 on relevait à Paris les noms de 5 émailleurs. Deux d’entre eux habitaient dans le voisinage direct des orfèvres, sur le Pont-au-Change, les autres dans les quartiers environnants. Ils se nommaient Richardin , Richard, Pierre, Lucas et Raoulet. Aucun de ces noms, assurément, ne révèle une extrac- tion allemande. Tandis que, parmi les 116 orfèvres mentionnés sur ce même rôle, nous relevons les noms de Robert de Limoges, Jaquel de Limoges, Élie de Limoges, Philippe de Limoges, André de Limoges, Guiart de Limoges, Jean de Limoges, etc., dont le lieu d’origine ne saurait être douteux. La taille de 1313 est plus éloquente encore; elle nous livre les noms d’une vingtaine d’émaiileurs. - — On voit qu’en vingt ans leur industrie s’était singulièrement développée. On les appelait Simonnet de Clichy, Jacques Macy, Pierre de Senlis, Raoul Lecocq , Pierre Verrier, Garnot de Tremblay, Jean Piot, Thomas Ligier, Jean Guilbert, Adam de Mois- selles, les frères Collin et Symonnet Jehannin, Guiart de Saint-Brice, Guil- laume Le Mire, Henri Le Breton, Étienne Delestre, Pierre dit Magelé, Phelippe, Guille, André ou Andri, etc.; avec la meilleure volonté du monde, on ne peut découvrir dans aucun de ces noms une consonance germanique. Mieux situés que les modestes artistes limousins pour faire largement payer leur main-d’œuvre, les orfèvres parisiens étaient plus en état, par conséquent, de rémunérer convenablement le concours de leurs collaborateurs étrangers et d’acheter les secrets qu’on offrait de leur L’EMAILLERIE 291 livrer. Si l’émaillerie des bords du Rhin n’apprit rien aux riverains de la Seine, c’est que vraisemblablement à Paris, on en savait autant sur ce sujet, sinon plus, qu’à Cologne ou à Verdun. Enfin les archives limousines, savamment explorées, ne révèlent, elles non plus, aucune trace de ces fameux initiateurs. Le seul vestige d’artistes allemands qu’on renconlre à Limoges, dans les registres paroissiaux, est la mention de sépulture d’un certain Melchior Millier, originaire de Bavière, mort en 1G7G. Il semble, après cela, que la cause soit entendue. Ajoutons que des différences notables dans l’exécution et dans l’aspect général viennent encore s’inscrire en faux contre cette commu- nauté présumée d’origine. Si les attributions qu’on nous présente sont justes, la palette des deux régions n’aurait pas été la même. Le bleu lapis semblerait avoir été préféré dans le Limousin, alors que l’École rhénane marquerait une tendresse spéciale pour le bleu turquoise et le vert tendre. Le dessin serait ordinairement plus habile dans les pièces qu’on attribue à Cologne ou à Verdun, et plus robuste et plus volontaire dans celles de Limoges. Les premières, en outre, sont souvent accompagnées de longues inscriptions; les autres ne portent généralement que de courtes légendes. En admettant que la part assignée à chaque école soit bien celle qui lui revient1, on aboutirait à la conclusion assez logique que formulait, il y a vingt ans, M. L. de Verneilh. Au point de vue de l’exécution et de la qualité de la main-d’œuvre, le parallélisme serait complet entre l’école limousine et l’école allemande 2. Quant à vouloir, comme l’a fait le regretté Darcel, opposer les « ate- liers érudits des bords du Rhin » aux «artisans sans instruction des bords de la Vienne », cela est enfantin. 11 faut ne pas savoir, en effet, à quel état d’infériorité littéraire étaient réduits, en Allemagne aussi bien que dans nos provinces, les malheureux ouvriers d’art, « humbles artisans sans humanités », pour croire qu’ils aient eu une grande part dans la composition de ces œuvres d’art religieux — dont nous avons expliqué dans un précédent chapitre la savante complication — et à plus forte raison dans les inscriptions élégantes et souvent prétentieuses qui leur servaient de commentaire 3. Les émaux champlevés, bien authentiquement français, abondent dans nos collections publiques et privées. Il n’est presque pas, en France, d’église ancienne qui ne puisse en montrer quelque spécimen curieux 1. On a découvert récemment cjue certains émaux, réputés jusque-là de fabrication allemande, pré- sentaient des analogies singulières avec des miniatures appartenant à l’abbaye de Saint-Martial à Limoges. Ce qui ne laisse pas que de faire planer des doutes sur leur origine étrangère. (Voir Emile Molinier, Notes sur les origines de l'émaillerie française.) 2. F. de Verneilh, les Émaux d'Allemagne et les Emaux limousins. 3. A. Darcel, Notice des émaux du Louvre, p. 22. •2<)2 HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE et parfois même d’une grande importance. Châsses, reliquaires, bassins, chandeliers, crosses, etc., se rencontrent d’autant plus fréquemment, que l’absence de valeur du métal les a préservés de la refonte. Le musée de Cluny conserve un certain nombre de plaques remarquables provenant de châsses ou de coffrets. Le Louvre n’est pas moins riche. 11 possède quatre- vingts spécimens de l’émaillerie champlevée limousine : fibules, chande- liers, paix, crosses, gemmellions, plaques, coffrets, écus, ciboires, cus- todes, pieds de croix, crucifix, petites châsses, vierges reliquaires, etc., parmi lesquels figurent plusieurs sujets d’un très haut intérêt : la Vision de saint François d’ Assise, le Christ dans sa gloire, la Mort de la Vierge, la Crucifixion, etc. On y peut contempler aussi un coffret, orné de mé- daillons quadrilobés à redans, chargés d’écus de France et d’Angleterre, et portant les quatre vers suivants, qui ne laissent aucun doute sur son origine non plus que sur sa destination : Do[u]sse Dame ie vos aym léalmant Por Diefu] vos prie que ne m’obblié mie; Vetsi mon cors à vos comandement, Sans mauvesté et sans nulle folie. Mais ces ouvrages, pour remarquables qu’ils puissent être, sont loin d’égaler en importance les belles châsses de saint Maurice conservée à Sens; de saint Dulcissime à Chamberret ; de saint Exupère à Toulouse ; de saint Etienne à Guriel , et celles de Beaulieu, de Bousbecque , de Lieutadès, d’Auxerre, de Chartres, et tant d’autres monuments religieux dont nous avons parlé dans de précédents chapitres. Ils ne peuvent non plus supporter la comparaison avec ces tombeaux qui, par leurs dimensions et leur originalité, achevèrent d’établir sur des bases indestructibles la haute réputation des émailleurs limousins. Ces derniers ouvrages, dont nous signalions à l’instant la présence en Angleterre, furent également fort nombreux jadis en France. L’abbé Texier cite vingt-sept tombeaux de ce genre, qui auraient décoré autrefois les églises et les cloîtres du Limousin, ceux notamment de Grandmont, de la Chapelle- Taillefer, de Saint-Augustin-lez-Limoges, de Saint-Germain, etc. Ils se divi- saient en deux classes principales et consistaient soit en dalles tumulaires recouvrant entièrement la sépulture, — comme celles qu’on voyait autrefois dans l’abbaye de Royaumont, sur la tombe de Blanche, première fille de saint Louis (1243), et sur celle de Jean, second fils du pieux roi (1247) 1 — \. Nous reproduisons ici ces deux tombes d’après Millin, Antiquités nationales, t. II, ch. xi, p. 13. Une note de M. Dioron (Ann. archéol., t. VIII, p. 265) nous apprend qu’en 1848 ces deux tombes lurent déposées à Saint-Denis. Pi.. XVII. HISTOIRE DE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE. PLAQUE TUMULAIRE ÉMAILLÉE ^ /l’ Cjectffroy, /■^'/an/ayeni'/ c/l/ /t‘ . /h’/ i/JfiLJce (/il * ^ { nsi,( ! i; E MAILLE R I E 293 soit en plaques funéraires de moindres dimensions, qu’on appliquait à la muraille ou contre les piliers, comme celle de Geoffroy Plantagenet, qui, après avoir orné un des piliers de la cathédrale du Mans, est actuel- lement conservée au musée de cette ville. Geoffroy Plantagenet dit le Bel, comte d’Anjou et du Maine, mourut en 1151. Notre plaque funéraire doit être contemporaine du décès de ce Dnlles tumulaires émaillées des enfants de saint Louis, dans l’abbaye de Uoyaumont. (D’après les Antiquités nationales de Millin.) prince. Cette date ajoute beaucoup à la valeur de ce précieux émail. Non seulement — par la noble allure, par l’aspect à la fois grandiose et farouche de ce guerrier fièrement campé, l’épée à la main, la targe au côté et le casque chargé, comme son bouclier, d’insignes héraldiques — il nous montre quel caractère et quelle austère ampleur les « humbles artisans sans humanités » de Limoges savaient donner à leurs portraits; mais il constitue ainsi le spécimen le plus ancien qu’on connaisse de ces plaques funèbres. Les autres remontent pour la plupart au xm° siècle. Celles des enfants de saint Louis et celle aussi de Gauthier Merton, dont nous avons déjà 294 HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE parlé, datent de ce siècle. A Beauvais, dans la cathédrale, au côté gauche de l’autel, on voyait la tombe émaillée de Philippe de Dreux (f 1207). L’église Saint-Ived de Braine a longtemps conservé la tombe émaillée de Marie de Bourbon, femme de Jean Ier, comte de Dreux et de Braine, morte vers le même temps. On cite également, parmi les sé- pultures de ce genre, celles d’Aymeric Arips, archevêque de Lyon (1245), de Gerald, évêque de Cahors (1250), de Jean de Brienne (1294), du cardinal Jean Chol- let, à Saint-Lucien de Beauvais (1292). D’autres tombes émaillées existaient encore dans diverses abbayes du Maine, notamment dans celles de Notre-Dame de Champagne, d’Évron, de Fontaine Daniel. M. Georges de Soultraita publié dans les Annales archéologiques le dessin d’une plaque émaillée remontant au xme siècle et recouvrant la dépouille mortelle du chevalier Johan Daubernoun. Dans les Archives du château de Nantes, M. de Wismes a trouvé une quittance Le couronnement de la Vierge. (Émail translucide sur basse taille.) 1 i \ 1 C S 1 ( lative à UH toiYlbcUll émaillé exécuté en 1306, à Limoges, pour Blanche de Navarre, duchesse de Bretagne. Enfin Du Cange cite un pas- sage du testament de Hugues de Haric (1327), disposant de 800 livres en faveur de deux tombes de « l’œuvre de Limoges » à élever l’une pour lui, l’autre pour Blanche d’Avangor, sa femme. On voit de quelle importance furent alors ces sorLes de travaux et combien ils durent aider à répandre au dehors la réputation de l’émaillerie limousine1. Nous avons dit que la nécessité où l’on s’était trouvé, dans les grands ouvrages, de substituer le cuivre à l’or toujours coûteux et rare, avait fait remplacer les émaux cloisonnés par des émaux champlevés. Ces der- niers, toutefois, s’ils jouaient parfaitement leur rôle dans les orfèvreries de décoration, ne pouvaient convenir à la vaisselle de service. L’hygiène réclamait pour celle-ci des métaux sains, par conséquent précieux. Aussi, quand l’émaillerie fut devenue tout à fait à la mode, commença-t-on de 1. L’abbé Texier, Dictionnaire d’orfèvrerie religieuse, col. 1397. — Ann. archéol., t. IV, p. 214, et VIII, p. 265. — Du Gange, Glossarium ad scriptores medice et infimæ latinitatis, etc., sous Limogia. L’EMAI LLERIE 295 décorer l’or et l’argent en les recouvrant d'émaux translucides , qu’on appela émaux de basse taille, non pas, comme l’ont cru certains auteurs, à cause de leurs dimensions réduites, mais à cause de la gravure en bas-relief cpii leur servait de fond et qui permettait, par la plus ou moins grande profondeur des tailles, de donner à l’émail déposé une épaisseur plus ou moins considérable, qui se traduisait en colorations plus ou moins foncées b M. Labarte, toujours empressé à découvrir à nos arts industriels des origines étrangères, cite des ouvrages de Jean de Pise et de Duccio de Sienne, qui donnent à ces deux maîtres des allures de précurseurs2. Une remarque faite par M. de Laborde a permis d’attribuer à la ville de Mont- pellier la fabrication des premiers émaux translucides français. Cette ville, pendant un assez long espace de temps, appartint à deux maîtres distincts: le roi de Majorque et celui de France. Ce dernier avait établi un atelier de monnayage dans l’ancienne ville qui relevait de sa Couronne. Dans la ville nouvelle, soumise à don Sanche, travaillaient un certain nombre d’émail- leurs. La gravure des sceaux, des coins et des matrices devait naturelle- ment conduire les premiers à l’exécution de ces basses tailles sur lesquelles les émaux translucides prenaient leurs colorations variées. Or une Ordon- nance royale de 1317 constate que les émailleurs du roi de Majorque se plaignaient, à cette époque, de la concurrence que leur faisaient les mon- nayeurs français. De là à con- clure que ceux-ci s’étaient ap- pliqués à perfectionner les pro- cédés de leurs voisins, la pente est naturelle. Sans vouloir di- minuer en rien l’ingéniosité de cette supposition, il nous sera permis, toutefois, de faire ob- server que la même remarque peut s’appliquer aux monnayeurs de Limoges, qui jouirent pen- dant tout le Moyen Age d’une réputation méritée. Quoi qu’il en soit, à partir du xive siècle, les émaux translucides remplirent un rôle des plus importants dans notre orfèvrerie civile. Les inventaires des princes et des rois - on a pu s’en apercevoir aux chapitres précédents — regorgent de pièces Voir Dictionnaire de l’ameublement et de la décoration, l. IV, col. 1264, sous Taille. 2- Labarte, I/ist. des arts industriels, t. 111, |>. 24. HISTOIRE DE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE 2'J(> émaillées en basse taille, et par la description si précise et si détaillée qui nous a été conservée de ces joyaux, nous pouvons nous assurer de leur importance, entrevoir leur élégance et la beauté de leur exécution. C’est par centaines, en effet, qu’on les compte dans les trésors du duc de Normandie (1363), de Louis Ier d’Anjou (1368), de Char- les V (1379), de Charles VJ (1399), du duc de Berry (1403 et 1416), des ducs de Bourgogne, etc. Bientôt même les émaux translu- cides remplacèrent si bien les é- maux champlevés, que les scribes officiels, quand ils rencontrèrent quelques-uns de ces derniers, prirent l’habitude de les désigner sous le nom d 'émaux anciens 1 . Ajoutons que, par une coïnci- dence bien digne d’être relevée, tant que les émaux de basse taille demeurèrent d’une application régulière et d’un usage cou- rant, on n’éprouva pas le besoin de les gratifier d’un nom spécial; mais quand ils commencèrent à être généralement remplacés par les émaux peints, alors on crut devoir les distinguer à leur tour par une appellation particulière. C’est ainsi que nous relevons dans les Acquits au comptant de François Ier (1528) un payement fai L à Régnault, orfèvre parisien, pour un « petit coffre d’argent doré, taillé en esmaille de basse taille ». L'Inven- taire de Charles-Quint (1536) mentionne : « JJng petit tableau d’or esmaillé de bleu, aiant au milieu l’ymaige de saint Jehan faict à esmail de basse taille. » Dans l’ Inventaire du château de Fontainebleau (1560), on note éga- lement : « Ung coffre d’argent doré, garny de douze tables d’émail de bastailie (sic) fort anciennes2, etc. » De la description d’un grand nombre de pièces décorées d’émaux translucides, il nous est permis de conclure que ces objets de service ou de décoration pouvaient compter parmi les chefs-d’œuvre de notre orfè- 1. On note dans Vinrent, du duc de Normandie : « Deux croiz dont l’une tut au roy Philippe de Valois... et l’autre a un camahieu d’une teste ou milieu a perles d’Escoce et à esmaux anciens. » Dans Vinrent, de Charles V ligure : « Un hanap en forme de petit bassin d’or, qui fut [à] Msr saint Loys, qui est d’anciens esmaux », etc. 2. Léon de La.borde, Comptes des Bâtiments du roi, acquits au comptant, l. II, p. 359 etsuiv. Pl. XV11I. HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE. L’ANNONCIATION O /mu/- h mouJi/i a //ri /*uc à « - t/e/, L’EMAILLERIE 297 vrerie. Néanmoins, obéissant à la loi fatale qui poursuit de ses inexo- rables rigueurs tous les objets exécutés en or ou en argent, tous ces joyaux ont disparu et c’est à peine si l’on peut admirer aujourd’hui quelques très rares échantillons de ces délicieux ouvrages, qui, au xive siècle, nous l’avons dit, se comptaient par centaines. Nos collections publiques et privées, si riches en émaux d’autres sortes, en possèdent à peine quelques- uns de ce genre. Détail curieux, c’est surtout dans les argenteries mobi- lières et dans la vaisselle de service qu’on les voit abonder au Moyen Age, et les rares numéros que conserve le Louvre — on n’en compte que seize dans cette riche collection — consistent, à une exception près, en plaques décorées de sujets pieux, enlevées sans doute à des reliquaires, ou en plaquettes armoriées ayant servi d’ « enseignes ». Si l’on ajoute un coffret qui fit partie de la collection Castellani et la magnifique coupe qui appartint pendant quelque temps au baron Pichon, on aura à peu près épuisé la liste. Mais la beauté même de ces précieux spécimens ne peut qu’augmenter nos regrets. Cette pénurie est d’autant plus désolante pour nous, que cette période de l'histoire de l’émaillerie est la seule qui rentre d’une façon précise dans le sujet que nous traitons en ce livre. Si l’on peut dire que l’émaillerie cloisonnée, construi- sant les cellules de ses bijoux en or, tient à l’orfèvrerie par des liens étroits, encore son application fut-elle forcément restreinte. Quant aux émaux champlevés et aux émaux peints, nous avons constaté plus haut que leur but était précisément contraire à celui poursuivi par l’orfèvre. Et à ce propos, il n’est pas sans intérêt de con- stater que, pendant toute cette longue et féconde période où l’émail translucide régna en maître, la production limousine fut en pleine décadence. Dès le milieu du xiv' siècle, son activité se ralentit. Les atelicis ne fermèrent pas leurs portes, comme l’a écrit M. Labarte, mais le nombre des émailleurs 38 h' Annonciation. (Émail peint par Jehan Ier Pénicaud.) \ HISTOIRE DE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE 298 diminua, l'importance de leurs travaux s’amoindrit1 2 * *. Au lieu des vastes ouvrages dont nous avons passé une rapide revue : tombeaux, retables, châsses, on ne produisit guère que des anneaux, des agrafes, des fermaux, des enseignes et autres menus objets émaillés, — confirmation de ce que nous disions de la fortune de Limoges, liée en quelque sorte à la production de l’orfèvrerie en métal vulgaire. — 11 semble, en effet, que la mise en œuvre de l’or et de l’argent, dont l’émail translucide réclame la présence, soit demeurée comme interdite à cette industrieuse cité. Pendant un siècle et demi, son école d’émaillerie, jadis si féconde, sommeille pour ne se réveiller et ne reprendre tout son éclat que le jour où les émaux peints, recouvrant intégralement le métal de fond, permettront aux artistes limousins de revenir à leur matière préférée, en employant comme excipient le laiton ou le cuivre. Mais avant de retracer sommairement l’histoire de cette surprenante résurrection, il nous faut dire quelques mots d’une phase intermédiaire tra- versée par l’émaillerie, et qui sert en quelque sorte de trait d’union entre les deux procédés si différents de l’application des émaux sur basse taille et de la peinture en émail. La palette des peintres émailleurs — lorsque ceux-ci se limitèrent à l’emploi des émaux translucides — s’était forcément appauvrie. Le bleu, le vert, le pourpre, le gris, le tanné et le noir étaient les seules couleurs qu'on pût employer de la sorte. Le blanc, le jaune, le bleu turquoise et par suite tous leurs dérivés — c’est-à-dire tous les émaux dans la compo- sition desquels entrent ces nuances — ont pour base un composé stan- nifère. Or tous les émaux à base d’étain sont opaques. En se bornant à l’emploi des émaux translucides, on s’interdisait donc de faire usage d’un grand nombre de couleurs essentielles, et il résultait de cette limitation que certaines parties devaient être réservées, autrement dit privées d’émail. Les carnations rentraient dans cette catégorie. Ainsi l’émailleur, après avoir revêtu de nuances éclatantes les draperies de ses personnages, leurs costumes et certains accessoires, se voyait obligé de laisser leurs visages et leurs mains sans couverte, ou de les revêtir d’un émail incolore qui déguisait à peine le ton du métal, fort éloigné de la vérité5. 1. Hist. des arts industriels, t. III, p. 707. 2. Un fait de même nature s’était déjà produit à propos des émaux champlevés. Le travail de gra- veur qui précède l’application de ces émaux ne permettant, dans les objets de petite dimension, aucune des finesses nécessaires pour bien caractériser les figures et leur donner une expression personnelle, on avait pris l’habitude de n’exécuter que les corps revêtus de draperies en émail, et pour les nus, c’est-à-dire pour la tète et les mains, de les ciseler en demi-relief et de les faire déborder sur le fond de l’émail. Un certain nombre de châsses fournissent d’intéressants exemples de ce genre de travail. L’EMAIELERIE 299 Celle lacune n’était pas sans choquer quelque peu les artistes de ce temps, épris avant tout des colorations vives. De là vint, sans doute, que certains d’entre eux, chargés d’émailler de petites figures en ronde bosse, au lieu de laisser à nu la figure et les mains, les couvrirent d’émail blanc. C’est ainsi que dans Y Inventaire de Charles TT (1399) nous remarquons : Grand retable orné d’émaux peints par Léonard Limosin ( 1543). « Une image d’or de Nostre-Dame esmaillé de blanc, laquelle tient son enfant en son giron, vestu d’une cotte esmaillée de rouge clère. » Et plus loin : « Un image de Saint-Louys... et deux anges à dextre et à sénestre... et les visages des anges et mains qui sont esmaillés de blanc sont d’or. » Bientôt le contraste produit par ces jolies figures blanches, ressemblant •à l’albâtre ou au marbre — avec les tons rutilants de l’or et le chaleu- reux éclat des pierreries — séduisit tellement les grands seigneurs qui fournissaient alors aux orfèvres leurs inspirations cl leurs commandes, que, pendant une période assez longue, on exécuta de ces gracieuses statuettes en métal précieux, revêtu d’une couche d’émail blanc retenue 300 HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE par un travail de guillochage et fixée ensuite au métal par la cuisson. Les anciens inventaires mentionnent un assez grand nombre de ces charmants petits ouvrages, dont le musée du Louvre nous offre de précieux spécimens. Un Inventaire du duc de Bretagne (1414) mentionne un ours d’or, « esmaillé de blanc » et garni de pierreries. L’ Inventaire du duc de Berry, dressé en 1416, décrit également : « Un petit ymage d’or de Nostre-Dame, esmaillée de blanc, tenant son enfant à demi nu, et en sa main un balay longuet. » Nous relevons encore dans un Inventaire de Philippe le Bon, duc de Bourgogne (1467) : « Une paix d’or, où il a dedens une Véronicle esmaillée de blanc », etc. On pourrait multiplier ces citations. L’essentiel est de constater comment, de la pratique simultanée des émaux opaques couvrant toute la surface du métal, et des émaux translucides s’étendant aussi sur des parties importantes, il résulta, par suite de l’enchevê- trement de ces deux méthodes, l’emploi du procédé relativement expéditif de la peinture en émail. Ajoutons que — juste retour de la fortune — ce dernier procédé, par cela même qu’il était appliqué sur métal vulgaire, naquit, se développa et atteignit sa perfection dans cette ville de Limoges, qui, trois siècles plus tôt, s’était fait une sorte de monopole des émaux de fabrique, et qui allait de nouveau donner son nom à une des branches les plus importantes de l’émaillerie. Les émaux sur apprêt ou émaux peints sont parvenus jusqu’à nous en nombre considérable, non seulement parce qu’ils furent les derniers fabriqués, mais surtout parce qu’ils furent exécutés sur cuivre. Leur fabri- cation, en outre, nous est bien connue, puisque les procédés usités au xve et au xvie siècle sont encore pratiqués de nos jours. Nous nous bor- nerons donc, en ce qui les concerne, à de très rapides explications. Cette peinture en émail, somme toute, se rapproche par plus d’un point de la peinture des vitraux, et c’est ce qui explique comment une quantité d’artistes la pratiquèrent dès le principe avec une maîtrise remarquable. Au lieu d’appliquer un émail ombrant sur des verres colorés, on renversa le pro- blème en appliquant des émaux translucides sur un fond préalablement ombré. Dès lors, on cessa de creuser au burin la surface métallique destinée à être émaillée, — de façon à constituer le dessin de basse taille, dont nous avons expliqué le rôle, — on se contenta de peindre en grisaille, et à l’aide d’émaux ombrants, le sujet qu’on prétendait représenter, et de recou- vrir cette grisaille d’émaux translucides, — méthode simple, facile, expé- ditive et par suite peu coûteuse. Grâce à la première couche on obtenait un modelé riche et fondu. La seconde fournissait un coloris varié, profond et vibrant. Enfin, comme le métal de fond jouait lui-même un rôle important dans les émaux de basse taille, et que l’œil était habitué à ses rehauts PL. XIX. HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE. ÉCUSSON ÉMAILLÉ, peint par JEHAN DE COURT C /III ZfOl L’EM AI LLERI E 301 dorés, on les imita par l’application de hachures et de pointillés exécutés au pinceau avec de l’or en coquille. Tels furent les premiers procédés employés dans ce genre d’émail, qui devait par la suite donner le jour à tant d'œuvres admirables, et dont nous possédons d’assez nombreux exemples, qui tous — remarque curieuse — affectent des allures et un style étrangement archaïques. C’est aux environs de 1475 qu’apparaissent ces premiers émaux peints. Grand pial en émail peint par L. Limosin. L’abbé Texier, à qui son origine limousine a permis d’étudier avec un soin rare tout ce qui concerne l’art par excellence de sa province, parle 1 d’une statuette ornée d’émaux de ce genre, qui fut donnée à l’abbaye de Grandmont en 1479. Le musée de Limoges, d’autre part, possède une plaque remontant à 1484. Mais, même en admettant avec A.. Darcel ([lie la peinture en émail soit antérieure à ces deux spécimens, on peut s’étonner de trouver sur ces ouvrages primordiaux des figures longues ('I. maigres, empreintes d’une laideur maladive et vêtues de draperies aux plis cassés, 1. Dictionnaire d'orfèvrerie religieuse , p. 900. 30 2 HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE comme ou en voit sur les vitraux et les peintures de la première moitié du \ve siècle. Avec les deux dates (pie nous venons de relever, coïncide l’apparition à Limoges du premier de ces émailleurs illustres, chefs de dynasties artistiques, dont les héritiers devaient porter si haut la gloire de l’émaillerie limousine. Ce grand artiste, c’est Nardon Pénicaud, dont on constate, à partir de 1495, la féconde acti- vité. Le musée du Cluny pos- sède de lui une œuvre datée de 1503, remarquable au double point de vue de l’art du peintre et de l’habileté technique. A ce précurseur se rattachent trois artistes portant, eux aussi, le nom de Pénicaud, mais tous trois prénommés Jean, ce qui ne laisse pas — bien qu’on les ait désignés sous les noms de Jean Ier, Jean II et Jean III, — que d’embrouiller quelque peu leur généalogie. Avec un quatrième Pénicaud, appelé Pierre, lequel vivait encore en 1590, cette famille occupe tout le xvie siècle; et c’est la seule, en outre, qui débute dans ce qu’on peut appeler, avec raison, la période archaïque. Les Nouaillier (ou Nouailher) viennent après. Leur lignée commence en 1503 pour finir en 1804, comprenant ainsi, en un espace de trois siècles, après Coulv Nouaillier, le fondateur de la dynastie, Martin Nouaillier (1587-1634), Jacques (1605-1674), Pierre (1665-1717), Joseph (1666-1721), Jean-Baptiste (1699-1775), Martial et Bernard, nés l’un et l’autre vers 1702, et enfin Jean-Baptiste II (1732-1804). Les plus anciens d’entre ces artistes, toutefois, appartiennent déjà à ce qu’on peut appeler la seconde période. A partir de 1520, en effet, les procédés se compliquent et deviennent d’une ingéniosité plus grande. C’est le moment où les belles grisailles prennent une importance capitale et constituent une des spécialités les plus caracté- ristiques de la peinture en émail. Ces émailleurs doublement méritants, qui d’une touche si franche et si large exécutent ces remarquables ouvrages, ont renoncé à l’ancien genre de peinture sur préparation. Au lieu de commencer, comme leurs devanciers, par donner le modelé à l’aide d’une Émail peint. Assiette représentant un des signes du zodiaque. (Musée du Louvre.) L’EM AILLER I E 303 première application d’émail ombrant, ils étendent sur le métal une couche uniforme d’émail noir, violet ou bleu foncé, qu’on fixe en le passant au feu. Puis, sur ce fond, ils modèlent leur dessin avec une pâte blanche, qui par transparence prend des tons grisâtres d’une douceur exquise. Ce dessin, incorporé à la couche sous-jacente par une nouvelle cuisson, est ensuite repris, à l'aide de touches plus ou moins épaisses d’émail blanc, qui accentuent le modelé, raffermissent les contours, donnant aux formes leur précision et le relief qu’elles comportent. Et cette troisième couche étant, comme les autres, fixée par un nouveau passage au feu, nos artistes achèvent d’assurer à la composition son dernier éclat, au moyen de quelques rehauts d'or. Quand des décorations purement ornementales, pour lesquelles ce travail en camaïeu était jugé suffisant, l’ëmailleur voulait passer à des représentations plus compliquées, comme, par exemple, les scènes religieuses, les portraits, etc., alors, au lieu de commencer par couvrir sa plaque d’un fond noir, il se servait, comme dans la peinture ordinaire, d’émaux diversement colorés, en rose pour les carnations, en bistre plus ou moins foncé pour les cheveux, etc., et de cette façon il arrivait â exécuter de vrais tableaux. On peut voir au musée de Cluny, et particulièrement au Louvre, de quelle virtuosité étaient capables certains de ces maîtres illustres, et à quels résul- tats ils surent atteindre avec des moyens limités — surtout quand ils ne se laissèrent pas entraî- ner comme à Madrid, à Anet, à Chantilly ou à l’église Saint-Père de Chartres, à vouloir produire des ouvrages d’une taille exa- gérée et capables de rivaliser avec la peinture à l’huile. Un des plus illustres entre ces grands artistes est sans contredit Léonard Limosin. Tout d’abord il versa, lui aussi, dans l’archaïsme, et l’on possède de sa main une suite de plaques visiblement inspirées par les maîtres allemands, par Albert Durer notamment ; mais bientôt il tourna ses yeux vers d’autres contrées, il interpréta avec un rare talent le style si gracieux de l’École de Fontainebleau et lui demeura fidèle jusqu’à sa mort. Coupe en émail peint décorée de grotesque. 304 HISTOIRE DE E’ ORFEVRERIE FRANÇAISE Nommé par Henri II « peintre émailleur et valet de chambre du Roi », il conserva ce titre si recherché sous le règne de François II, et bien qu’il eût exécuté pour Anet, d’après les dessins du peintre Michel Rochetel, cette suite des douze apôtres aux proportions exagérées, dont nous parlions à l’instant, son talent trouva grâce devant les rancunes de la régente. Au déclin même de sa vie, il n’avait rien perdu de la haute faveur dont on l’avait ho- noré; car, en 1573, il était chargé d’exécuter le portrait de Henri III en Jupiter, et en 1574, de repré- senter, costumée en Vénus, les attraits quelque peu défraîchis de Catherine de Médicis. Faut-il ajouter que, plus qu’au- cun autre, Léonard Limosin mé- ritait cette auguste bienveillance? Ainsi ({ue le remarque fort juste- ment A. Darcel, il semble qu’il fut « de tous les émailleurs li- mousins, celui qui sut le mieux allier tous les procédés connus et pratiqués avant lui ». Per- sonne ne se montra à la fois peintre plus habile et praticien plus consommé. On peut voir au Louvre un certain nombre de portraits de sa main, qui sont de véritables chefs-d’œuvre, ceux notamment de Henri II, de Char- les IX, d’Anne de Montmorency, de Catherine de Médicis, du duc de Guise, etc. On a dit qu’il fut aidé dans sa tâche laborieuse par son frère Martin. La chose est possible. Ce dernier eut deux fils, Léonard II et François Limosin, qui pratiquèrent également la peinture sur émail. On cite aussi un Jean Limosin, émailleur du roi (1619), qui très vraisemblablement appartient à cette illustre famille. Pendant que Léonard Limosin exécutait pour le château d’Anet sa série d’apôtres, Pierre Courteys ou Courtois peignait pour le château de OC » PftYvis Saint Mathieu. (Email peint par Léonard Limosin pour le château d’Anet.) Pl. XX. HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE. CATHERINE DE MÉDIC1S DANS SON ORATOIRE ôrnail peint. 3/fuaee t/e C/untf. L’EMAILLERIE 305 Madrid, près Paris, une suite de grandes plaques représentant les prin- cipaux dieux de l’Olympe: Saturne, Jupiter, Mars, Mercure, Apollon, etc., mêlés aux vertus les plus chrétiennes : la Justice, la Prudence, la Charité; ces grands ouvrages sont conservés aujourd’hui au musée de Cluny. Au Louvre on peut voir également de nombreuses oeuvres de ce maître, des vaisselles, des soucoupes, des assiettes, et sur- tout le tableau vo- tif de la chapelle d’Écouen, dontles seize sujets attes- tent une maîtrise de premier ordre. On sait peu de chose de Jean de Court, si ce n’est qu'il eut un rare talent. (Notre planche XIX le prouve). Mais Pierre Courteys fut, lui aussi, le chef d’une dynas- tie importante. On connaît, de son nom, Martial, qu’on dit avoir été son frère; Pierre II, qui fut orfèvre émailleur de Christine de France, puis valet de chambre de Marie de Médicis (1608); Pierre III, « peintre émailleur de Madame, sœur unique du Roi ». Ces deux derniers furent logés aux Galeries du Louvre. S’il faut en croire A. Darcel, Pierre Ier Courteys aurait été l’élève de Pierre Reymond. On trouve, en effet, dans la facture de ces deux maîtres des analogies indiscutables, et comme P. Reymond est le premier en date, la filiation professionnelle paraît assez plausible. Ce Pierre Reymond, au demeurant, est célèbre. Le premier il eut l’idée de remplacer, dans les camaïeux, le fond noir par un fond bleu très foncé, qui depuis a pris son nom; mais, en dépit de cette originalité, il marque le commence- ment de la décadence. Les figures qu’il trace se manièrent. Son ornemen- tation, surtout au déclin de sa carrière, se tourmente et perd la grâce charmante qu’elle avait chez ses prédécesseurs. La plupart de scs motifs, Envers de plat en émail peint, attribué à Jean lit Pénicaud. 30G histoire de;l?orfèvrerie française enfin, ne sont que de seconde main et empruntés à Androuet du Cerceau, Théodore de Bry ou Virgile Solis. Avec les Laudin cette décadence s’accentue d’autant plus vite, que, dès 1580, le public commence à montrer une indifférence singulière à l’égard de cet art précieux de l’émaillerie, qui, pendant près d’un siècle, avait été si apprécié et avait constitué une des bran- ches importantes de la peinture. Quant à ses rapports avec l’orfèvrerie, sans approcher à beaucoup près de ce qu’ils avaient été au temps des émaux trans- lucides, ils étaient encore assez fréquents cependant et assez considérables, pour que le Légis- lateur se préoccupât, à diverses reprises, de la différence que l’adjonction de parties d’émail pouvait produire dans la valeur intrinsèque des pièces d’argen- terie et surtout des bijoux1. Pour ces derniers, on n’avait du reste jamais cessé d’employer ce pro- cédé de décoration. Son inalté- rable fraîcheur et ses brillantes colorations permettaient non seulement de varier l’aspect des joyaux, mais encore de mieux caractériser les emblèmes, dont le xvie siècle se montra si épris. Grâce à elles on pouvait aussi bla- sonner les armoiries. On sait, au surplus, quel rôle important l’émail jouait dans le Blason, cette science si chère à nos ancêtres, puisque le nom d’ « émaux » sert encore à désigner les seules couleurs admises dans la composition de l’armorial français 2. Enfin, il conserva sa place, mais plus Portrait de Catherine de Médicis. Émail de Léonard Limosin. (Musée du Louvre.) 1„ François Ier, par une Ordonnance du mois de mars 1540, défendit aux orfèvres d’user d’émaux opaques et leur permit seulement l’usage des émaux translucides. Mais sur la représentation que lui firent les orfèvres « qu’on ne pouvoit user d’Esmail clair en plusieurs Ouvrages, comme en Visages et Carnations de Figures, Filets appliqués en Bordures, Carcans, Chaînes, Boutons et autres, ausquels les Esmaux opaques doivent estre employèz », le roi, par un Edit donné à Sainte-Menehould le 21 sep tembre 1543, permit aux réclamants « d’user de tous Esmaux, pourvu que lesdits Esmaux soient bien et loyalement mis en besongne et sans aucun excès superflu ». Et cetLe tolérance servit de règle jus- qu’à la fin de l’Ancien Régime. (Voir Pierre Le Roy, Statuts et privilèges du corps des marchands orfèvres joyailliers de Paris, p. 132.) 2. « Comme l’émail, en orfèvrerie, est l’ouvrage calciné de verre et de métal, et peint de toutes sortes de couleurs; nos Héraults ont pris sujet de comprendre sous ce mot les métaux et les couleurs qui L’EMAILLERIE 307 exceptionnellement sur les vases d’or ou de vermeil, bassins, aiguières, salières, flacons, et jusque dans l’ornementation des armes offensives et défensives. On possède dans ce genre des poignées d’épée et des gardes de stylet, qui sont traitées comme de véritables bijoux, et le casque aussi bien que le bouclier d’or de Charles IX sont émaillés par partie. Mais quand à la Cour des Valois, — si fins amateurs, si raffinés en matière d’art — eut succédé celle des Bourbons, au fond assez indifférents à ces conceptions aimables et beaucoup moins connaisseurs, le goût de ces délicates frivolités disparut promptement. Une couche sociale arriva aux affaires, dont l’esprit pratique, mesquin, étroit, s’attacha plus à la valeur matérielle des pièces d’orfèvrerie qu’aux façons dont elles étaient susceptibles. Déjà les guerres religieuses avaient porté un coup tatal à l’émaillerie, et Bernard Palissy pouvait constater son déclin. « As-tu pas veu aussi, écrit-il, les esmailleurs de Limoges, lesquels par faute d’avoir tenu leur invention secrète, leur art est devenu si vil, qu’il leur est difficile de gaigner leur vie au prix qu’ils donnent leurs œu- vres. Je m’asseure avoir veu donner pour trois sols la douzaine des figures d'en- seigne que l’on portoit au bonnet; les- quelles enseignes estoyent si bien labou- rées et leurs émaux si bien parfonclus sur le cuivre, qu’il n’yavoit nulle peinture si plaisante. Et ce n’est pas cela advenu une fois, mais plus de cent mil et non seulement esdites enseignes, mais aussi esguières, salières et toutes autres es- pèces de vaisseaux, et autres histoires, lesquelles ils se sont advisés de faire. Chose fort à regretter1... » Le goût des beaux émaux persista néanmoins jusqu’à la mort de Catherine de Médicis. L Inventaire du château de Nérac dressé en 1555, entre autres objets consi- dérables, fabriqués à Limoges, mentionne une fontaine « d’esmailh faicte à personnaiges » et 05 pièces composant la parure d’un buffet. L 'Inventaire sont au nombre de sept, sçavoir, deux métaux, or et argent, et cinq couleurs, gueules, ajur, sable, sinople eL pourpre dont les armoiries sont composées. » (Louvain Géliot, la Vraye et parfaite science des armoiries, t. I, p. 264.) 1. Bernard Pai.issy, l'Art de terre, dans Œuvres complètes ; Paris, 1844, p. 30'.). Vase représentant Diane et Actéon. (Émail peint par Pierre Reymond.) 30S HISTOIRE DE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE de Catherine de Médicis (1.589) ne décrit pas moins de 140 pièces émail- lées. Ces chiffres se passent d’autant mieux de commentaires, qu’au siècle suivant on ne rencontre plus rien de pareil. Les Etats de la Maison du Roi nous livrent bien encore les noms de quelques artistes de talent, qui continuèrent d’être attachés à la personne royale. Nous possédons égale- ment un certain nombre de bijoux, de montres surtout, signés des frères Huault, de Jean TouLin, de Gribalin qui fut son élève, de Nicolas Laudin. On ne peut écrire une notice même écourtée sur l’émaillerie, sans rappeler qu’une école de cet art exista à Blois, qui compta Morlière, Robert Vouquier et Pierre Chartier parmi ses représentants les plus illustres. On ne peut omettre non plus de citer les noms justement célèbres de Dubié, de Jacques Bordier, de Louis de Guernier, de Durand, de La Martinière, et ceux surtout de Bain, de Petitot, de Liotard, etc., qui eurent de leur vivant une réputation européenne et l’ont conservée. Mais l’émaillerie, sous le pinceau de ces grands artistes, allait devenir une branche annexe de la miniature. Elle ne devait plus rien avoir à démêler avec l’orfèvrerie, objet essentiel de nos études, ni avec les productions si décoratives des vaillants joailliers du xvie siècle — interprètes attitrés des goûts à la fois somptueux et délicats de cette Cour des Valois, à laquelle il nous faut revenir après ce long détour. La Cène, émail de L. Limosin. (Musée de Cluny.) Pl. XXI. HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE. AIGUIÈRE AVEC SON BASSIN (j/t> ary.en i rcyjouJJe, cuc/c ci tio/'C. (jaicrtc ci >//c< CHAPITRE QUATORZIÈME Da ï^en aissance Influence de l’art italien sur la production française. Ses causes et ses effets. — Les orfèvres de François Ier. Benvenuto Cellini et l’atelier de la Porte de Nesle. — Projets et programmes. Intervention directe de la haute société dans la composition des ouvrages d’orfèvrerie. — Les Entrées solennelles des reines et des rois. Présents offerts par les villes. — Allégories et emblèmes. Passions des hommes pour les joyaux de prix. — Le deuil et les bijoux. Mme de Chateaubriand et la duchesse d’Étampes. i bon peut, soit en contemplant les ouvrages de nos orfèvres, soit en s’appuyant sur les textes si variés que nous avons produits, contester à bon droit l’influence décisive que, selon certains cri- tiques, l’art flamand aurait au xive et au xve siècle exercée sur l’orfèvrerie française; par contre, on ne saurait nier, nous l’avons hautement reconnu, que l’influence italienne ne se soit fait sentir chez nous au xvie siècle sous une forme indi- recte, mais déterminante et capable de modifier sensiblement le caractère de notre production nationale. Nous disons indirecte, parce que là encore, dans le domaine qui nous concerne, — et le fait vaut la peine qu’on le constate, — la main-d’œuvre reste entièrement française, et les plus beaux ouvrages, aussi bien que l’argenterie la plus courante, n’ont pour auteurs que des artistes nationaux. Comme les fournisseurs préférés de Charles VIII el de Louis XII, les deux orfèvres en litre de François Ier furent des Français. Ceux qu’il employait de préférence, quand il monta sur le trône, étaient Louis Deuzen ou Denzen, dont le nom n’a certes rien d’italien, et Pierre Mangot, de Blois, fils ou petit-fils d’André Mangot, orfèvre de Louis XL Fn 151G, le roi honora du titre de valet de sa garde-robe l’orfèvre Richard Salomon. On cite en outre, comme ayant obtenu en 1529 h' titre d’ « orfèvre 310 HISTOIRE DE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE des Menus-Plaisirs », Guillaume Caslillon, qui appartenait à une ancienne famille d’orfèvres parisiens. Son père, Jean Castillon (ou de Castillon), avait été, en 1503, élu Garde de l’Orfèvrerie. Lui- même remplit ces fonctions en 1516, 1520, 1525, 1530, 1536, 1545. On voit que s’il était digne par son habileté, sa haute probité et son bon renom, consacrés par le suffrage de ses collègues, d’être distingué par le roi de France, les pré- cédents établissent clairement sa nationalité. Pour peu que nous étendions le rayon de nos investigations et que nous relevions, soit dans les Dépenses secrètes, soit dans les Acquits au comptant de François Ie*'1, les noms des orfèvres auxquels la Cour, sous son règne, s’adressa le plus souvent, nous trouverons en- core fort peu d’étrangers et surtout de méri- dionaux. En première ligne il nous faut citer le vieux Gu i 1 1 au m e Hotman (a- lias Hottemen ou Hortement), d’origine allemande sans doute, mais établi depuis longtemps à Paris, puisqu’il figure parmi les Gardes de l’Orfèvrerie dès 1497. Ce Guillaume Hotman eut pour successeurs dans la faveur royale ses deux fils, Jean Hotman, élu Garde en 1515, en 1519 et 1539, et Thibault Hotman, qui exerça cette même dignité en 1520, 1523, 1527, 1532 et 1537. Au nombre des fournisseurs de la Couronne, nous remarquons éga- lement Jehan de Crèvecœur (alias de Creuvecours), qui figure parmi les Gardes de l’Orfèvrerie en 1503, 1508, 1516 et 1525; Jean Trudaine, qui fut chargé de dresser Y Inventaire et estimation de la vaisselle d’or du chancelier Duprat, et qui fut Garde en 1522, 1531 et 1534; Guil- laume Hérondelle, qui remplit la même charge en 1538, 1543 et 1548; Jean 1. Léon de Laborde, les Comptes des Bâtiments du roi. — Dépenses secrètes de François Ier, t. II, p. 199 et suiv. — Acquits au comptant, id., p. 359 et suiv. Flacon en or émaillé, attribué à Benvenuto Cellini. LA RENAISSANCE 311 Rousseau, le grand orfèvre de Lyon; Jehan Carie, établi à Rouen; Régnault Danet, Simon Gilles et Jacques Polain (alias Poulain), tous trois orfèvres parisiens, compris, avec des états de services moins brillants, parmi les fournisseurs les plus assidus de la Cour, et qui étaient, eux aussi, bien Français. Ajoutons qu’en fait d’orfèvres étrangers ayant travaillé pour François Ier, on ne peut guère citer qu’un ou deux artistes originaires de Milan, l’Anversois Georges Vezeler, le graveur véronais Matteo dal Nassaro (dont les comptes royaux dénaturent le nom, qu’ils transforment en Mathée d’Alvassar), et enfin la colonie des fondeurs et ciseleurs commandés par Ben- venuto Cellini, et établie au Petit Nesle. De tous ces artistes , un seul vraiment célèbre , vraiment choyé, avec cela homme de grand talent et d’audace peu commune, ne doutant de rien — et de lui encore moins que du reste — Benvenuto Cellini, aurait pu exercer sur l’art français une autorité plus ou moins décisive. Mais Cellini ne demeura que cinq ans à Paris, et pendant ce temps, s’occupa beaucoup plus de statuaire que d’orfèvrerie. Eh bien, en dehors de ce petit groupe, dont Buire en argent repoussé, ciselé et doré, attribuée à Benvenuto Cellini. (Palais Pitti.) nous aurons occasion de re- parler et dont l’action fut bien limitée, on ne relève aucun autre initiateur, — et si l’on ne découvre rien, c’est qu’il n’y a rien, sans quoi on n’eût pas manqué de le savoir. A cette époque, en effet, les privilèges corporatifs étaient encore respectés et tenus pour articles de loi. Les Maîtres des diverses Commu- nautés parisiennes consti- tuaient une sorte de féodalité. Salière en argent Ciselé et dore, exécutée par Benvenuto Cellini. (Trésor de Vienne.) Plusieurs d’entre elles avaient le droit exclusif d’exercer, sous un certain contrôle et en vertu de certains 312 HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE règlements, les différentes professions qui touchaient au commerce et à l’industrie de l’or et de l’argent. Si l'on eût accordé ce même droit à des étrangers, les Gardes de l’Orfèvrerie ne se seraient point fait faute de protester, comme ils ne se privèrent pas de le faire plus tard, quand Henri II établit les ateliers de la Trinité, et quand Henri IV ouvrit les logements privilégiés aux Galeries du Louvre. Or on ne trouve, sous le règne de Fran- çois Ier, aucune trace de protestations de ce genre, et l’on en peut conclure que, sauf la dérogation de l’hôtel de Nesle, sauf l’installation dans une enceinte royale de Cellini, d’Ascanio Desmarris, de Paul Romain et du Fla- mand Baulduc , travaillant exclusive- ment pour le roi, la production natio- nale de l’orfèvrerie en France, durant cette période si importante, demeura entièrement entre les mains des or- fèvres français. C’est à eux, par con- séquent, qu’il faut faire remonter tout l’honneur de ces belles pièces anonymes dont nous allons avoir à parler bien- tôt, et dont on attribue trop bénévolement l’exécution à des artistes italiens. En conséquence de ce qui précède, il faut bien reconnaître que si l’orfèvrerie française, soumise comme tous les arts somptuaires aux fluc- tuations de la mode, se conforma au goût régnant et emprunta parfois son inspiration à des sources étrangères, la main-d'œuvre parfaite qu’elle avait héritée du xive et du xve siècle lui facilita singulièrement cette assimi- lation et lui permit non seulement d’égaler, mais de surpasser comme exé- cution les spécimens qu’on lui donnait pour exemples. Certes, on peut parler, avec toute l’admiration qu’ils méritent, de la salière et du magnifique bassin que Benvenuto Cellini présenta à François Ier comme deux chefs- d’œuvre, et qui sont dignes de ce nom. On peut hardiment vanter ses dra- geoirs, ses aiguières. Mais, outre certains ouvrages bien français dont malheureusement le souvenir seul nous a été conservé, on admire, au Louvre, dans les vitrines de la galerie d’Apollon, nombre de pièces qui, pour avoir une paternité moins tapageuse, n’en atteignent pas moins à la perfection la plus délicate. La révolution qui, dès les premières années du xvie siècle, transforma Modèle de drageoir, d’après un dessin attribué à Benvenuto Cellini. LA RENAISSANCE 313 le caractère des belles orfèvreries, ne prit pas naissance dans le mysté- rieux réduit de la porte de Nesle, ni du reste dans aucun atelier étranger ou parisien. Elle partit de plus haut. Elle fut le résultat de la transformation qui s’effectua à cette même époque dans les idées et dans les goûts de la haute société française. Obligés de se conformer aux préférences de cette clientèle raffinée, les orfèvres, en effet, cessèrent peu à peu d’être les propres créateurs de leurs œuvres. Ils durent se laisser inspirer par leurs illustres clients. Au cours de cette héroïque chevauchée qui avait amené la conquête et presque aussitôt la perte du royaume de Naples, la noblesse française avait senti une étrange curiosité s’éveiller en elle. Elle s’était prise d’admiration pour l’Antiquité, d’enthousiasme pour les chefs-d’œuvre de la Renaissance italienne; et l’impression de cet art renou- velé avait été d’autant plus vive, que la révélation avait été plus soudaine. En outre, les temps avaient changé. Louis XI, en détruisant, avec une implacable méthode, cette féodalité dangereuse des « fleurs de lis », que le roi Jean avait si imprudemment fondée, avait du coup transformé l’état poli- tique et social de la France. Toute compétition au pouvoir souverain étant écartée, il était maintenant permis à la noblesse de se grouper autour de la personne royale. Dès lors, on devait voir la Cour du roi renfermer l’élite de l’aristo- cratie; et n’ayant plus entre eux de sujets de discorde, les beaux et riches seigneurs allaient — au moins pen- dant quelque temps — dépenser dans les plaisirs de la paix intérieure cette turbulente activité qu’ils avaient prodiguée dans les guerres intestines. A cette société nouvelle il fallait un art nouveau. La Cour et la noblesse furent d’autant plus facilement séduites par ces captivantes révé- lations, que l’art ogival — outre son défaut d’incarner un état dû me qui avait cessé d’être — épuisé, tourmenté; à bout de souffle, avait dit à peu près tout /i0 314 HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE ce qu’il avait à dire. Au retour, chacun de ces farouches guerriers se piqua de connaissances spéciales en matière artistique. Chaque grand seigneur commença de se doubler d’un amateur plus instruit que ses ascendants, et qui, frotté d’érudition latine, ayant une notion superficielle de l’Antiquité, désireux de faire prévaloir ses idées et son goût personnel, se crut de bonnes raisons pour ne pas s’en rapporter exclusivement à l’initiative des artistes qu’il faisait travailler. Désormais, au lieu de présenter des projets, les orfèvres parisiens reçurent des programmes. Les poètes et les statuaires furent consultés sur des faits d’orfèvrerie. Les bijoux de prix se compliquèrent des combinai- sons emblématiques, et les présents offerts par les villes aux reines et aux rois ne consistèrent plus, comme par le passé, en vaisselles somptueuses et magnifiques, mais en compositions allégoriques dissimulant parfois, sous une forme élégante et gracieuse, des rébus alambiqués. Ces derniers ouvrages vont nous permettre, au surplus, de constater, avec pièces à l’appui, cette transformation curieuse. Nous avons parlé plus haut des belles et pesantes vaisselles qui furent offertes au roi Jean, à Charles V et à Charles VI lors de leur Entrée solen- nelle dans la capitale. Les événements terribles qui précédèrent l’avène- ment de Charles VII autorisent à croire que cette coutume ne fut pas très exactement suivie pour ce dernier roi. Du moins ni Enguerrand de Monstrelet, ni Jean Chartier ne parlent d’orfèvreries offertes par la ville de Paris à ce prince, et ce silence esL d’autant plus éloquent que le second de ces historiens rapporte que ce « doulx roy et begnin » laissa leurs fran- chises et libertés aux habitants de « Mès en Lourraine », pour « certain cadeau qu’ilz luy firent de vaisselle dorée1 ». Jean de Troye, Nicole Cilles, F. de Belleforest et Godefroy observent le même silence à propos de Louis XI; mais les Comptes de la ville d’Amiens nous apprennent qu’en 1463, lorsque Charlotte de Savoie fit son Entrée dans la capitale de la Picardie, Pierre Latargié, orfèvre, livra aux magistrats « deux drageoirs et les lou- chettes y servant, lesquels furent présentés à la royne de France à sa joyeuse et première venue ». Ces objets, qui se recommandaient surtout par leur valeur intrinsèque, ne pesaient pas moins de 20 marcs. Nous savons, en outre, qu’à son entrée à Naples, en 1495, Charles VIII reçut un présent au moins égal à celui que son ancêtre Charles VI avait accepté des Parisiens. « Au milieu de la salle, écrit un auteur contemporain2, avoit un buffet qui fust donné au Roy, où y avoit linge non pareil, de dégré en dégré et 1. Jean Gievrtier, Chronique de Charles VII, t. II, p. 47. 2. Entrée et couronnement du roy à Naples. Voir aussi le Vergier d'honneur dans Archives cu- rieuses de l’hist. de France, lre série, l. I, p. 321. LA RENAISSANCE 315 y esloient les richesses d’or et d’argent, qui appartiennent au buffet du Roy : aiguières, bassins d’or, escuellez, platz, pintes, potz, flacons, grans navires, couppes d’or chargées de pierreries, grilles, broches, landiers, poellettes, tenailles, souffle[t]s, lanternes, tranchoirs, salières, couteaulx, chaudrons et chandeliers, tous d’or et d’argent. » — Enfin, nous savons encore qu’Anne de Bretagne et que Marie d’Angleterre, à leur Entrée solennelle à Paris — comme femmes de Louis XII — reçurent l’une et l’autre en cadeau des pièces de vaisselle de service. On offrit à la première une grande nef d’or, pesant 59 marcs 2 onces; à la seconde, un assortiment de Ëcuelle en argent doré et émaillé, attribuée à Benvenulo Cellini. vaisselle de vermeil d’une valeur de 6,000 livres. Ainsi, jusqu’à l’avènement de François Ier, ces dons magnifiques revêtirent des apparences d’utilité, et les cadeaux des villes consistèrent exclusivement en vaisselles d’usage'. A partir de François Ier, il n’en va plus de même. Le caractère sculp- tural et décoratif prime le reste. Il ne s’agit plus d’argenterie superbe, mais de véritables œuvres d’art; et à son Entrée à Paris, en 1515, le pré- sent que la municipalité offrit à ce roi est décrit comme suit dans le procès- verbal de remise : « C’est à sçavoir un ymage de S. François assis sur un pied double à quatre pilliers, entre lesquels pilliers a une salemande cou- ronnée tenant en sa gueule un escripteau esmaillé de rouge et blanc, auquel a en escript Nuîriscor et extinguo. Et au-dessus d’icelle couronne, un petit ange tenant une cordelière, en laquelle étoit assise une grande table d’esmeraulde carrée; iceluy ymage portant de hault, compris ledict pied et le chérubin, deux pieds et demy ou environ, le tout d’or pesant XLIII marcs 1. Godefroy, Cérémonial français, t. I, p. C87 et suiv., 733 et 1\\. 316 HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE IV onces V gros, touché et prisé par le maistre de la Monnoye de bon or d’escus à XXIII carats, — Lequel don et présent (ajoute le procès-verbal que nous citons) fut par ledic.t Seigneur, en la présence de plu- sieurs princes et seigneurs, receu et accepté joyeusement, en remer- ciant la Ville, et s’offrant avoir les affaires d’icelle en bonne recom- mandation. Et au présent faire estoient présens deux notaires (jue la Ville y avoit menéz pour en avoir acte1. » L’exemple de Paris fut, sur ce point, suivi par la province. En 1517, quand Fran- çois Ier se rendit à Rouen, la muni- cipalité lui donna une salamandre d’or, assise sur une terrasse de même métal, pesant 29 marcs. A la reine Claude de F rance on présenta une coupe d’or de 18 marcs; à la reine mère, deux vases de vermeil du poids de 63 marcs, et à la duchesse d’Alençon un saint François également en vermeil2. Lorsqu'on. 1531 la seconde femme de François Ier, la reine Eléonore, dut faire son Entrée à Paris, les érudits et les amateurs d’antiquité médi- taient de lui offrir un groupe allégorique dans lequel le vaisseau, emblème de la vieille Lutèce, aurait joué son rôle traditionnel. Malheureusement, il se trouva que la ville de Bordeaux avait pris les devants et offert, elle aussi, « un navire d’or avec trois hunes, fort beau et grand, plein d’escus au soleil, couvert et équipé comme s’il eust esté fait pour nager3 ». Il fallut donc, dans la crainte d’un double emploi, renoncer au projet caressé. On se rejeta sur une paire de candélabres, mais conçus d’après les idées nouvelles et répondant au goût du jour. La confection de ce curieux chef-d’œuvre donna lieu à de longues et intéressantes négociations, que nous demandons la permission de résumer ici, parce qu’elles jettent un jour particulier sur la façon dont étaient con- 1. Félibien, Histoire de Paris; pièces justificatives, t. III, p. 332. 2. Farin, Histoire de la ville de Rouen (1739), Ire partie, p. 117. 3. Les Triomphes et merveilles de la Cour avec la réception de Mme Aliénor et les enfans de France par les Princes et Dames. (Bordeaux, 1530.) Nef de table, en argent repoussé et ciselé. PL. XXII HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE LA RENAISSANCE 317 duites ces grandes commandes d’orfèvrerie. Le 9 mars 1530, les conseillers et échevins de Paris furent réunis à l’Hôtel de Ville pour « adviser sur le faict de l’Entrée de la reyne Éléûnor ». Le gouverneur de Paris leur fit donner lecture d’une lettre annonçant l’envoi au sieur Dacherie d’un mémoire relatif à deux chandeliers, qui paraissaient devoir plaire à la reine. Ce mémoire descriptif indique que ces chandeliers devront être de haute taille, de façon à être placés à terre aux deux extrémités de la table, qu’ils pourront servir de drageoirs au besoin, porteront les emblèmes et les armes de la ville, des figures allégoriques relatives à la lumière et des banderoles chargées d’inscriptions. Cette proposition rencontra une cer- taine opposition. Plusieurs des assistants, s’en rapportant aux précédents, préféraient qu’on donnât à la princesse « un beau buffet bien complet, de vaisselle d’argent toute vermeille, de la plus belle façon que l’on pourra adviser». Le 19 octobre, rien n’était encore décidé. On réunit de nouveau le Conseil; on lui donna connaissance d’une nouvelle lettre du sieur de la Barre, expliquant que le don d’un buffet ferait double emploi avec ceux que possédait déjà la princesse, « d’autant que vous devez croire et penser qu’elle en a tant beaux que n’est possible de plus ». On avait proposé entre temps le don d’une statuette de la Con- corde; le gouverneur de Paris prétend que « ce ne seroit que redite ». Il revient aux chandeliers, dont il fournit une plus ample description, et l’on décide, séance tenante, « de suivre le vouloir du roy », de se conformer aux indications fournies par la lettre dont il vient d’être donné lecture, et l’on arrête que « les pourtraits qui seroient faits dudit don » seront envoyés au gouverneur pour qu’il fasse connaître son avis. Il est à croire que la commande de ces beaux candélabres ne se lit point attendre, car, moins de quatre mois après, les orfèvres Thibaut Ilotman et Simon Cressé' l’aîné en effectuaient la livraison, et le 16 mars 1531, à l’IIôtel de Ville, on pro- 1. Nous avons déjà parlé de Thibaut Ilotman. Simon Cressé, qui lui lut associé pour l’exécution de ces flambeaux, appartenait à une puissante famille d’orfèvres. Lui-même avait été Garde de l'Orfèvrerie en 1507, 1513, 1516, 1520, 1521, 1529. On l’appelait l’ainé à cause de son frère Thibaut Cressé, qui fut Garde en 1532. Simon laissa un fils qui porta le même prénom, succéda à son père et fui nommé Garde a son tour en 1511 , 1515, 1519 et 1553. On voit que la municipalité parisienne plaçait bien sa confiance. Candélabre en argent fondu et ciselé, offert par la ville de Paris à la reine Eléonore, en 1531, d’après la gravure publiée par Geolïroi Tory. .118 HISTOIRE DE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE cédait, en présence du prévôt des marchands et des échevins, à leur réception et à la constatation exacte du métal employé. — La première pesée, comprenant le pied du premier chandelier, garni de griffes et de avec sa belle-mère et ses beaux-fils dîner à l’Hôtel de Ville, le présent lui fut offert et, si nous en croyons les procès-verbaux consignés sur les registres de l’Hôtel de Ville, fut loué par la princesse et accepté par elle avec grande joie. La reproduction que nous donnons de ces chandeliers, soigneusement restitués d’après une gravure sur bois du temps, nous dispense d’insister sur les mérites de ces curieux ouvrages. En tout cas, la vue de ce superbe « don » paraît avoir impressionné assez vivement Louise de Savoie et excité quelque peu la jalouse susceptibilité de cette princesse; car, le 22 mars, les prévôt des marchands et échevins se réunissaient de nouveau et décidaient d’offrir un autre cadeau à la mère du roi, pour qu’elle eut «les affaires de ladite Ville en bonne recommanda- tion ». Et l’on fit acheter chez Jacques Morin, lapidaire, un tableau d’argent doré représentant « une pucelle garnie de pierreries », défendue par un saint Georges, auxquels on substitua «un sainct Louys et un arbre d’or1 ». ■I. Extraits des registres de l'Hôtel de Ville de Paris. — Godefroy, Cérémonial françois, t. I, p.771, 778, 779, 802, 803 et suiv. pommes rondes, d’un « pot d’antique », et, au-dessus, d’un « pot rond revestu de rouleaux et feuilles », donna 62 marcs 1 once. La seconde, composée d’un grand vase, chargé de « triomphes et nœuds d’an- tique », portant deux « tar- gettes » aux armes de la prin- cesse et une frise représentant des batailles, fournit 48 marcs 2 onces 1/2. Enfin, la partie su- périeure, formant un long collet orné d’une danse de satyres et de nymphes et de figures ser- vant à porter les flambeaux, rendit 50 marcs 5 onces 1/2, soit en tout 160 marcs 9 onces. Nef en argent repoussé et doré, dite de Charles-Quint. (Musée de Cluny.) Le second candélabre était un peu plus lourd. Le 19 mars, trois jours plus tard, la reine étant venue LA RENAISSANCE 319 Neuf ans plus tard, quand Charles-Quint obtint de la généreuse, fai- blesse de François Ier la permission de traverser la France pour aller châtier les Gantois révoltés, le roi poussa la courtoisie jusqu'à vouloir que son impérial visiteur fût partout reçu et traité comme s'il était lui-même roi de France. En conséquence, la ville de Paris fut invitée à offrir un présent à l’Empereur. A cet effet, une députation se rendit à son audience. « Messieurs de l’Hôtel de Ville, écrit un contemporain1, y firent paroi tre leur gravité estans richement habillés et parés selon leurs estais et offices, et lui firent don d'un beau Herculès tout d’argent et revêtu de sa peau de lion (ainsi que les poètes le décrivent), laquelle éloit d'or; et étoit cette statue proportionnée à la juste hauteur d’un grand homme, pour faire voir à l'em- pereur les richesses de la ville suffisantes de lui tenir tète, et fournir au roi ce qui lui seroil nécessaire pour les frais de la guerre. » Un autre document, où il est question de ce chef-d’œuvre d’orfèvrerie, donne sur cette belle pièce quelques détails à retenir. Ce « bel et grand Her- culès effigie, y est-il dit, tenoil deux grosses colonnes d’ar- gent, lesquelles il plantoil à force dedans terre; et portoit en son escharpe un grand escripteau où il y avoil escript : Altéra alterius rouer; et à l’entour desdictes colonnes estoit escript : Plus outre, qui est la devise dudict Empereur, et avoit à ses pieds sur le devant un aigle à deux lestes. Lequel Herculès fut mis Net de table en urgent repoussé el ciselé, dedans dans un esluy de cuir, sur lequel avoit des aigles à deux lestes doréz, et estoit doublé de satin verd. » L’auteur de la Chronique du Roy Françoys premier veut bien nous t. Guillaume du Bellay, Mémoires, dans AI cm. relut, à l’Iiist. de France, I. Vi, |>. 190. 320 HISTOIRE HE L'ORFEVRERIE FRANÇAISE apprendre, en outre, que l’Empereur « icelluy présent accepta de bon cœur, monslrant joyeux saige et les en remercia1 ». Ceci se passait le dimanche 4 janvier 1540. Or cette même Chronique nous informe que l’année précédente, le 27 avril, le roi de France avait reçu à Sens, lors de son Entrée solennelle, un cadeau d’orfèvrerie plus ingénieux encore que celui offert à l’empereur par la ville- de Paris et dont il avait dû être d’autant plus touché, qu’il contenait une allusion délicate à la lutte soutenue par le roi contre ce même Charles-Ouint. « Les eschevins luy firent don et présent d’une fontaine d’argent doré de fin or, faicte d’un fort et triomphant artiffice; alentour de laquelle estoyent les gestes de Julles César estant ès Gaulles senonenses, et les résis- tances faictes par les habitans dudit Sens à l’encontre dudict César; et au plus hault d’icelle estoit ladicte fontaine, environnée des sept vertuz cardinalles, par la bouche desquelles l’eau de ladite fontaine distilloit et tumboit en un riche et sumptueulx bassin de cristallin, enrichi d’an- tique et esmail 2. » On comprend qu’une fois en si bonne voie les orfèvres ne devaient plus s’arrêter. Le récit que Hardouin Chauveau a tracé de l’Entrée de Henri II à Paris contient une longue description du groupe offert à ce roi, laquelle ne tient pas moins de deux grandes pages. Tout d’abord l’auteur prend soin de bien nous expliquer que le présent « estoit tout de fin or de ducat, cizelé, buriné, et conduict par un tel artifice d’orfèvrerie, que l’on ne veit oneques plus belle pièce d’ouvrage en toute Europe ». Mais le principal pour nous, c’est de savoir qu’il con- sistait en un beau groupe, dont la base triangulaire reposait sur trois harpies, personnifiant les vices, que trois rois foulaient aux pieds. « Le visage du premier, écrit Hardouin Chauveau, se rapportoit naïvement au roi Louis douzième, ayeul, et celuy du second au roy François, père du triumphant, lequel aussi pouvoyt y veoir le sien exprimé comme en un 1. Féubien, Hist. de Pans; pièces justificatives (1. III, p. 357). A Orléans, les èchevins lui offrirent un magnifique buffet de vermeil « tout doré en adastum, apparant estre de valeur de dix mil frans », qui, selon d’autres, en avait coûté six mille. ( Chronique du roy François premier du nom , p. 288.) 2. La reine reçut « un aultre beau et magnificque présent d’une coupe d’or estimée à trois cens escuz ». (Georges GuifFrey, Chronicque du roy Françoys premier 'du nom, p. 266 et 267.) Brûle-parfum en argent ciselé, composé par Étienne Delaune. LA RENAISSANCE 321 miroer. » Ses deux prédécesseurs montraient au roi « une table carrée en manière de cartoche, attachée à l’une des branches avec une petite chaisnette d’or de subtile manufacture, dedans laquelle esloit escrite, d’esmail blanc sur fons noir : magnum, magna decent». Trois autres figures, Janus, la Justice et la Noblesse, complétaient ce groupe à la fois ingénieux et magnifique, que Henri II « receut de bon cœur, corne évidentement manifesta le veüe (le regard) qui donnoit signe de liesse, pendant que la bouche royale respondoit à la petite harangue du prévost des marchans». Le lendemain, Catherine de Médicis, à son tour, fit son Entrée dans la capitale. La reine se rendit de Saint-Denis-de-la-Chartre a Notre-Dame, sous un dais superbe porté par Simon Cressé, Pierre Pijart, Jacques Barbier, Pierre Sanson, Pierre Hotmail et Noël Pincebourde, qui, cette année- là, étaient Gardes de l’Orfèvrerie. Elle fut ensuite conduite à l’évêché, dans une salle spécialement préparée, et « cela faict, le prévost des marchans, avec les eschevins de la ville, feit présent à la Royne d’un buffet bien accompli de vais- selle d’argent doré à deux couches, si qu’il sembloit que ce fust tout fin or, semé de fleurs de lys avec crois- sans 1 ». Lorsque Henri II fit, en 1551, son Entrée solen- nelle à Rouen, les orfèvres de celte ville tinrent à ne pas se montrer moins ingé- nieux que leurs confrères de la capitale; aussi le ca- deau offert au roi consistait- il en une statue de Minerve, haute de deux pieds, « autant bien taillée, que fust oncques Coffret émaillé aux chiffres de Henri H celle d’or et d’ivoire fa- et de Catherine de Médicis. briquée par Phydias ». Elle avait les « cheveulx grésilles, testonnéz et torquéz d un vei t rameau de palme, symbole de la victoire ». De sa main gauche elle tenait une lance à laquelle était suspendue une sorte de trophée. Sa main droite portait 1. IIardouin Chauveau, Entrée du roi, etc. — Godefroid, Cérémonial françois, t. I, p. 870 et suiv. 41 322 HISTOIRE DE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE une branche d’olivier. Un des côtés du piédestal présentait « une cartouche enrichie de ce quatrain couché de noir sur blanc esmail » : Après t’avoir instruict en sapience, Donner te vueil mon olive et harnoys, Qui te feront, usans d’eulx par science, Roy triumphant au monde sur tous Roys. Le cadeau que les Rouennais offrirent le jour suivant à Catherine de Médicis n’était ni moins beau ni moins précieux. C’était une statuette « de fin or de ducat, de pied et demy de hauteur ». Elle était « autant bien cizellée, taillée et proportionnée par bonne et juste symmétrie et artificielle sculpture, qu’elle ne cédoit en rien à la Minerve du Roy ». Elle était, en outre, « esmaillée sur le nud d’incarnation » et « représentoit la Vierge astrée » — « ladicte Dame estant avec toutes les proportions et beaultéz artificielles d’architecture », et portant les cinq vers qui suivent : Royne, sans per, je suis la Vierge Astrée, Qui revien vivre en ce ciècle fécond, Voyant régner, par grâce à tous monstrée, Le tien espoux, ung auguste second Dont la vertu rend la France illustrée 1 . Enfin, et pour bien marquer le retour de l’art vers les formes antiques, un certain nombre d’habitants de Rouen, costumés en Romains, figurèrent dans le cortège, portant sur leurs épaules ou sur leurs tètes des vases de métal, dont les profils classiques montrent assez quelles préoccupations artistiques dominaient en province aussi bien qu’à Paris. On aura remarqué que, pour la reine, les orfèvres parisiens ne s’étaient pas mis en grands frais d’imagination. Au lieu de composer une œuvre d’art, ils s’étaient bornés à remettre à Catherine un lot choisi de vaisselle de vermeil. Il en fut de même pour François R, qui reçut de la ville de Paris « un beau grand bassin d’argent vermeil doré, plein de dragées», parce qu’il fit son Entrée solennelle (4 juin 1559) étant encore dauphin de France. Mais, avec Charles IX, les élégantes et savantes traditions reprirent, et le Bref et sommaire recueil, publié par Denis Dupré en 1572, contient une longue et minutieuse description du présent offert par le prévôt des mar- chands au nouveau roi très chrétien. Ce présent consistait en un piédestal porté par quatre dauphins, sur lequel s’élevait un char de triomphe traîné par deux lions ayant au col les armoiries de la Ville. Dans ce beau char, I. Farin, Ilist. de la ville de Rouen, p. 127. Le connétable, à cette même Entrée, reçut deux vases de vermeil pesant 50 marcs ; Diane de Poitiers, deux bassins avec leurs aiguières en vermeil de 48 marcs ; et le chancelier, six coupes de vermeil. Aiguière, bassin et coupe en vermeil ciselé. (Galerie d’Apollon.) 324 HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE on apercevait « Ci belle mère des dieux, représentant la Royne mère du Roy, accompagnée des dieux Neptune et Pluton et [de la] déesse Junon, représentant Messeigneurs frères et Madame sœur du Roy ». Cybèle se retournait pour regarder un Jupiter à cheval — c’est-à-dire Charles IX — placé au sommet de deux colonnes, l’une d’or, l’autre d’argent, figurant celle-ci la Pitié, celle-là la Justice. Un aigle le couronnait. Sur le piédestal escortant le char se trouvaient Charlemagne, Charles V, Charles VII et Charles Mil, « lesquelz, dit le Bref et sommaire recueil, de leur temps sont venus à chef de leurs entreprises, et leurs règnes ont esté heureux et prospères après plusieurs affaires mises à fin, comme nous espérons qu’il adviendra de nostre Roy ». La planche qui accom- pagne ce chapitre, fidèle inter- prétation de la gravure d’Olivier Codoré, fera juger, au surplus, du style de l’œuvre et de la richesse de sa compo- sition. Quant à la reine, elle fit son Entrée le jour suivant, et une rarissime brochure, intitulée l 'Ordre et forme qui a esté tenu au sacre et couronne- ment d’Elisabeth d’Autriche, nous apprend que, conformé- ment à l’usage établi, elle fut conduite à la maison épisco- pale, où on lui offrit une délicate collation. Après cela, on la mena « en une chambre prochaine, en laquelle esloit dressé, sur une table, un buffet d’argent vermeil doré [et] cizelé, de. grande valeur; lequel, pour l’excellence de l’ouvrage d’iceluy et beauté des histoires convenables et dépendantes des choses susdictes, dont il estoit aorné par tout, mériteroit bien une descrip- tion à part. Ce buffet lui fut présenté et offert par lesdicts prévost des marchans et eschevins, non comme chose digne de sa roïale Majesté, mais pour recognoissance de l’honneur qu’il luy avoyt pieu faire à ladicte ville1. » Enfin le dernier présent de ce genre offert à un prince par la ville de Paris fut celui que Henri III reçut le 15 septembre 1573, lende- I. L'Ordre et forme qui a esté tenu au sacre et couronnement d’ Élisabeth d’Autriche (Paris, 1572). LA RENAISSANCE 325 main de l’Entrée solennelle faite par lui dans la capitale en qualité de roi de Pologne. Ce jour-là, le prévôt des marchands, les échevins , procureur, greffier, receveur et autres officiers de la Ville, bien magnifiquement vêtus, se rendirent processionnelle- ment « à l’hostel d’Anjou, où estoit logé ledict sieur roy de Pologne, et luy offrirent, au nom commun des habilans, bourgeois et citoyens d’icelle Ville, le pré- sent qu’ils luy avoient préparé, qui estoit un chariot d’argent doré, taillé, esmaillé et enrichi, dedans lequel il y avoit un dieu Mars tiré à deux chevaux blancs; derrière lequel charriot y avoit un laurier chargé de trophées d’armes et au-dessus une quantité de mouches à miel en troupes, dessus un pied en façon d’ovalle, y ayant quatre grands roulleaux... Lequel présent ils supplièrent très humblement Sa Majesté recepvoir et l’avoir aussi agréable, comme il luy estoit offert de bon cœur, comme plus au long luy fut dict par la harangue que luy en fist ledict sieur prévost des marchands, lequel luy dé- SlalueUe en argent repoussé. clara ce que signifioit ledict présent et chacune pièce d’iceluy. Auquel fut res- pondu par ledict sieur roy de Pologne fort humai- nement et bénévolement, remerciant ladicle Ville de ce beau présent qui luy estoit offert, et aussi de l'honneur très grand que l’on luy avoit taict à ladicle Entrée, disant que c’esloit la plus belle Entrée qui jamais fut faicte en ladicte Ville à roy quelconque; et prist et accepta ledict présent b » On trouvera peut-être que nous nous sommes longuement étendu sur ces orfèvreries, ottertes aux souverains dans ces occasions exceptionnelles. Nous l’avons fait pour deux motifs : le premier, c’est qu’il nous a semblé que les œuvres présentées par les premières villes du royaume aux princes dont elles tenaient à se concilier les bonnes grâces devaient marquer, si l’on peut dire ainsi, le point de perfection auquel étaient parvenus l’art et l’industrie des orfèvres. Le second, c’est que, pour atteindre leur but et voir leurs ouvrages appréciés Statuette en argent repoussé. 1. Félibien, Hist. de la ville de Paris; pièces justificatives, t. 111, p. ■VS'.)1’. 326 HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE comme ils le désiraient, les magistrats municipaux, et après eux les artistes, devaient se conformer aux idées dominantes et s’inspirer de ce ([ue l’on était porté alors à considérer comme le « bon goût ». Aucunes autres pièces d’orfèvrerie ne fournis- sent, par conséquent, un indice plus certain des évolutions que ce « bon goût» subit alors. Aussi chacun de ces présents peut-il être regardé comme un spécimen exact des tendances en honneur au moment où il fut exécuté. Enfin, dernière constatation, et non moins significative, si ces présents allé- goriques prennent naissance avec la dynastie des Valois- Orléans, ils prennent fin, par contre, à l’avènement des Bourbons. Nous n’avons pu re- trouver qu’un seul cadeau de ce genre offert à Henri IV, en 1596, lors de son Entrée à Rouen. Encore, consistant en un grand bassin et six larges coupes de vermeil, rentrait-il dans la catégorie des orfèvreries courantes. L’unique groupe emblématique que nous ayons à noter ensuite signala l’Entrée de Louis XIII et d’Anne d’Autriche à Lyon. Puis ce fut tout. Si, passant à l’examen d’objels de moindre importance, nous prenions soin d’étudier l’argenterie de parade, l’orfèvrerie de service, aussi bien du reste que les joyaux et les bijoux, nous retrouverions, durant tout le xvie siècle, des préoccupations identiques, diri- geant la conception des diverses créations de nos orfèvres et de nos joailliers. Même dans les plus futiles, dans les moins coûteuses de leurs productions, les allusions savantes et les tendances littéraires jouent un rôle considérable. Ce goût d’érudition est d’autant plus important à constater qu’il exerça une influence directe sur le choix des formes et l’arrangement de l’ornementation. Se traduisant en emblèmes gracieux, ornés de devises obscures, à sens multiples, il présida à l’éclosion d’une foule de ravissants ouvrages, d’une ingéniosité un peu quintessenciée peut-être, mais pleine assurément de grâce et de charme. Nautile en cristal de roche monté en argent ciselé et doré. Les poètes les plus appréciés et les femmes les plus spirituelles de ce LA RENAISSANCE 327 temps ne dédaignèrent pas, en effet, d’inspirer et même de régler l’agen- cement de ces petits chefs-d’œuvre. Aussi la signification emblématique de ces bijoux explique-t-elle, dans bien des cas, la singulière passion, partagée par les hommes les plus considérables et par les moins folâtres, pour des parures qui nous paraissent aujourd’hui étrangement frivoles et surtout déplacées. Ce n’est pas sans quelque étonnement, par exemple, que nous voyons, à l’entrevue du Camp du drap d’or, François Ier passer autour du poignet de Henri VIII un bracelet d’une valeur de 30,000 « angelots » et le prier de le porter désormais « pour l’amour de luy », et le roi d’Angle- terre retirer de son cou un collier de 15,000 « angelots » que le roi de France s’empressa de mettre. Boucles d’oreilles, perles, enseignes, bagues, chaînes pesantes, médaillons d’or et d’émail, rentraient, nous le savons, dans l’ajustement des grands seigneurs ainsi que des personnages de moindre importance. Malgré cela nous éprouvons une certaine surprise, lorsque nous apprenons du maréchal de Vieilleville que l’amour des Allemands pour les bagues était si grand, que, ne pouvant porter à leurs doigts toutes celles qu’ils possédaient, ils les pendaient ordinairement à leur col, enfilées vraisemblablement dans des rubans ou des chaînes1. Quant aux femmes, il était naturel qu’elles sacrifiassent à celte passion si particulière à leur sexe et qu’elles donnassent libre cours à ce déborde- ment d’ « atours et richesses de pierreries » dont les « esclairs, rayons et reluisemens nous esblouyssent et hument nostre veüe ». S’il faut en croire les indiscrets, les événements les plus funestes n’étaient même pas capables de modérer cette passion, de diminuer ce goût. Les deuils les plus cruels ne faisaient que changer la nature et la forme des parures. Brantôme parle, non sans quelque respect, de ces « belles et honnestes dames, ayant perdu leurs serviteurs en une fortune de guerre », et qui témoignaient de leurs « regrets et lamentations » par les bénitiers, têtes de mort et « toutes sortes de trophées de la mort » qu’elles prodiguaient « en leurs affiquets, joyaux et bracelets ». Le même auteur nous apprend que Marie Stuart ne dépouilla même pas ses bijoux pour monter sur l’échafaud et pour mettre son col sur le billot. Le bourreau d’un coup de hache « luy enfonça ses attiffets dans la teste 2 ». Mais ne craignons pas d’insister sur ce point : ce qui faisait, aux yeux de leurs possesseurs, l’importance de ces bijoux auxquels on tenait tant, c’était bien moins leur valeur intrinsèque que leur valeur sentimen- tale. L’or et les pierreries n’étaient pas ce qu’on estimait le plus en eux, 1 . Mémoires du maréchal de Fleuranges, dans Mém. relat. à l'hist. de France, I. XVI, p. 274. — Mémoires du maréchal de Vieilleville, ibid., t. XXXI, p. 136. 2. Mémoires du maréchal de Vieilleville, loc. cit., t. XXXI, p. 53. — Brantôme, Daines galantes (art. Des cocus) (4 Dames illustres (art. Marie Stuart). 328 HISTOIRE HE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE mais le doux souvenir qui s’attachait à leurs devises, elle langage aimable de leurs emblèmes. Voilà ce qui donnait un prix inestimable aux bijoux prodigués à la brune Mme de Chateaubriand par son infidèle et royal amant. Aussi, quand la duchesse d’Etampes, à qui François Ier ne savait rien refuser, voulut avoir ces joyaux, « pour l’amour des belles devises qui, suivant l’expression de Brantôme, y estoient mises engravées et empreintes, lesquelles la reine de Navarre avoit faites et composées », la noble dé- laissée fit fondre le tout et rendit un lingot, au lieu de ces merveilles que la postérité aurait été si heureuse de pouvoir connaître. Malheureusement, les bijoux de Mme de Chateaubriand ne furent point les seuls qui subirent celte fatale destinée, et le chiffre des joyaux de cette féconde et charmante époque parvenus jusqu’à nous est singulièrement réduit. C’est à peine si nos collections publiques et privées peuvent mon- trer quelques spécimens de cette élégante joaillerie, très nombreuse jadis et maintenant trop rare. Le musée du Louvre et celui de Cluny en possèdent d’exquis; leur vue fait singulièrement regretter ceux dont la perle fut causée par l’amour du changement et surtout par les perturbations pro- fondes qui agitèrent la seconde moitié du xvie siècle. Hàtons-nous d’ajouter que l’orfèvrerie civile et religieuse ne fut pas plus épargnée que la joaillerie. Nous voilà donc encore obligés de nous en rapporter trop souvent aux documents écrits, pour avoir une idée assez précise des beaux ouvrages exécutés, en ces temps troublés, par nos grands orfèvres. Mais, avant tout, il convient d’examiner en quel état se trouvait alors non seule- ment l'argenterie royale, mais celle aussi des riches particuliers. C’est ce que nous ferons dans le chapitre suivant, à l’aide de quelques documents d’archives. Pent-à-col en or ciselé, exécuté pour l’entrevue de Bayonne (1565). Pl. XX J 1 1- HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE. mn 3 £ S S'Ai N ne/u et cue/c. LA RENAISSANCE 353 favoris de Catherine de Médicis. Il est plus probable encore que la merveilleuse armure de Charles IX fut exécutée par Robert Bourgonnière, Jean Delvaux ou Jacques Even, qui avaient fourni le buffet offert à Élisabeth d’Autriche lors de son Entrée dans la capitale. Les médaillons emblématiques destinés au héros de l’entrevue de Bayonne, que nous repro- duisons page 342, étaient dus sans doute à Jean Barlon et Jérôme Doyen, orfèvres bordelais, qui gravèrent, en 1559, la médaille offerte par leur ville à Isabelle de France, se rendant en Espagne. Nous savons encore que Richard Toutin exécuta un « mirouer de cristal de roche, enrichy et couvert d’or», pour la duchesse de Lorraine. Les Comptes royaux nous apprennent aussi que Jehan Hotman fournit, en 1532, la coupe d’or remise, par ordre de François I", au vicomte de Rochefort, envoyé du roi d’Angle- terre, et que Thibault Ilolman livra la coupe de même métal que le roi « bailla » à l’évêque d’Auxerre « à son partement pour aller à Rome ». Jehan Delabarre nous est signalé par les Registres consulaires de Lyon comme ayant ciselé le cadeau offert à Henri II et à Catherine de Médicis, à leur Entrée dans cette ville, et les Archives de la ville de Pau désignent Jehan Chesneau, de la Rochelle, comme orfèvre préféré de Jeanne d’Albret. Faut-il mentionner encore les noms de Hiérosme Coustard, de Mathurin Lussaut et de Gilbert Girandeau , qui figurent , eux aussi, parmi les orfèvres de la Couronne? Les documents d’ar- chives nous révèlent que Gilbert Girandeau fut chargé de dresser V Inventaire des joyaux de Catherine de Médicis, et que Lussaut tra- vailla beaucoup pour cette reine (ce qui ne l’empêcha pas d’être assassiné à la Saint-Barthélemy). Nous relevons enfin, sur la liste des Gardes de la Communauté, les noms souvent répétés de Jean de la Noirée, de Jean Trudaine, de Noël Rincebourde, de Jacques Lempereur, de Jean Ilavart, de Nicolas Lcpeuple, et nous voyons pério- diquement reparaître les descendants de ces nombreuses et puissantes lignées d’orfèvres, Pierre, Lambert, Claude et Simon Hotman; — Pierre, Jacques, Jean et Robert Pijart; — Jean I"', Guillaume et Jean 11 Ilérondelle; — Claude et Jean Delahaye; — Mathieu, Claude et Mathias Marcel; — Simon, Jean et Simon Cressé; — Jean et Guillaume Caslillon, etc., attestant 45 Reliquaire de la Résurrection, en argent ciselé et doré, offert par Henri II à la cathédrale de Reims. HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE que les oflicines des grands orfèvres parisiens étaient devenues des sortes de fiefs héréditaires, qui, demeurant l’apanage de puissantes familles, se transmettaient de génération en génération. Mais, faute de textes certains, il nous est malheureusement impossible d’assigner à chacun la part qui lui revient dans les chefs-d’œuvre enfantés par cette féconde époque. Quel était fauteur de cette plaque « toute d’or, grande comme la main, où estoient groupés les fruits et singularitéz de chaque province », que seize dames figurant les Provinces de France offrirent au duc d’Anjou, quand il fut appelé au trône de Pologne? Quel artiste avait ciselé « le sainct Loys d’argent qui esloit en l’oratoire du roy et fut pris par aucuns qui depuis le firent fondre et partirent entre eux l’argent? » A qui attribuer ces écuelies exquises de cristal de roche, enchâssées dans l’or pur et brillant; ces anneaux, ces pents-à-col, ces mille bijoux délicieux dont grandes dames et princesses — la reine Marguerite en tête — aimaient à se parer? C’est à peine si, à défaut d’œuvres originales, quelques dessins parvenus jusqu’à nous se chargent de nous édifier sur les qualités et les mérites des ouvrages les plus courants de ce temps. Nous voulons parler des délicates eaux-fortes de ceux qu’on appelle les « petits maîtres », d’Etienne Delaune, cet orfèvre de fine race, de Woëiriol et d’Hennequin de Metz, ces deux Lorrains au talent ingénieux, de René Boivin et de Du Cerceau — exemples charmants, précieux spécimens d’un art exquis, permettant de bien saisir les particularités qui distinguent la production du xvie siècle, et de se persuader que, sous le règne des Valois, l’orfèvrerie française demeure la première orfèvrerie du monde. Ëcuelle en cristal de roche, montée en or. CHAPITRE SEIZIÈME Da Joaillerie Passion de l’Antiquité et du Moyen Age pour les pierreries. Leur symbolisme religieux. — Valeur curative et propriétés mystérieuses. Le langage des pierres gravées. Hiérosme Cardan et Jean de la Taille. Le trésor de Charles V et la cote d’armes du duc de Bourbon. Louis de Berquen et la taille du diamant. Les statuts des cristal liers et pierriers. — Le commerce des pierres précieuses a fin du xvi® siècle, qui vit disparaître d’une façon lamentable la dynastie si brillante en son aurore des Valois, marque dans le caractère de l’art français une transformation à laquelle l’or- fèvrerie n’eut garde de contredire. Déjà, sous le règne de Henri III, elle avait perdu cette svelte et délicate élégance, qui constitue le cachet distinctif de la Renaissance, pour revêtir un caractère massif et pesant. Ses formes s’étaient alourdies, épaissies. La garniture de la chapelle du Saint-Esprit, qu’on peut voir au Louvre, montre avec ses massives aiguières et ses flacons trapus combien, dès l’année 1578, le goût avait changé à la Cour du dernier des Valois. Après l’avènement des Bourbons, ce fut bien autre chose. Les contemporains, au reste, ne s’y trompèrent pas. Même à la fin du xvue siècle l’impression pénible produite par celle transformation n’était point effacée. « Il me semble, écrit la marquise de Créqui, qu’on voit percer dans tous les vieux écrivains du temps de Henri IV et même de Louis XIII un sentiment de regret douloureux et d’attachement pour cette race brillante, auprès de qui la branche de Bourbon n’était encore considérée, dans mon enfance et par les vieilles gens, que comme une famille de Gascogne, à l’égal des comtes de Foix et des sires d’Albret; 356 HISTOIRE DE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE on n'ignorait pas qu’ils ne fussent du sang de France, mais les Valois! François Ier, son fils, et ces trois jeunes princes à qui nos pères avoient conservé tant d’amour et donné tant de marques de fidélité. — Ah! les Valois! les Valois ! disaient mes grands-oncles1. » Pour se rendre compte, au surplus, des préférences et des goûts de cette petite Cour de Nérac, qui, après bien des luttes et des vicissitudes diverses, allait devenir la Cour de France, il suffit de consulter, aux archives des Basses-Pyrénées, les inventaires des châteaux de Pau et de Navarrens, d’ouvrir les armoires, de fouiller les écrins. Les pierreries y abondent, on ne trouve presque pas de pièces capitales d’orfèvrerie. Sous ce rapport, Y Inventaire de Gabrielle d’Estrées ne diffère pas sensiblement de ceux de son royal amant. Le mobilier de cette reine de la main gauche est extraordinairement somptueux. Il renferme quelques beaux meubles d’argent, des nefs brillantes, insignes de sa royauté d’occasion, des coupes ornées de médailles antiques; mais toutes ces richesses, au dire des experts, ne dépassent pas une douzaine de mille livres; et cependant cette argenterie, dont, au cours du règne précédent, un président au Châtelet se serait à peine contenté, avait été exécutée sous la surveillance directe du galant Béarnais. Le 29 juin 1591, Henri IV écrivait à sa divine maîtresse : « J’ay trouvé il y a une heure un moien de faire achever vostre vaisselle, voilà comme je suis songneus : cependant que la moindre chose m’éclypse de vostre mémoire2. » Mais si l’argenterie de la belle Gabrielle était de peu de valeur, ses coffres, comme ceux des châteaux de Nérac, de Navarrens et de Pau, regorgeaient de pierreries. Il ne faudrait pas, toutefois, conclure de cette constatation que le goût et l’usage des pierres précieuses n’aient point été grandement en honneur avant les premières années du xvne siècle. Ce serait mal interpréter notre pensée. Goût et usage, on pourrait même dire passion et abus, sont presque aussi anciens que l’orfèvrerie elle-même, et dès les temps les plus reculés ils donnèrent naissance à une branche annexe de cet art, désignée, à partir du xvie siècle, sous le nom de joaillerie, et qui jusque-là s’était, dans ses multiples applications, confondue avec la mise en œuvre des métaux précieux. Nous avons eu, en effet, trop d’occasions de citer et de décrire des meubles et des bijoux d’or et d’argent, enrichis de pierreries, pour qu’une pareille confusion puisse se produire dans l’esprit du lecteur. Et si nous consacrons à cette place deux chapitres à la Joaillerie, ce n’est pas que nous ayons la prétention de signaler l’apparition d’un nouvel art somptuaire, mais nous pensons bien plutôt à nous acquitter d’une 1. Souvenirs de la marquise de Crèquy, t. II, p. 15. 2. Pierre de l’Estoii.e, Journal, t. VI, p. 182. LA JOAILLERIE 357 dette contractée envers ces gemmes splendides, qui communiquent à tant de chefs-d’œuvre de l’orfèvrerie un redoublement d’éclat. Leur scintillement merveilleux, en effet, semble éclairer le passé de lueurs magiques. L’aventure célèbre des perles de Cléopâtre; le portrait de Théodora, tel qu’on le voit à Ravenne, chargé de perles et de joyaux étincelants; la cargaison de saphirs, de rubis, d'émeraudes, rapportée par Charlemagne de ses expéditions hasardeuses, et cent autres histoires non moins connues attestent assez com- bien, à toutes les époques, reines, impératrices et même empereurs su- rent apprécier ces prestigieux bijoux. Chez nous, et en des temps plus proches, l’évangéliaire de Saint- Émeran, la châsse d’Ambazac, la croix fameuse de Clairmarais, celles des musées de Rouen et de Cluny témoignent aussi de ce goût, alors que les inventaires de Charles V, du duc de Berry et de Charles le Témé- raire nous ont assez prouvé que du- rant tout ce Moyen Age, dont nous venons d’effleurer l’histoire, on ne se fit point faute de prodiguer les pierres précieuses dans la parure des per- sonnes, aussi bien que dans l’or- nementation des meubles, et des vases destinés au service des autels. A défaut de ces témoignages déjà fort précis, d’autres exemples non moins éloquents pourraient être invoqués. Au besoin, les inventaires de la Sainte-Chapelle et du trésor de Saint-Denis suffiraient à nous édifier, si même nous n’avions eu occasion — en parlant de la croix fameuse dont Suger enrichit son abbaye, et en décrivant le chef d’or dans lequel fut enfermé le crâne de saint Louis — de constater l’étonnante quantité de pierreries qui furent absorbées par la confection de ces joyaux célèbres. Celte abondance, cette profusion de gemmes, employées dans la parure des vases sacrés, pourrait même surprendre, si l’on ignorait que le Symbolisme, dont le Moyen Age était si particulièrement épris, avait trouvé le moyen de donner une valeur abstraite aux pierres qu’il mettait en œuvre. Le choix de celles-ci et leur disposition, qui nous paraissent aujourd’hui arbitraires, avaient alors un langage d’aulant plus clair, qu’il était consacré par une tradition fort ancienne et remontait aux mysté- Porlrait de l’impératrice Théodora, d’après les mosaïques de Ravenne. HISTOIRE DE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE 358 rieuses pratiques de l’Ancienne Loi. Ainsi que l’a fort savamment établi l’érudition moderne1, chacune de ces pierres répondait par sa nature, sa couleur et les propriétés spéciales qu’on lui attribuait, à plusieurs vertus, dont une particulière et dominante. En outre, par des rapports implicites dont l’histoire fournit la clef, celle vertu symbolisait dans le Rational du grand prêtre l’un des douze fils de Jacob, et dans la série des fondements de la Jérusalem céleste établie par saint Jean, un des douze apôtres. Cette valeur symbolique explique comment, au xn° et au xmc siècle, le plus sage de nos abbés et le plus saint de nos rois firent une prodigieuse dépense de pierreries pour l’ornement des orfèvreries sacrées. Si Suger, en effet, se montra, sous ce rapport, dans la décoration de Saint-Denis, d’une prodigalité singulière, Louis IX fut certainement, après Charlemagne, celui de nos princes qui aida le plus par ses dons à la diffusion des gemmes dans les églises et les monastères de second ordre. Joinville raconte notamment qu’à l’occasion de la mort de sa mère ce prince fit de nom- breuses expéditions de pierreries à tous les sanctuaires de son royaume. « Aussy envoya-t-il en France ung grant sommier chargé de pierres pré- cieuses et joyaulx aux églises de France, avecques lettres missives, les priant qu’ils voulussent prier Dieu pour luy et pour ladite dame sa mère 2. » Pour des raisons moins édifiantes, les pierres précieuses étaient éga- lement en grand honneur dans le vêtement des princesses et dans la parure des rois. A défaut d’autres témoins disparus, les sépultures de Saint-Denis en fournissent la preuve. L’amour du luxe et la coquetterie sont de toutes les époques, sans compter que la crédulité et la superstition attribuaient alors à la plupart de ces pierres des qualités mystérieuses. Cette singulière persuasion remontait bien haul dans la nuit des temps. S’il fallait en croire certains commentateurs de la Bible, Abraham aurait porté à son cou une pierre précieuse, qu’il suffisait de contempler pour être guéri de toutes sortes de maladies3. Les scarabées et les pierres taillées, si nombreuses en Égypte, passaient pour être douées de vertus de ce genre et remplissaient le rôle d’amulettes; et l’Antiquité grecque et romaine demeura pénétrée de cette croyance. Parlant des pierres pré- cieuses, Théophraste écrit en effet : « On dit qu’il y en a qui ont le pouvoir de changer l’eau en leur propre couleur, d’autres celle de pétrifier ou de convertir en pierre tout ce que l’on met dans les vases qui en sont 1. Voir dans les Annales archéologiques, t. V, p. 216, unartielede Mlle Félicie d’Ayzac plein de vues ingénieuses. 2. Joinville, Mémoires , dans Mèm. relat. à l’hist. de France, 1. Il, p. 119. 3. Bartiiolocci, Bibl. rabbin., t. III, p. 562. — Anselme de Boot (Gemmarum et lapidum historia, 2e éd., Leyde, 1636, p. 95) écrit que le diamant porté par Aaron sur sa poitrine changeait de couleur lorsque Dieu était irrité. LA JOAILLERIE 331 1 faits. Il y en a encore d’autres, qui ont une vertu attractive, et d’autres servent à éprouver les métaux. La propriété cependant la plus merveilleuse et la plus étonnante de toutes celles qu’on leur attribué est la vertu de procurer l’accouchement aux femmes. » Autre part, parlant de l’émeraude, il ajoute : « Cette pierre est bonne pour les yeux, c’est pourquoi certaines personnes en portent sur eux sous forme de cachets gravés, qu’elles regardent de temps en temps. » Nous pourrions encore citer ce que le « parleur divin » dit du grenat, du rubis, de l’hyacinthe et de l’escarboucle L On s’étonnera moins, après cette constatation, que durant tout le Moyen Age, dont la crédulité est restée légendaire, ces préjugés singuliers aient continué d’avoir cours. La croyance en ces qualités mystérieuses était si répandue, même chez les ecclésiastiques les plus expérimentés, que dans les Statuts de V Hôtel-Dieu de Troyes, rédigés en 1263, on relève la recommanda- tion suivante : « Nulle [religieuse] ne doibt porter anneaulx de pierres pré- cieuses, si ce n’est pour cause de maladie. » Olivier de la Haye, qui, dans son poème sur la Grande peste de 1348, donne diverses recettes pour préserver de la « contagion », a bien soin de ne pas oublier les pierres précieuses : Et avec les choses prédictes, Si ajoustez de margarites, De jagonces et d’esmeraudes Ou il n’y ait nulz défaulx ni fraudes; Et de karobe et de coural, De couleur rouge franc et lofai, De tous également et par art, D’un dragnie la vr part1 2.... 1. Traité des pierres de Théophraste, traduit du grec (Paris, 1724), p. 18,21, 57,87 et suiv. A propos de ce que dit Théophraste des vertus de l’émeraude, le savant anglais Hill écrivait au siècle dernier : « Les idées qu’avoient les Anciens des vertus médicinales de l’émeraude étoient si singulières que l’on croiroit, à considérer ce qu’ils en disent, qu’elle devoit plutôt être estimée comme un médicament que comme pierre précieuse. Car ils l’ont regardée comme un remède contre certains poisons, les morsures des bêtes venimeuses, le flux de ventre, la peste, les fièvres pestilentielles, les hémorragies et dysen- teries. Quand on les prenoit par la bouche en poudre, la dose en étoit de quatre à dix grains. Exté- rieurement on devoit s’en servir en amulettes, comme un remède sûr contre l’épilepsie, lis se sont imaginés qu’ainsi employées les émeraudes avoient le pouvoir d’apaiser les terreurs et de chasser les esprits malins. Lorsqu’on les attachoit autour du ventre et des cuisses des femmes grosses, ils leur ont attribué les vertus de la pierre d’aigle, c’est-à-dire le pouvoir de retarder ou de hâter le temps de l’accouchement. Ils ont cru aussi qu’elle conservoit la chasteté et qu’elle avoit une si grande horreur pour ceux qui venoient à la violer, que si on la portoit seulement en une bague, elle se brisoit en mor- ceaux dès qu’on commettoit ces sortes de crimes. » Après cette énumération, Hill constate que la plupart des autres pierres précieuses passaient auprès des Anciens pour avoir des qualités secrètes, « dont la liste, ajoute-t-il, est presque aussi longue que celle-là », et qui étaient purement imaginaires. « Cepen- dant, remarque-t-il, ce seroit une chose qui en mèriteroit la peine d’éprouver avec exactitude si les particules métalliques auxquelles les pierres précieuses doivent leur couleur ne pourraient pas, soit parleur qualité, soit par leur quantité, produire quelque effet sur le corps humain; et c’est ce qui déciderait à l'instant de la différence entre nous et les Anciens à ce sujet, c! ferait voir si nous avons été trop téméraires, ou s’ils ont été trop superstitieux. » Cette dernière réflexion méritait d’être recueillie. 2. Oi.ivier de la Haye, Poème sur la grande pestc\de 13^8, v. 3102 et suiv. HISTOIRE DE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE 360 D’autres documents achèveraient, au besoin, de nous édifier sur la confiance qu’on avait alors dans les facultés curatives des pierres pré- cieuses. On trouve dans le Propriétaire des choses, composé en 1372, une description très curieuse des mérites du béril. On y démontre que cette pierre « vault contre les maladies du fove, et contre les souspires et les roctes qui viennent de l’estomac, et garist les yeux qui sont trop moictes1 ». L 'Inventaire de Charles V (1380) mentionne « une pierre appelée Pierre Sainte, qui ayde aux femmes à avoir des enfants », et une autre pierre « qui garit la goutte, en laquelle est entaillé un Roy à lettres en ebrieu d’un coslé et d’autre2 ». Dans Y Inventaire d’Anne d’ Armagnac, dame d’Albret (Nérac, 1470), nous relevons également « une pierre pour toucher les yeux enehàssiée en or ». Jean de Troye nous apprend que le conné- table de Saint-Pol portait constamment sur lui de ces pierres précieuses, auxquelles il attribuait une action surnaturelle. Au moment de monter sur l’échafaud, il confie au cordelier qui l’assistait plusieurs demi-écus, un dia- mant et une pierre, lui disant à propos de celle-ci : « Beau Père, véez cy une pierre que j’ay longuement portée en mon col, et que j’ay moult fort avmée, pour ce qu elle a grande vertu, car elle résiste contre tout venin et préserve aussy de toute pestilence; laquelle pierre je vous prie que portez de par moy, à mon petit— filz, auquel vous direz qu’il la garde pour l’amour de moy, — laquelle chose luy promisl de faire. Et après ladite mort, Mgr le Chancellier interrogea lesditz quatre confesseurs, s’il leur avoit aucunes choses bailléez, qui luy dirent qu’il leur avoit baillé lesdits demy-escus, diamant et pierre dessus declaréz. Lequel Mgr le Chancelier leur respondit que, au regard d’iceux demy-escus et diamant, ils en fissent ainsi que ordonné l’avoit, mais que, au regard de ladite pierre, qu’elle seroit baillée au Roy pour en faire à son bon plaisir3. » Généralement, celles de ces pierres précieuses, douées de propriétés médicinales, qui avaient pour mission plus spéciale de dénoncer le poison et d’en prévenir les effets, étaient jointes à certaines pièces d’orfèvrerie, coupes, hanaps, salières, «essais » et « languiers4 », qu’on plaçait sur les tables royales ou princières. L’ Inventaire de Louis Ier d’ Anjou (1360) décrit un grand languier garni de pierres de diverses couleurs, telles que rubis, 1. Anselme de Boot, malgré sa qualité de médecin de l’empereur Rodolphe, consacre tout un chapitre de son livre aux vertus curatives du béril (voir Gemmarum et lapidum historia, liv. II, ch. lxxi), et Robert de Berquen, dans son Nouveau traité des pierres précieuses (Paris, 1669), réédite toutes ces absurdités. 2. Labarte, lurent, de Charles V, art. 617 et 618. 3. Jevn de Troye, Chronique scandaleuse, dans Mèm. relat. à l’hist. de France, t. X 1 1 1 , p. 322. 4. On donnait le nom d’essais à des coupes qui servaient à faire l’essai, c’est-à-dire à goûter les breuvages offerts aux princes, avant qu’ils y portent eux-mêmes leurs lèvres, et languiers des pièces d’orfèvrerie chargées de langues de serpents. LA JOAILLERIE 361 émeraudes, pendant à des chaînes d’argent. L 'Inventaire de Charles V men- tionne, lui aussi, plusieurs ustensiles de même genre. Dans Y Inventaire du duc Jean de Berry (1416) nous relevons : « Une espreuve d’or où il y a plusieurs langues de serpens, unicornes et pierres contre le venin pendans à chaiennètes d’or1 2. » Ces pierres multicolores, bien taillées, ainsi suspen- dues et jouant le rôle de pendeloques, devaient ajouter singulièrement à la somptuosité de ces curieuses orfèvreries. Elles constituaient une appli- cation ingénieuse du Beau à l’ Utile. Pour celles de ces gemmes préser- vatrices que l’on portait sur soi, elles étaient généralement montées avec une richesse rare. Les anciens chroniqueurs nous apprennent que le duc Jean de Berry ne se séparait jamais d’une « pierre contre le venin appelée Ban\ac » ; que la reine Charlotte de Savoie possédait un brace- let orné de « pierres contre le velin(sfc) ». Enfin, Marie Stuart, au moment de sa mort, portait sur elle « une pierre noire contre le poyson, de la forme et grosseur d’un œuf de pigeon, ayant sa couverture d’or ». Ainsi, jusqu’à la fin du xvi° siècle, la croyance aux vertus mystérieuses et se- crètes des pierres fines per- sista; et ce n’était pas un pré- jugé particulier à quelques personnes. Deux écrivains de caractère bien différent vont nous prouver que la persuasion était alors générale. Le premier de ces écrivains, l’illustre Cardan, médecin milanais, qui disputait à Pic de la Mirandole l’enviable privilège de parler avec autorité de toutes les choses connues de son temps et de quelques autres, non seulement reconnaît aux pierres précieuses leurs fabuleuses vertus, mais encore, dans son traité intitulé De la subtilité11, s’etlorce d’expli- quer scientifiquement les propriétés extraordinaires qu’on leur attribue. Le V° livre de cet ouvrage, qui traite des Matières métalliques, porte : « Les escarboucles, les esmaragdes (dictes vulgairement émeraudes), les 1. Léon de Lauoiîde, Invent, des bijoux de Louis d’Anjou, art. 81, p. 10. J. Luifehey, Inventait es du duc Jean de Berry, art. 619, p. 100. 2. Les Livres de Hièrome Cardanus intitule \ De la subtilité, etc., traduits du latin en françois pat Richard Le Blanc (Paris, 1566), p. 165 à 191. 46 Essai en licorne (corne de rhinocéros) monté en argent ciselé et doré, rehaussé de camées et de pierres fines. 362 HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE saphirs, les hyacinthes, les margarites et le coral sont utiles contre la peste pour ce que grandement ces pierres précieuses dessèchent. » Dans son livre VII0, consacré aux Pierreries, notre auteur ajoute : « Les pierres précieuses retenues sous la langue peuvent faire la divination en aug- mentant le jugement et la prudence »; et après avoir rappelé que l’éme- raude est contraire aux plaisirs de Vénus, il ajoute : « Cette pierre bue résiste grandement aux venins, pour ce que par nature elle est surmontée de mollesse plus que toute autre pierre précieuse; l’abondance de l’humeur cuit recrée l’esprit par la perspicuité ; elle profite à la nature de l’homme et repousse la nature du venin. » Sans attacher plus d’importance qu’il ne convient à ces explications amphigouriques, n’est-il pas curieux d’entendre un savant comme Cardan s’écrier : « C’est moins de merveille, si les pierres précieuses mouvent et excitent les songes que si elles font deviner » ; et ce même savant dire encore : « Nulle pierre précieuse n’est exempte d’aucune vertu excellente... aucunes favorisent à la longueur de la vie, aucunes à la santé, aucunes à la sapience, aucunes aux richesses, les autres à l’amour, les autres à la divination, les autres à la force du corps, les autres à la bonne fortune, aucunes aussi sont mal-heureuses, aucunes rendent les hommes paresseux, aucunes les rendent timides, aucunes joyeux, aucunes les font tristes. » Avec moins d’autorité au point de vue scientifique, mais avec plus de grâce dans la tournure et d’entrain, un autre écrivain du xvie siècle, Jean de la Taille *, a pris soin, lui aussi, de nous édifier, mais cette fois en vers, sur les propriétés plus ou moins merveilleuses qu’on attribuait, à la Cour de France, à ces gemmes doublement recherchées. Je chante, écrit-il, Je chante des pierres d’élite La force et valeur non petite, Dont l’une a la prospérité Aide l’autre aux longueurs de la vie, L’une à l’amour, à la santé, L’autre aux biens de fortune amie; Il n’est pierre (outre sa beauté) Qui n’ait quelque propriété. Après ce préambule, Jean de la Taille procède à l’énumération des pierres et de leurs vertus. Le diamant rend gai et « empêche les frayeurs de la nuict », c’est-à-dire préserve du cauchemar. L’émeraude porte à la plaisanterie, augmente la mémoire et dispose au « jeu de Vénus » : Le rubis rend l’homme Aymable envers tous et joyeux. 1. Jean de la Taille, Blason de la Marguerite et autres pierres précieuses (Paris, 1574). LA JOAILLERIE 363 Ces mêmes prérogatives distinguent le saphir. La topaze, quand on en avale une parcelle, chasse la mélancolie, calme la soif dès quon la met en sa bouche, et les « ardeurs de Vénus » si on la promène sur cer- taines parties du corps. L’opale attire les autres pierres et préserve des empoisonnements : Poyson ne peult, à qui l’a, nuire. Ces qualités si recherchées distinguent aussi l’escarboucle, qui en même temps a la faculté D’éveiller nostre esprit gaillard. L’agate rend éloquent. Si l’on tombe en ayant une turquoise sur soi, la chute ne saurait être dan- gereuse; et pour être aimé, il suffit de porter une jacinthe en contact avec sa peau. Celte pierre, en outre, a la vertu d’ « éjouir » celui qui la pos- sède Et le deffendre De foudre, de peste et poyson. L’héliotrope rallonge la vie, l’améthyste chasse le mau- vais esprit, l’onyx rend le corps et l’esprit plus robustes, et partage avec le corail l’avan- tage de guérir l’épilepsie. Le jaspe, au privilège de calmer les amours déshonnêtes, joint celui d’arrêter le sang qui s’échappe des blessures, d’empêcher les hémorragies. Enfin, jouant sur le nom de Marguerite — qui fut porté, on le sait, par un certain nombre de princesses duxvi0 siècle, et auquel il garde sa signification latine de perle — Jean de la Taille termine en célébrant les mérites de cette concrétion calcaire, qui fut de tout temps estimée à l’égal des pierres les plus rares et du plus haut prix. Ajoutons que, même au xvn° siècle, ces préjugés singuliers n’avaient pas encore complètement disparu, car certains écrivains parmi ceux qui passent pour les plus instruits et les plus raisonnables en fournissent la preuve. Anselme de Boot, dans son livre si savant pour le temps, recueille pieusement la plupart de ces recettes; Robert de Berquen les réédite en 1GG9; et, en 1688, Furetière osait écrire en parlant du corail : « Estant Coffret, en argent ciselé, enrichi de pierres fines. HISTOIRE DE E’ORFÈVR’ERIE FRANÇAISE 36 porté par un malade, il devient pasle, livide et tout taché, de sorte que par le changement de sa couleur il advertit de quelque maladie prochaine1. » Les pierres précieuses n’étaient pas les seules, au reste, que l’imagi- nation fertile de nos ancêtres dotait de ces vertus curatives. Les intailles et les camées, que l’Antiquité avait légués en quantité si considérable au Moyen Age, jouissaient, aux yeux prévenus de leurs heureux possesseurs, de propriétés analogues. Par suite du manque d’érudition et de critique, ces pierres — essentiellement profanes — étaient considérées comme d’origine hébraïque, et sous le nom de pierres d’Israël, elles furent gratifiées d’une autorité cabalistique qui en augmenta singulièrement la valeur. On alla même jusqu’à rédiger un code en règle de leurs qualités magiques, non plus d’après leur nature, comme on avait fait pour les autres pierreries, mais d’après le sujet qu’elles représentaient. Malheureusement, ces sujets, faute d’être bien compris, donnèrent fieu aux confusions les plus fâcheuses, et par leur emploi irréfléchi — comme le remarque fort judicieusement l’abbé Texier, — les reliquaires se trou- vèrent souvent parés de métamorphoses fort peu morales2. Quant aux princes, ils se servaient comme cachets de pierres gravées, dont certes ils n’eussent point fait usage, s’ils eussent compris le sujet représenté et les inscriptions qui l’accompagnaient. Mais, ne craignons pas de le répéter, en dehors de leur intérêt archéologique et de leur valeur artistique, ces pierres passaient pour posséder des vertus curatives spéciales. En 1372, Jean de Mandeville3 n’hésitait pas à écrire : « En quelque manière de pierre que tu trouveras entaillée l’ymaige du Mouton, ou du Lyon, ou du Sagittaire, elles sont consacrées du signe du Ciel. Elles sont très ver- tueuses, car elles rendent Pomme amyable et gracieulx à tous. Elles résistent aux fièvres cothidianes, quartaines et autres de froide nature. Elles guérissent les ydropiques et pa[ra]latiques et aguisent l’engin (l’esprit, in- genium ) et rendent beau parle[u]r, et font estre seur en tous lieux, et acrois- sent honneur à celluy qui les porte : especiallement l’ymage du Lyon. » — Et la nomenclature continue avec des développements qui ne sau- raient trouver place dans ce livre. On peut conclure de là qu’il y avait double profit à se parer de pier- reries et à les prodiguer sur ses habits tout comme sur les vases d’or et d’argent d’un usage journalier. Aussi dès le xme siècle le commerce des pierres précieuses était-il déjà considérable avec l’Orient, commerce 1. A. de Boot, Gemm. et lapid. Jiist. (Leyde, 1636). — Robert de Berquen, les Merveilles des Indes orientales, etc. (Paris, 1669). — Furetière, Dictionnaire universel (la Haye, 1 690) , sous Corail. 2. Dictionnaire d'orfèvrerie religieuse , col. 312. Voir aussi ce que nous disons à la page 215. 3. Le Lapidaire françoy s. Cet ouvrage a été publié en 1500. Pi.. XXVII. HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE. BOUGEOIR EN GEMMES Cfficrt' par /a /7ï \y>u/> /î LC e/e ecr/necl e/ arnee i/c yte/'rç/'i d'.i e/ t/e ycr/et c>. Cya/er/e 1/ > r/yt>//ot imimotmiaiv*1 LA JOAILLERIE 393 il s’improvisa un si grand nombre de fortunes imprévues, que la pos- session de ces joyaux tomba, en quelque sorte, dans le domaine public et absorba de tels capitaux, qu’en 1720 on dut interdire par un Édit « à toutes personnes, de quelque sexe et de quelque état qu’elles soient, de porter sur elles des diamants, perles et pierres précieuses, et même d’en conserver en leur maison, sous peine de 10,000 livres d’amende ». Les joailliers reçurent en môme temps l’ordre de réexpédier au dehors ce qu’ils avaient en magasin. On pré- tendait qu’en quelques mois on avait tiré de l’étranger pour plus de cent millions de pierreries et qu’on se préparait à en faire venir pour une somme plus considérable encore. Mais les lois somptuaires n’ont que peu de durée. Six mois plus tard, on dut rapporter cet Édit. On s’était aperçu que non seulement il ruinait les lapidaires et les joailliers, mais qu’il privait « le royaume du profit qu’il fait avec les changeurs qui en- voient leurs pierreries en France pour y être taillées, montées et mises en oeuvre ». Et de suite, on revit les femmes « en robes longues garnies de boutons et de boutonnières de diamants, depuis le haut jusques en bas 1 ». Qu’ajouter à ce tableau? Faut-il rappeler, avec Dangeau, (}ue les pierreries de M1Ie Piron rétablirent les affaires du duc de Villars? Désire- t-on suivre avec Saint-Simon les négociations qu’occasionna l'achat, à l’Anglais Pitt, du diamant qui devait, par la suite, prendre le nom du Régent; ou préfère-l-on assister, avec Buvat, à l’arrivée du joaillier Rondet qui élait allé chercher ledit « Régent » à Londres2? Devons-nous, interrogeant encore ce même Jean Buvat, apprendre de lui que l’habit porté par le jeune Louis XV, lorsqu’il reçut l’ambassade turque (23 mars 1721), était chargé de Costume emblématique de la joaillière, d’après Larmessin 1. Mathieu Mahais, Mémoires, t. I, p. 315, 490, 49G. — Dangeau, Journal, l. XIX, p. 130. 2. Dangeau, Journal, t. 111, p. 328. — Saint-Simon, Mémoires, t. XV, p. 72. — Jean Buvat, Mém. de la Régence, t. 1, p. 282. Le passage mérite d’étre cité : 20juin 1717. « Le 20 juin, le sieur Rondet, joaillier, arriva de Londres où il élait allé en chaise avec une somme 50 394 HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE pierreries au poinl de peser 30 à 40 livres et de valoir 25 millions, et qu’à celte cérémonie, le justaucorps du duc de Chartres disparaissait sous les diamants et les perles? L’écouterons-nous quand il raconte que le duc de Bourbon se fit faire une croix de l’ordre du Saint-Esprit estimée 300,000 livres; et que Mmc d’Averne, qui succéda à Mme de Parabère dans les bonnes grâces de Philippe d’Orléans, se fil donner par le Régent une garniture de boutons de robe de plus de 100,000 livres? Suivrons-nous le continuateur de Bachaumont au banquet royal du 20 novembre 1773, où « le jeu des diamans, dont on ne peut calculer la richesse, faisoit croire que l’on étoit dans un palais de fées », et où la comtesse Dubarry, « radieuse comme un soleil », étalait pour cinq millions de pierreries sur sa personne? Ajouterons-nous que, quelque temps avant sa mort, Louis XV avait com- Le Régent. — Élévation, plan supérieur et plan inférieur. mandé pour cette même favorite une rivière de diamants de 750,000 francs, que Louis XVI acquit plus tard et plaça galamment sur la toilette de la reine 1 ? Une simple anecdote fera, mieux que toutes les citations, comprendre le vertige qui s’était emparé de cette foule endiamantée, pour nous servir d’un néologisme de Mme de Créqui. Racontant les accidents terribles qui signalèrent le mariage de Louis XVI et de Marie-Antoinette, et parlant des personnes qui furent renversées dans la rue Royale et dépouillées par les filous, « on disoit, écrit cette dame, que la femme d’un quar- tinier, qui s’appeloit Babelle, avoil perdu pour 40,000 écus de diamans qu’elle avoit loués chez Boehmer, lequel étoit joaillier du duc de Chartres. On avoit dit, longtemps avant ceci, que dans les occasions solennelles et de deux millions cinq cent mille livres en or, escorté par sept grenadiers à cheval, des plus braves et des mieux armés, pour la valeur d’un diamant (le Régent) de la grandeur d’un écu de cent sols et de la grosseur d’un œuf de pigeon, que l’on assuroit être le plus beau qui se soit jamais vu pour la gros- seur et pour l’éclat, lequel diamant avoit ci-devant appartenu au beau-père de milord Stanhope, général des troupes anglaises en Espagne. Le sieur Rondet remit ce diamant entre les mains de M. le duc d’Orléans, qui l’a voit envoyé exprès en Angleterre pour faire cette acquisition et pour le conserver parmi les pierreries de la Couronne. » I. Jean Buvat, loc. cit., t. I, p. 463; t. II, p. 226 et 277. — Bachaumont, Mém. secrets, t. Vil, p.98; t. XVI, p. 126. LA JOAILLERIE 395 surtout quand il devoit y avoir des fêtes à l’Hôtel de Ville, celui-ci ne manquoit jamais de se faire prêter des diamans par M. son père, et qu’ensuite il s’arrangeoit avec Boehmer, qui prèloit ces diamans à loyer et qui lui réservoit les deux tiers de son profit 1. » De pareilles confidences puisent un redoublement d’intérêt dans les événements qui suivirent et qui devaient provoquer l’émigration temporaire d’une grande partie de ces précieux joyaux. En 1791, l’Assemblée nationale fut saisie d’une dénonciation tendant à établir qu’on procédait à l’enlè- vement clandestin des diamants de la Couronne. « Au dire de certaines personnes, plusieurs municipalités avoienl arrêté des malles pleines de pierreries. On avoit saisi sur la Seine des bateaux complètement chargés des diamans les plus magnifiques. » Une commission composée des députés Bion, Christin et Delattre eut la mission de vérifier le dépôt et d’en dresser inventaire. Ces commissaires furent adjoints aux joailliers Menière, Louri et Laddgraff, qui, s’aidant des inventaires de 1691 et de 1774, pro- cédèrent au récolement et à l’estimation des pierreries royales2. Il semble, lorsqu’on a lu cette interminable énumération, qu’avec une pareille collection de pierreries, la Couronne pouvait aisément pourvoir à tous ses besoins de faste et de splendeur. Il n’en était rien. Une note du duc de Luynes 3 4 nous apprend que la veuve du fameux Révérend ayant fait faillite, le contrôleur général Orry fit acheter à sa vente pour 14,000 livres de pierres fausses, lesquelles furent mises entre les mains d’un joaillier des Menus-Plaisirs, nommé Levesque. Il ajoute que celui-ci s’arrangea de façon qu’on dut les lui abandonner pour un prix dérisoire. Jointes au fonds qu’il possédait, il put louer, grâce à elles, «des pierreries pour le roi pour environ 6,000 livres par an, en comprenant les frais de les monter et de les attacher aux habillemens ». Ajoutons que ce mélange quelque peu troublant de pierres fausses aux incomparables pierreries de la Couronne n’était pas chose nouvelle. Les Statuts des Orfèvres de Paris, rédigés en 1355, défendent, en effet, de monter en or aucuns « doublets de voirrines pour vendre ne pour s’en user, se ce n'est -pour le roy et pour la reyne ou ses enfants ». Or il est à croire que les rois et les princes du sang ne manquèrent pas de se préva- loir de ce curieux privilège, car on rencontre constamment de ces pierres fausses dans les écrins de nos souverains et de leurs augustes parents''. 1. Souvenirs de la marquise de Créquy, l. V, p. 42 et G6. 2. Inventaire des diamans de la Couronne, Perles, Pierreries, Pierres gravées, etc., imprimé par ordre de l’Assemblée nationale; Paris, Imprimerie nationale, 1791. 3. Doc de Luynes, Mémoires, t. X, p. 83. 4. Nous citerons un peu au hasard, dans X Inventaire du duc d'Anjou (1300), un christ d’argent qui a « sur sa leste une couronne de fausse pierrerie »; un pot cl. une aiguière dont le bouton était fait d’une « pierre de voirre en couleur d’azur »; dans l 'Inventaire du duc de Normandie (1303), une croix 396 HISTOIRE DE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE Ainsi les princes ne se privaient pas d’associer des pierres « de composition », comme on les appelait alors, aux plus riches pierreries. Quant aux particuliers, le Législateur leur défendait d’en faire usage. Le Livre des mestiers d’Étienne Boileau, dans le titre qu’il consacre aux u Pierriers de pierres natureus », dit expressément : « Nus ne ne puet, ne doit mettre voire en couleur par tainture, ne par painture nulle, quar lœvre est fausse et doit eslre quassée et despéciée. » Mais cette sévère prescription n’eut que peu d’effet. Pendant tout le Moyen Age, on fabriqua des pierres fausses en quantité et avec une telle perfection que l’auteur du Propriétaire des choses pouvait écrire : « Aulcunes foys, les faulces pierres sont si semblables aux vreys, que ceulx qui mieulx si eognoissent y sont bien souvent deceulx (trompés). » Avec le xvi° et le xvn° siècle, cette fabrication, loin de se ralentir, entra dans ce qu’on pourrait appeler la phase scientifique. L’Italien Nerri, le Français Haudicquer de Blancourt, l’Anglais Merret, l’Allemand Hunckel 1, dans leurs traités sur la verrerie, insèrent des recettes pour cette fabrication; et la Galette de France nous apprend que, le 8 sep- tembre 1G60, Anne d’Autriche alla voir dans l’enclos privilégié du Temple « les curiositéz et pierreries que le sieur Daru fait par un secret qu’il a inventé, et dont la beauté surpasse celle des pierres fines ». Au siècle suivant, le bijoutier Strass donna son nom à des imitations de diamants qui lui conquirent une notoriété universelle. Ce qu’on sait moins, c’est que Strass eut pour émule, dans ces savantes falsifications, le joaillier Chéron, établi place du Vieux-Louvre, et qui avait « trouvé le secret d’imiter si par- faitement avec de la pierre à fusil le diamant et les autres pierres pré- cieuses, que les connoisseurs eux-mêmes y étoient trompés2 ». On voit que lorsque l’encyclopédiste Cardan prétendait que les pierres précieuses vivent, car « si elles ne vivoient pas, elles pourroient estre faictes par artifice », il était assez mal renseigné sur la question — encore même qu’il ne pût prévoir les belles découvertes réalisées en notre temps par MM. Moizan, Caron et Sainte-Claire Deville. d’or « à pierres de voirre » ; dans V Inventaire de la reine Jeanne d’Évreux (1372), « un chapel (cou- ronne) d’esmeraudes de voirre »; dans l'Inventaire de Charles V (1380), « une attache qui iust à la royne Jehanne de Bourbon, garnie de pierres laulces »; dans l'Inventaire du duc de Berry (1416), « un grand doublet contrelaict de couleur de saphir, — une pierre de voirre contrefaicte en manière d’esmeraude », etc. On pourrait multiplier ces citations. 1. Voir notamment l'Art de la verrerie, par Haudicquer de Blancourt; Paris, 1678. — L'Art de la verrerie de Nerri, Merret et Hunckel, traduit par d’Holbach; Paris, 1752. 2. Annonces, affiches et avis divers, 10 novembre 1756 et 11 décembre 1777. CHAPITRE DIX-HUITIEME D’Orfèvije^ic au XVIIe siècle Henri IV et les Galeries du Louvre. La jeunesse de Louis XIII. — La botanique et l’orfèvrerie. Anne d’Autriche et l’influence espagnole. L’inventaire du cardinal de Mazarin. — Louis XIV et le palais de Versailles. La manufacture des meubles de la Couronne. Grandeur et décadence du luxe royal. — Refontes et visites domiciliaires. Ce qui reste de l’Orfèvrerie du xvne siècle. a décadence de l’art du bijoutier, écrit Fontenay, date du jour où la joaillerie commença à lui être préférée; et lentement, mais sans discontinuer, depuis lors jusqu’à nos jours, cette décadence s’est accentuée davantage. Peu à peu, la mode de briller, de faire parade de sa richesse s’ins- talla dans nos mœurs et se substitua à la notion intelligente des choses qui relèvent du goût, et le goût s’amoindrit. On peut certainement consi- dérer cette évolution comme une des causes qui ont contribué à établir l’infériori Lé du bijou moderne par rapport à l’ancien; car, dans l’industrie, ce qui ne se fait pas se désapprend b » Ce que Fontenay dit de la bijouterie, on pourrait le dire aussi de l’orfèvrerie. A partir de la chute des Valois, le commerce et la mise en œuvre des pierres précieuses prirent une extension telle, qu’un juge bien renseigné, Pierre Le Poy, pouvait écrire par la suite : « Les orfèvres sont aussi essentiellement joailliers qu’ils sont nécessairement orfèvres 1 2. » D’autre part, l’énorme quantité d’argent qui, vers la même époque, com- 1. Eugène Fontenay, les Bijoux anciens et modernes, |>. 473. 2. Pierre Le Roy, Statuts et privilèges du corps des marchands orfèvres- joyailliers de la ville de Paris, p. 5. 398 HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE mença d’envahir l’Europe, venant de toutes les parties du Nouveau Monde, produisit dans le domaine plus particulier de l’orfèvrerie une révolution analogue. Révolution qui s’accomplit avec une facilité d’autant plus grande que le terrain se trouva admirablement préparé. Si une magnificence éblouissante et un peu brutale remplaça l’élégance souple, ingénieuse, distinguée; si, tout en s’inspirant des mêmes principes et des mêmes traditions, l’art du xvn® siècle — qui, suivant une expression heureuse d’A. Darcel, « n’est qu’un prolongement de celui de la Renais- sance » — vit ses formes devenir plus massives et ses ornements s’alourdir, ce n’est pas toutefois qu’à l’avènement des Bourbons, les orfèvres de mérite se soient trouvés beaucoup plus rares que sous leurs prédéces- seurs. Albin de Carnoy, valet de chambre et orfèvre de Henri IV, qui fut chargé de l’estimation des joyaux de Gabrielle d’Estrées, était un artiste de grand talent. Jean Delahaye, dont le nom nous est connu, et Paul Le Mercier, lui aussi valet de chambre du roi et son fournisseur ordinaire, qui l’un et l’autre aidèrent de Carnoy dans son estimation, n’étaient cer- tainement pas des artisans vulgaires. Parmi les orfèvres de la Maison Royale, il faut citer encore Jean Allain, Mathurin Ferré que, dans ses jours de bonne humeur, Henri IV appelait plaisamment « gris vestu » ; les deux frères Isaac et David de Vimon et Pierre Tousset, tous gens experts dans leur art. Enfin, quand en 1608 le roi, par une dérogation formelle aux Statuts qui régissaient la corporation, ouvrit les portes du Louvre à deux orfèvres — Julien de Fontenay et Pierre Courtois qui, les premiers, occu- pèrent dans les Galeries de ce palais des ateliers privilégiés, étaient assurément des praticiens d’une valeur indiscutée. Cependant, on cite peu d’œuvres vraiment marquantes, datant de cette période. C’est que les artistes de tous les temps ne sont que les traducteurs du mouvement intellectuel de leur époque, les interprètes du goût et des préférences des classes opulentes qui les font travailler. Or, sous les Bourbons, la haute société française n’offre plus cette délicatesse et ce raffinement d’éducation, qui, sous le règne des Valois, avaient imprimé une direction si particulière à l’art français. Elevée au milieu des camps, dans un pays en proie à la guerre civile, songeant plus à piller qu’à faire exécuter des œuvres d’art, et guidée plutôt par ses instincts destructeurs que, par son besoin de créer, cette génération nou- velle avait été habituée, dès ses premiers pas dans la vie, à tenir peu de compte des chefs-d’œuvre que le hasard des armes faisait tomber entre ses mains. Les façons étaient maigrement estimées par ces vainqueurs que préoccupait presque exclusivement la valeur intrinsèque. Les ravages désastreux produits par les guerres religieuses, les saisies, les confiscations, le pillage périodique des sanctuaires et des châteaux, et LE XVII0 SIECLE 399 comme conséquence, la destruction, la « réalisation » par la fonte des plus belles orfèvreries n’eurent pas seulement pour effet de faire dispa- raître en quelques années des trésors d’art amoncelés depuis des siècles. Ils eurent encore pour résultat d’oblitérer le goût d’une société qui, peu soucieuse de l’ornementation rare et des formes exquises, n’avait d’atten- tion que pour le titre et le poids des pièces conquises ou dérobées. Enfin, il faut encore se souvenir que le parti triomphant, celui de la « Religion », était par conviction dédaigneux de la beauté extérieure et iconoclaste par système. Sully, du reste, le prouva bien par la suite, en se montrant, jusqu’à son dernier jour, contempteur acharné des industries de luxe. Mais le plus curieux, c’est que ce mépris des belles décorations finit par gagner les catholiques eux-mêmes, d’humeur pourtant moins sévère. Ces mille et une façons chargées d’allu- sions délicates, galantes le plus sou- vent, parfois même lascives, fournirent le texte de vives critiques et de viru- lentes prédications. « On pouvoit en- core excuser les premiers qui se ser- voient de vaisselles dorées faites à la vieille mode, écrit René François, pré- dicateur du roi Louis XIII ; mais depuis que l’orfèvrerie nous a charméz de mille enchantemens, cizelant, burinant, esmaillant, glaçant, emperlant la besogne, hélas! tout est perdu. L’or, qui estoil le principal, n’est plus maintenant que l’accessoire; la manufacture est plus précieuse que l’étoffe : il faut que la besongne soit vermeille dorée, ou toute d’or, puis massive, puis musquée, cela n’est rien; il la faut relever de mille sortes d’ouvrage, en taille d’espargne, en demy bosse, en plein relief; qui pis est, on prostitüe cela à mille vilenies, figurant toutes sortes d’ordures dans les tasses, les bassins, les vases de parade1, afin qu’en mesme temps que la bouche se Gobelet en argent repoussé et ciselé. 1. René François, Essay des merveilles de nature, p. 191. — Peut-être la verve austère de René François était-elle excitée par quelques orfèvreries obscènes, comme celle dont parle Brantôme (Dames galantes, édition du Panthéon littéraire, t. II, p. 22C) : '« J’ay congnu un prince qui achcpta d’un orfèvre une très belle coupe d’argent doré, comme pour un chef-d’œuvre et grand spcciautè, la mieux élabourée, gravée et sigillée qu’il étoit possible de voir;voù estoient taillées bien gentement et gravées subtillement au burin plusieurs figures de PArélin... Quand ce prince feslinoit les dames et filles de la Cour, ses sommeilliers ne failloient jamais, par son commandement, de leur bailler à boire dedans... » 400 HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE remplit, les yeux hument à longs traicts les incestes, et toutes les saletéz qu’on peut imaginer. » Après une pareille explosion de colère, il ne faut guère s’étonner que les premières années du xvne siècle aient laissé si peu de traces dans l’histoire de l’Orfèvrerie. Les intentions du roi, cependant, ne manquaient pas d’être excellentes. Henri IV, en effet, eut la ferme volonté de réagir contre les idées singu- lièrement étroites de ses conseillers ordinaires, et comme preuve de sa bienveillance particulière pour les arts somp- tuaires, on peut citer au premier rang son institution des « Galeries du Louvre ». On sait qu’instruit par la journée des Barricades du danger qu’il y avait à se trouver — comme Henri III — prisonnier du peuple de Paris, le prudent Béarnais avait fait édifier par Mé- lezeau le père et par Dupérac une énorme galerie qui, longeant la Seine et communiquant avec les Tuileries, lui permettait de sortir de la capitale sans avoir de porte à franchir. Pour utiliser les logements qui s’étendaient sous cette galerie, il eut l’idée de faire appel aux artistes et aux artisans les plus illustres de son temps et de leur fournir une habitation confortable dans une enceinte royale, c’est- à-dire privilégiée, ce qui les mettait à l’abri de la surveillance des Gardes et les délivrait du contrôle et des Jurés de leurs corporations respectives. « Le dessein de ce prince, écrit Sauvai, était de loger dans son Louvre les plus grands seigneurs et les plus excellents maîtres du royaume, afin de faire comme une alliance de l’Esprit et des Beaux-Arts avec la Noblesse et l’Épée b » Nous ignorons si cette alliance, si peu d’act ord avec les pré- occupations et les préjugés de son temps, fut véritablement dans les idées du roi. Nous pensons plutôt que le but poursuivi par lui était d’aider, par cette généreuse mesure, au développement, en France, des arts, des sciences et des industries de grand luxe. L’intention qui le guida nous paraît, du reste, ressortir avec évidence du préambule des Lettres patentes qui furent chargées de sanctionner cette glorieuse innovation. « Comme entre les infinis biens qui sont causés par la Paix — disait Henri IV dans ce préambule — celui qui provient de la culture des arts n’est pas des moindres se rendans grandement florissans par icelle, et Gobelel en argent repoussé, enrichi de médailles. 1. Sauval, Hist. et recherches des Antiquités de Paris, t. II, p. 81. LE XVII0 SIÈCLE 401 donl le public reçoit une très grande commodité, nous avons eu aussi cet égard dans la construction de cette galerie du Louvre, d’en disposer le bâti- ment en telle forme que nous puissions commodé- ment loger quantité des meilleurs ouvriers et plus suffisans maistres qui pourroient se recouvrer, tant de peinture, sculpture, orfèvrerie, horlogerie, et sculpture en pierreries, qu’autres de plusieurs et excellens arts, tant pour nous servir d'iceulx, comme pour estre, par ce moyen, employés par nos sujets en ce qu’ils auroient besoin de leur industrie, et aussi pour faire comme une pépinière d’ouvriers, de laquelle, sous l’apprentissage de si bons maistres, il en sorliroit plusieurs qui après se répandroient dans notre Royaume et qui sauraient très bien servir le public. » Celle mesure, très diversement jugée au moment où elle fut prise, fut vivement combattue par les industriels parisiens qui voyaient dans cette innovation une atteinte grave aux privilèges des corporations, et l’in- stitution d’une concurrence d’autant plus dangereuse qu'elle était sanc- tionnée par l’autorité royale. Les Communautés marchandes, dont nous avons longuement expliqué l’origine et le fonctionnement, constituaient, on ne saurait trop le redire, une sorte de féodalité industrielle et commer- ciale. Non seulement les Maîtres, se recrutant eux-mêmes, étaient uniques juges de ceux auxquels il convenait d’ouvrir leurs rangs; non seulement ils dispensaient leurs propres enfants, ceux de leurs confrères ou leurs alliés, de ce fameux « chef-d’œuvre », épée de Damoclès, qui leur servait à tenir à distance les artisans trop habiles dont l’activité eût pu leur devenir dangereuse; mais encore ils avaient par leurs Gardes, Jurés et Syndics le droit de réglementer le travail, de surveiller les façons, d’entraver toute innovation, — favorisant ainsi la masse des producteurs, observateurs tidèles de la routine, et empêchant le développement des arts, en arrêtant net les progrès que l’industrie aurait pu réaliser. C’est beaucoup pour remédier à cet amoindris- sement fatal, à cet engourdissement de la main-d’œuvre artistique, où les industries somptuaires, maîtresses du marché et n’ayant pas à redouter de concurrence étran- gère, tendaient â s’enliser, que Henri IV institua ces Marmouset en argent ciselé, 51 Gobelet à surprise. 402 HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE logements aux Galeries du Louvre. Il se flattai L d’émanciper ainsi les artisans auxquels il offrait un asile, et leur descendance artistique et indus- trielle. Dans ce but, il permit à ces Maîtres de former des élèves et d’entretenir chez eux des apprentis. Il fit plus encore. En dehors de toutes les règles observées jusque-là, il con- féra à ceux-ci la Maîtrise, et l’on pourrait dire une Maîtrise universelle, car ils pouvaient, au sortir du Louvre, aller exercer leur profession dans telle ville du royaume qu’il leur convenait de choisir. Malgré ces judicieuses intentions et ces innovations hardies, il ne paraît pas, nous l’avons dit, que l’orfèvrerie ait produit, sous Henri IV, un nombre appréciable d’ouvrages d’un mérite indiscuté. Tant il est vrai que toutes les lois, toutes les régle- mentations, quelque ingénieuses et bien raisonnées qu’elles puissent être, ne suffisent pas à provoquer l’éclosion de chefs-d’œuvre. Les spécimens d’orfèvrerie qui nous ont été conservés du règne de Louis XIII sont, eux aussi, trop peu nombreux et de trop peu de valeur pour qu’on puisse porter sur l’art de ce temps un jugement décisif. Comme orfèvrerie civile, c’est à peine si nous possédons quelques gobelets, des statuettes, et des verres à surprise, aimables enfantillages en argenterie qui intéressent plus la curiosité que l’art. Quant à l’orfèvrerie religieuse, ce n’est certes pas la croix de la paroisse de Trégunc (Finistère) exécutée en 1610, le reliquaire en argent fondu, ciselé et doré, dont Françoise de Nerestang fit cadeau, en 1634, à l’église abbatiale de la Bénisson-Dieu (arrondissement de Roanne), ou encore l’amusante Vierge d’Eu, exécutée, en 1637, à la suite d’une peste cjui avait dévasté cette ville, cjui peuvent nous donner une haute idée du goût de cette époque1. La dernière de ces pièces, la plus curieuse assurément, avec sa couronne, son enfant sur le bras gauche et dans sa main droite un plateau où se trouve repré- 1. Notes sur les objets d’orfèvrerie conservés dans les églises de l'arrondissement de Roanne. Réunion des sociétés de beaux-arts, t. XIII, p. 850 et suiv. — Em. Delignières, Notice sur une sta- tuette en argent dite la Vierge du vœu à Eu; ibid., t. XVII, p. 305. La Vierge d’Eu. (Statuette en argent repoussé et ciselé.) Le xvie siècle 403 sentée la ville qu’elle protège, se recommande plus par la naïveté de sa pose, la simplicité un peu gauche de son altitude, sa démarche et son aspect légèrement enfantins, que par l’élégance du dessin et la perfection de la facture. — Et quand on songe aux exquises figures de la Renais- sance, on se demande quelle suite logique peut exister entre des œuvres si différentes, et si ceci a bien pu produire cela. L’aiguière en forme de centaure de la galerie d’Apollon, les plaques rectangulaires en vermeil repoussé, celle notamment qui représente Henri IV, les croix reliquaires, les cassolettes et les boîtes à odeur que l’on conserve au Louvre, sont d’un meilleur travail et d’un art plus relevé; mais ces pièces, quoique précieuses, ne suffisent point à caractériser le style et le faire d’une époque. Sous ce rapport, l’admirable coffret qui passe pour avoir été offert par le cardinal de Richelieu à Anne d’Autriche est plus instructif. Les fleurs en or dont il est couvert comme d’une jonchée, et qui semblent jetées au ha- sard, quoiqu’elles entrent dans l’ensemble d’une composition savante, nous dénoncent une grande innovation de l’orfèvre- rie au xvne siècle. L’inter- vention, dans l’ornementation, de fleurs et de fruits repré- sentés au naturel, qu’accom- pagneront bientôt toute une mé- nagerie d’animaux réels, écu- reuils, perroquets, serpents, colimaçons; ces éléments nou- veaux qu’on retrouve sous le crayon de la plupart des des- sinateurs d’orfèvrerie de l’é- poque, des Jean Morien, des „ . 1 , J Groupe en argent repoussé formant aiguière. Etienne Carteron, des Jacques (Galerie d’Apoiion.) Hurtu, des P. Rouquet, prendront encore plus d’importance, quand Gaston, Irèrc du roi, par l’exécution de ses admirables livres de miniature, aura généralisé la connaissance de la botanique. — Mais œuvres et dessins, ne craignons pas de le répéter, sont insuffisants pour nous édifier sur les caractères de l’orfèvrerie du xvne siècle; et l’histoire nous en dira plus sur les prélé- HISTOIRE DE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE 404 rcnces el les goûts de ce temps que les trop rares documents métalliques dont nous pourrions invoquer le témoignage. Louis XIII, élevé au milieu d’une Cour peu raffinée, confié aux soins de Mnu de Monglat et plus tard de M. de Souvré, c’est-à-dire de deux personnages bien intentionnés assurément, mais de culture médiocre, montra de bonne heure un goût prononcé pour les métaux précieux. Ses premiers jouets, des « marmousets », un petit panier qu’il tenait de sa gouvernante, et un petit navire à roues « allant au vent à la Hollandoise », cadeau de la reine Marguerite, furent des pièces d’orfèvrerie. Mais ce qui le touchait plus que la beauté de l'orfèvrerie, c’était son prix, et nous savons qu’il s’emportait contre sa gouvernante, à la seule pensée que, suivant l’usage traditionnel de la Cour, elle recevrait à sa majorité son argenterie de service, comme récompense de son dévouement1. En avançant en âge, ces sentiments étroits ne paraissent pas s’ètre modifiés, alors que la présence auprès de lui de la belle et très influente Anne d’Autriche imprima à la fabrication de l’orfèvrerie une impulsion nouvelle, et dont le contre-coup devait se faire longuement sentir. Peu de femmes, en effet, exercèrent, sur les modes de leur époque, plus d’ascendant que celle princesse, dont le rôle n’a jamais été bien nettement défini. Avec la fille de Philippe III, les idées espagnoles franchirent les Pyrénées, rempla- cèrent les influences italiennes, jusque-là dominantes grâce à Catherine et Marie de Médicis, et commencèrent à se tailler dans la littérature un large domaine. La parure, le vêtement et l’ameublement se conformèrent insensiblement au goût de cette reine qui, suivant un mot de Mmc de Molteville, « ne prenoit plaisir qu’à ce qui lui rappeloit l’Espagne ». Mais cette patrie si chérie était, depuis un siècle, le grand dépôt en Europe des métaux précieux. L’argent du nouveau monde y affluait, importé par des flottes entières. L’arrivée des fameux galions répandait sur toute l’Espagne une manne sonore, qui se traduisait par des exagérations d’un luxe un peu barbare, mais extraordinairement somptueux. On faisait en argent des mobiliers entiers. Celte mode passa chez nous avec le reste, et c’est dans l’ameublement d’Anne d’Autriche que nous voyons apparaître, pour la pre- mière fois, les tables et les balustres d’orfèvrerie. Mme de Motteville ne manque pas de nous signaler la présence, chez cette princesse, de gros meubles en métal précieux, surtout après qu’elle eut pris la régence du royaume. Racontant ta réconciliation du jeune Louis XIV avec Mmc de Navailles, elle rapporte que, lorsque le roi lui tendit la main, cette dame était « dans la chambre de la reine mère, 1. Jean Héroard, Journal sur l'enfance et la jeunesse de Louis XIII, t. I, p. 94, 113, 317, 373 et suiv. HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE. LE XVII0 SIECLE 405 appuyée sur son balustre d’argent ». Plus loin, nous faisant assister à la mort d’Anne d’Autriche, elle nous montre le roi et la reine Marie-Thérèse « dans la chambre de la reine mère jusques à près de minuit appuyés contre la table d’argent qui étoit en ce lieu ». Enfin, dans les Inventaires des meubles de la Couronne, dres- sés sous le règne de Louis XIV, il est fait mention de plusieurs meubles en argent massif remon- tant au règne précédent, et notamment d’un guéridon aux armes et au chiffre de la reine Anne d’Autriche1. L’exemple de celte princesse ne manqua pas d’être suivi. Si nous en croyons l’auteur des Mémoires de Sully, chez le con- trôleur général de Castille, beau-père du trop célèbre bou- quet, « les meubles qui, dans toutes les autres maisons, ne sont que de fer et de bois, es- toient d’argent dans la sienne ». En 1641, à la fête qui suivit la première représentation de Mi- rame, on vit l’évêque de Char- tres offrir à la reine une colla- tion servie sur vingt énormes bassins de vermeil que portaient un nombre égal d’officiers. Ce luxe même parut un moment prendre des proportions exces- sives. Tallemant cite une simple présidente, Mmc Tambonneau, qui ne voulait boire que dans des écuellcs d’or, prétendant que l’argent n’était pas propre. Aussi l’autorité royale, suivant sa louable habitude, essaya-t-elle, à l’aide de lois somptuaires, de prévenir les exagérations de ce luxe inouï. On réglementa sévèrement le poids delà vaisselle que les orfèvres pouvaient fabriquer. Obstacle pour les petits, facilement tourné par les grands. Nous possédons, en effet, le texte Ciboire en argent repoussé, ciselé et doré. (Église de Saint-Antoine, Isère.) 1. Mme de Motteville, Mémoires sur Anne d'Aulriche et sa cour, ch. lvi, t. IV, p. 3 15. — Guiffrey, Inventaires des meubles de la Couronne. 40G HISTOIRE DE L'ORFÈVRERIE FRANÇAISE d’une Ordonnance royale, datée de 1645, qui autorise l’orfèvre Lescot à exé- cuter pour le compte du cardinal de Mazarin une cuvette pesant 70 marcs1. Cette manière de respecter la loi, en obtenant une autorisation offi- cielle de ne point se conformer à ses dispositions essenlielles, était bonne pour Mazarin aspirant au pouvoir. Mais une fois maître ab- solu, notre rusé Italien n’eut plus de permission à demander, et, abusant de la facilité qu’il avait de puiser sans contrôle dans le Tré- sor royal, il se constitua rapide- ment une argenterie merveilleuse, unique en Europe. Elle compre- nait, en effet , 579 objets mobiliers tels que torchères, flambeaux, bra- siers, cassolettes, bassinoires, etc., représentant 3,882 marcs d’argent fin, alors que sa vaisselle de table en vermeil, comptant 144 pièces, s’élevait comme poids à 1,828 marcs. Ajou- tons que celte coûteuse orfèvrerie se recommandait plus encore par la somptuosité redondante de ses façons que par sa pesanteur. A feuilleter les inventaires dressés en 1653 et en 1660, on ne relève, en effet, pas moins de dix-neuf grands vases, pesant près de 265 marcs chacun, en argent ou en vermeil, couverts de la plus luxuriante décoration. Sur l’un on voyait l’entrée de Louis XI 1 1 à la Rochelle. Sur un autre, c’était Jupiter fou- droyant les Géants; ou Bacchus sur un chariot traîné par des tigres. Celui-ci était orné d’une large frise représentant une chasse au sanglier; celui-là, d’une chasse à l’éléphant. Un autre était décoré de médailles antiques. On en remarquait encore un, en forme de sirène tenant une coquille en sa main, etc. De ces pièces de provenances variées, — beaucoup étaient de fabrication italienne, portugaise, voire allemande — il convient de rap- procher l’argenterie que le cardinal fit exécuter à Paris. Lescot, son orfèvre, s’était enrichi à lui fournir les chenets, les brasiers, les lustres, les bras et les plaques de vermeil que Brienne énumère avec un enthousiasme de connaisseur 2. Ce déploiement exagéré d’orfèvrerie s’accommodait malheureusement assez bien de la tournure ampoulée que l’art prit à cette époque. La redon- Boîte à épices en argent repoussé et ciselé. 1. Mémoires de Maximilien de Béthune, duc de Sully; Londres, 1767. — Archives de l'art français. — Tallemant des Rèaux, Historiettes, t. V, p. 29. ‘2. Henri d’Orléans, Invent, de tous les meubles du cardinal Mazarin; Londres, 1861. — Barrière, Mém. inédits de Louis-Henri de Loménie, comte de Brienne; Paris, 1828. — ■ De Laborde, le Palais Mazarin; Paris, 1846. — Le comte de Cosnac, les Richesses du palais Mazarin; Paris, •188'i. LE XVII0 SIÈCLE 407 dance espagnole, nous l’avons dit, faisait sentir ses effets à la fois dans les lettres et les arts. Brusquement le dessin s’alourdit, l’ornementation perdit de son élégance, abdiqua sa précision et l’exécution devint molle et bour- souflée. L’histoire nous a conservé les noms d’un certain nombre d’orfèvres de ce temps. Une mention spéciale est due à Nicolas Charpentier, Louis Delahaye, François du Jardin, Le Mercier, Gassiet Peyronnin, Daniel Vimont, Jean Loret, Corneille Roger, Pierre Vergne, David Quelot, Simon Fave, François Colas, David Bagnard, Rolland Poitevin, qui portèrent le litre d’orfèvres de la Maison du Roi ; à Marie Lenormant, « orfavresse », à Pierre Desornay, Jean Marchedieu, Thomas Verbrecht, orfèvres de Gaston d’Orléans; à Jean Girard et Étienne Papillon, orfèvres de la Maison de Condé; à Charles Delahaye et François Lescot, qui travaillèrent presque exclusivement pour Mazarin; à Philippe Débonnaire et son fds Louis, qui, avec Lequin, fournirent l’orfèvrerie du palais de Fontainebleau ; à Marc Bimbi, Vincent Petit, La Barre l’aîné et Gravet, qui obtinrent un logement au Louvre; à Toutin le fds, grand collectionneur d’œuvres d'art; à Jean Hémant, dont Tallemant parle avec éloge, et à vingt autres, qui furent assu- rément des gens de premier mérite — si nous nous en rapportons à l’opi- nion de leurs contemporains1 — car très peu de leurs œuvres sont parvenues jusqu’à nous, et cette rareté n’est peut-être pas extrêmement regrettable. Louis XIV se montra fidèle aux traditions de somptuosité que lui avait léguées sa mère. Ses pre- miers jouets furent, comme ceux de son père, de véri- tables joyaux. Loménie de Brienne, qui allait devenir, par la suite, secrétaire d’Ë- tat, commença de bonne heure son métier de courti- san, en dévalisant pour son jeune maître le magasin du fameux Roberdet, orfèvre alors si réputé, que ces mots : « façon de Roberdet» se rencontrent, durant un demi-siècle, dans nombre d 'Inventaires et de Comptes. Parmi ces premiers jouets, il convienl surtout de ciler un petit canon en or et de petits soldats que le célèbre Merlin fondit et cisela sur les modèles du sculpteur Jules Chassel. Plus tard, quand le jeune roi eut Aiguière avec son bassin en argent repoussé et ciselé. 1. Arcli. de l’art français, t. I, p. 198 ; t. III, 499 ; l. IV, 320. — Nouvelles arch. (1872), p. 73, 98 et 105. 408 HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE grandi, il acheva de se pénétrer des exemples qu’il avait sous les yeux, et la double influence d’Anne d’Autriche et de Mazarin se fit sentir, non seulement durant toute la régence de cette princesse, mais encore bien au delà de sa mort. Les arts somptuaires redevinrent, il est vrai, plus français sous le règne de Louis le Grand; mais celui-ci demeura jusqu’à son dernier souffle sensible à ces formes épaisses et à cette ornementation puissante et massive, qui avaient été si fort goûtées par ses ascendants di- rects, et il ne fallut rien moins que l’étonnant génie de l’illustre Le Brun, pour arriver à donner une vie à cet entassement de richesses, dont notre histoire n’offre pas d’équivalent dans les temps plus modernes. Il suffit de se laisser conduire par les guides contemporains dans ce palais de Versailles construit, décoré, enrichi par le Grand Roi, pour recon- naître que jamais profusion pareille ne s’était rencontrée et ne devait se revoir. « Brancards d’argent, portant des girandoles; quaisses d’orangers d’argent, posées sur des bazes de mesme métal; vazes d’argent accompa- gnant les brancards; torchères dorées portant de grands chandeliers d’ar- gent; girandoles d’argent sur des guéridons doréz; foyers d’argent de deux pieds de haut, sur trois et demy de diamètre », resplendissaient d’un mer- veilleux éclat dans les salons de réception, la Galerie des fêtes et la Chambre de Mercure, réservée aux joueurs. Dans la Chambre du Trône (rapporte le recueil auquel nous empruntons ces détails) 1 : « la table, les guéridons, la garniture de la cheminée et le lustre sont d’argent... Un trône d’argent de huit pieds de haut est au milieu..., aux deux côtés du trône, sur l’estrade, deux scabelons d’argent portent deux carreaux de velours... Quatre giran- doles, portées par des guéridons d’argent de six pieds de haut, parent les quatre coins de la chambre, etc. » Faut-il ajouter que, dans ce palais féerique, les autres pièces étaient meublées à l’avenant? Dans la Chambre du lit : « une balustrade d’argent de deux pieds et demy de haut, sur laquelle posent huit chandeliers de mesme matière, et hauts de deux pieds Vase en argent garni de fleurs coupées. (D’après une tapisserie de la suite des Maisons royales.) 1. Mercure galant, avril 1681, décembre 1682. LE XVIIe SIÈCLE 409 chacun », entoure l’estrade. Dans les angles, des scabellons d’argent portent des cassolettes de cinq pieds de hauteur; et des bassins de trois pieds de diamètre soutiennent des vases proportionnés. Les chenets mesurent quatre pieds. Le lustre compte dix-huit bougies. Les cadres des miroirs n’ont pas moins de neuf pieds de haut, et tout cela est en argent. Dans la Salle de Diane, dans celle de Vénus, dans le salon où sont dressés les buffets, on n’aperçoit également que guéridons, lustres, candélabres, brancards, vases, cassolettes et caisses d’oranger en argent. Et le journal qui nous fournit cette énumération ajoute : « Il n’y a point de morceau d’argenterie qui ne soit historié. Des chandeliers représentent les douze Mois de l’année. On a fait les Saisons sur d’autres, et les tra- vaux d’Hercule en composent une autre douzaine. Il en est de même du reste de l’argenterie; tout a été fait aux Gobelins et exécuté sur les dessins de M. Le Brun. » Ici le Mercure commet une erreur qu’il importe de rectifier. La plupart des objets magnifiques, des meubles précieux à tant de titres, qui viennent de défiler sous nos yeux, avaient bien été confectionnés, sinon sur les dessins, du moins sous l’inspiration directe du grand artiste cité par notre recueil. Mais tous ne sortaient pas des Gobelins, dont il nous faut dire quel- ques mots. Louis XIV n’avait eu garde d’abolir les logements du Louvre qui avaient tant fait crier contre son grand-père. Il les avait, au contraire, peuplés d’excellents artistes; mais ceux-ci ne suffisaient pas ù remplir ses palais de meubles merveilleux; et, pour répondre à la hâte qu’il avait de composer autour de lui un cadre digne du soleil qu’il avait pris pour emblème, le jeune roi, sur l’incitation de Colbert, son activité — comme elle fut amenée plus lard à le faire — à fabriquer seulement des tapisseries. avait créé la Manufacture royale des meubles de la Cou- ronne, qui devait par la suite jouer, sous le nom de Manu- facture des Gobelins, un rôle unique dans les fastes de nos arts somptuaires. Cette manufacture célèbre, dont l’histoire n’est plus à écrire l, ne devait pas borner Brancard en argent ciselé. (D'après la tapisserie représentant la Visite de Louis XIV aux Gobelins.) 1. Voir Henhy IIavaru et Marius Vaciion, les Manufactures nationales (Paris, 1889). ilu HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE La charte constitutive de cet établissement, telle que Colbert la fit signer au roi en 1667, invitait le Surintendant des Bâtiments et le directeur « à tenir la manufacture remplie de bons peintres, maistres tapissiers, en haute lisse, orphèvres, fondeurs, graveurs, etc. » Fidèles à cette prescription, Colbert et Le Brun réunirent là des orfèvres d’élite, qui exécutèrent un nombre considérable de belles argenteries, mais auxquels il y aurait injustice à attribuer toutes les richesses qui ornaient Versailles; car nous savons les noms des Maîtres qui travaillèrent à ce fastueux mobilier. Dans le nombre, figurent plusieurs fabricants parisiens, établis au centre même de la grande ville. L’illustre Claude Bail i n , dont Voltaire a dit qu’il avait mérité d’être mis au rang des plus célèbres artistes, pour la beauté de son dessin et l’élégance de ses ouvrages, est de ceux-là. Avec Pierre Marcade, qui fut nommé Garde en 1670, i! fournit la série des pièces déco- ratives connues sous le nom de Fables d’Ésope, et il fut occupé, pendant près de dix ans, à ce que les Comptes des Bâtiments appellent d’une façon générale « les grands ouvrages » ; c’est-à-dire qu’il fondit, repoussa et cisela des bassins, des vases, des brancards enrichis de figures. Or Claude Ballin, élu Garde de l’Orfèvrerie pour les années 1666 et 1667, était établi au Louvre et avait même reçu du roi une subvention de 1,000 livres pour y faire construire une forge et une petite fonderie. Gravet, qui fournit à Louis XIV sa merveilleuse nef d’or, habitait pareil- lement au Louvre depuis l’année 1643, où il avait obtenu le « logement et la boutique » occupés précédemment par l’orfèvre La Barre. Thomas Merlin, qui travailla, lui aussi, pour la Couronne et livra à Versailles d’énormes bassins, des brancards et des vases, s’était vu attribuer en 1660, dans ce même palais, l’atelier du sculpteur Jacques Sarrazin. Viaucourt, Lorrain d’origine, naturalisé en 1669 et mort en 1674; Gérard Débonnaire, nommé Garde en 1669, et du Tel, qu’on doit également comprendre parmi les auteurs de « grands ouvrages », tenaient boutiques d’orfèvre dans Paris. Verbrecht, ancien fournisseur de Gaston d’Orléans, et après lui sa veuve; René Cousinet, qui figura parmi les Gardes aux années 1672, 1684, 1685, et Guillaume Loir exécutèrent, eux aussi, pour Versailles, des caisses d’orangers, des chandeliers, de grands bassins, des vases el « autres meu- bles », et comptèrent au nombre des Maîtres parisiens. En fait d’orfèvres établis à demeure aux Gobelins, l’abbé de Marolles ne cite, au surplus, que deux noms, celui d’Alexis Loir et celui de Claude de Villers, ce dernier, assisté de ses fils. De Vilers et ses fils sont, dans l’orfèvrerie, Des hommes achevéz, Alexis Loir comme eux De Paris, tous les quatre, ont des dessins heureux, Mêlant à ce qu’ils font une rare industrie. LE XVII0 SIÈCLE Mais l’abbé se trompe, à son tour, quand il écrit : « tous les quatre de Paris ». Si Loir appartenait à une famille d’orfèvres parisiens, il n’en était pas de même de son collègue de \ illers. Celui-ci descendait peut-être de cette vieille famille des Devillaire que nous avons déjà eu occasion de mentionner, et dont les ancêtres figurent pour la première fois sur les tableaux des Gardes de l’Orfèvrerie, à l’année 1340. Ce fait n’aurait rien, au reste, de surprenant; car on trouve, dès le xive siècle, sur les listes des Louis XIV visitant la Manufacture royale des meubles de la Couronne. (D’après une tapisserie exécutée aux Gobelins.) Gardes les noms d’un certain nombre d’orfèvres célèbres du xvn° siècle. — Jacques Toutin fut Garde de la Communauté en 1344; Guillaume Ballin en 1350, et Jean Ballin en 1354. Thomas Pijart fut élu en 1359, et depuis cette date, on compte des Pijart parmi les grands orfèvres parisiens. - Quoi qu’il en soit, Claude de Villers, ou Devillaire, avant d’être installé aux Gobelins, était établi à Londres. En 1665, Colbert l’avait fait venir à Paris avec sa famille, « pour travailler pour Sa Majesté ». On a même la note des dépenses de ce voyage. Elle monte à 375 livres qui furent rem- boursées à l’artiste par la cassette royale. Ajoutons que Colbert n’eut pas à se repentir d’avoir fait traverser la Manche à cette intéressante famille. De Villers et scs (ils exécutèrent, sous 412 HISTOIRE DE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE la direction de Le Brun, et avec une verve incomparable, les pièces les plus considérables comme dimensions et les plus chargées comme décor. Dans le nombre, on peut citer deux grandes cuvettes pesant 2,311 marcs. Bien que par le poids, on devine quelle devait être la taille de ces orfè- vreries. Quant à la richesse de leur décoration, la belle tapis- serie représentant la visite de Louis XIV aux Gobelins nous en donne une idée suffisamment exacte. Le superbe brancard supporté par quatre satyres, qu’on remarque au premier plan; le vase gigantesque que trois compagnons orfèvres par- viennent à peine à dresser; le volumineux bassin que soutient péniblement un autre ouvrier; comme le guéridon , à demi renversé, dont on découvre une moitié sur la gauche du tableau; toutes ces pièces magnifiques justifient l’émerveillement du Mercure et donnent un corps à ses descriptions fas- tueuses. Quant au groupe placé, dans ce précieux tableau, presque au centre de fa composition et dans le voisinage du duc d’Orléans, il offre pour nous un intérêt d’un autre ordre. Ces deux artistes bien vêtus, à la figure distinguée, à la physionomie intelligente, qui présentent au roi un vase de forme tourmentée, avec une anse faite d’une chimère et un pied porté par des tritons; ces deux personnages importants sont vraisemblablement Loir et de Yillers. Ajoutons qu’il serait aisé de trouver, dans quelques autres tableaux de même nature, des renseignements presque aussi curieux et aussi certains sur la disposition, le décor, les dimensions des orfèvreries qui virent le jour à la Manufacture royale des meubles de la Couronne pen- dant celle féconde période. La suite des tapisseries qui porte le nom de Maisons royales étale, dans ses premiers plans, toute une collection de vases d’argent et de vermeil d’urnes, d’aiguières, de bassins, de cassolettes au chiffre du roi, qui, sans aucun doute, ont une pareille origine. De môme encore pour plusieurs tapisseries de la suite dite Y Histoire du Roi. Celle, notamment, qui repré- sente Y Audience accordée au Légat nous montre les meubles principaux qui garnissaient, à cette époque, la chambre royale. Derrière le roi et le légat, mais très en évidence néanmoins, on aperçoit, placé contre la paroi, un Les orfèvres du Roi, au xvue siècle. (Fragment de la tapisserie représentant la Visite de Louis XIV aux Gobelins.) Pl. XXXI. HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE. LE XVIIe SIECLE \ 13 cabinet, dont la corniche d’argent, ornée d’une frise faite de feuilles d’acanthe enroulées et de guirlandes de fleurs, est soutenue par quatre pilastres ioniques en lapis-lazuli. Dans le panneau central, et s’enlevant sur un fond bleu, se trouve un bas-relief aussi d’argent. Non loin de là, sur un buffet, un grand vase de métal précieux et des buires ornées de bas-reliefs arrondissent leurs formes opulentes. Le vase se détache sur un tableau représentant un paysage, dont le cadre est d’argent. Aux murs sont trois appliques, à monture de vermeil et réflecteur d’argent, formées d’une sorte de cartouche accosté de quatre génies sonnant de la trompette et portant la couronne royale. A gauche, à l’angle de la tapisserie, se dresse un gué- ridon d’argent, dont la tige est composée de trois figures de femmes demi- nues, debout sur un piédestal très orné. Peut-être faut-il voir dans cette dernière pièce d’orfèvrerie, à la plus fière allure, un de ces trépieds que les Comptes des Bâtiments du Roy nous signalent comme exécutés par Loir et les frères de Villers — ouvrage de haute valeur, dont la fabrication, avec celle de deux autres meubles semblables, ne coûta pas moins de 50,114 liv. 15 sous. — Les vases, également superbes, qu’on admire dans la tapisserie du triomphe d’Alexandre pour- raient bien avoir une origine identique. Leurs formes, comme leur décoration, donnent à pen- ser que si jamais ces beaux vases existèrent, c’est aux artistes des Gobelins qu’il faut en faire hon- neur. Enfin, nous savons par la Galette de France que Louis XIV, visitant les Gobelins le 15 octo- bre 1667, put contempler au mi- lieu de la cour un buffet d’orfè- vrerie composé de 24 larges bassins. Or nous avons encore, par les inventaires du Grand Roi, la description d’un certain nom- bre de ces ouvrages, d’une ri- chesse et d’une magnificence d’or- nementation vraiment extraordi- naires. On voit figurer sur ces admirables morceaux les Planètes faisant cortège à Apollon, la Richesse, la Renommée, les Arts, la Paix, des trophées alternant avec les armes du roi, des Tritons, des monstres marins, les quatre Eléments, les quatre Saisons, des griffons, les attributs d’Apollon, Bassin en argent repoussé. (D'après une tapisserie des Gobelins, suite des Maisons royales xvi i° siècle.) HISTOIRE HE E’ORFÈV RERIE FRANÇAISE accompagnés de six figures de femmes, représentant les Vertus; des chasses, la bataille de Constantin, des grotesques, etc., etc. Mais la suite la plus importante assurément était celle qui comprenait Y Histoire du Roi. Ici, il nous faut céder la parole aux inventaires : « Un grand bassin ovalle, fait par Merlin, .ciselé dans le fond de la ligure du Uoy debout, accompagné de ses officiers d’armée, qui considère un cavalier renversé d’un coup de canon près de Sa Majesté, au siège de Douay, et sur le bord de diverses actions de guerre; dans quatre cartou- ches des armes du Roy et de plusieurs figures, long de 3 pieds 7 pouces, large de 2pieds 8 pouces, pesant 117 marcs 3 onces 0 grain. — Un autre bassin, dont la longueur, largeur et les bordures sont sem- blables à celles du précédent, ciselé dans le milieu, de l’entrée du Roy, dans la ville de Tournay, pesant 116 marcs 2 onces. — Un autre bassin ovalle, de mesme grandeur que le précédent, ciselé dans le fond du magistrat de la ville de Douay, à genoux devant le carrosse de la Reyne, pour lui présenter les clefs de leur ville, et sur les bords, des armes, des , , chiffres et de la devise de Sa Vase de décoration en argent doré. (D’après une tapisserie des Gobelins, suite des Maisons royales.) Majesté SU1 huit globes COUron- néz accompagnéz de figures d’hommes, et d’enfans assis, pesant ensemble 126 marcs 3 onces... etc. » D’autres pièces du même genre représentaient la Prise de Dun- kerque, celle de Dole, celle de Marslial, le Mariage du Roi, le Renouvel- lement de l'alliance avec les cantons suisses, V Audience donnée par Louis XIV à l’ambassadeur d’ Espagne, le Sacre, etc., etc. Enfin à ces documents si précis, et qui nous permettent de nous figurer assez fidèlement ce que pouvait être le luxe débordant du Grand Roi, il faut ajouter encore les caisses d’orangers, exécutées par Ballin, et dont on peut se faire une exacte idée, grâce aux estampes de la chalcographie. Est-il nécessaire de constater l’influence qu’exerça la royale somptuo- sité sur l’entourage direct de Louis XIV? L’application assez inattendue du métal précieux aux mobiliers, non seulement des princes et des grands dignitaires du royaume, mais même des simples particuliers, est attestée 415 Modèle de vase à oranger, en argent fondu et ciselé. (Dessiné par Cl. Ballin.) par tous les documents de l’époque. Ainsi dans le cabinet d’audience qui fut installé au Palais-Royal pour Mademoiselle, aussitôt après le mariage de cette princesse avec le roi d’Espagne (1679), on voyait — c’est le Mercure qui parle — « un miroir orné de figures d’argent d’un prix extraordi- naire... Il y avoit douze grands bras en forme de plaques, un grand lustre à double rang, quatre miroirs, moins grands que celui dont on vient de par- ler, plusieurs guéridons avec girandoles, tout cela d’argent... Ainsi on peut dire qu’on ne voyait qu or et argent dans ce cabinet. » Dix-huit mois plus tard, le Mercure nous conduit à Saint-Cloud, où Monsieur attend le roi son frère. 11 nous fait pénétrer dans la salle d’audience que l’on vient d’achever. Ce ne sont « qu’ou- vragés d’argenterie de toutes manières», et l’éternelle phrase qui revient toujours : « Ce qui est ordinairement de bois aux sièges, tables et fauteuils estoit d’argent b » Et ce n’était pas seulement — - nous venons de le dire — chez les princes de la famille royale que ces meubles d’orfè- vrerie étalaient leur splendeur. Les récits du temps nous ap- prennent qu’aux noces de M. de Reringhen avec M110 d’Aumont, la jeune mariée reçut l’ameuble- ment complet de sa chambre tout en argent. MmC de Sévigné, d’autre part, nous informe dans une de ses Modèle de vase ù oranger, en argent fondu et ciselé. (Dessiné par Cl. Ballin.) I. Mercure galant, n* de novembre 1070 et de mai 1081. HISTOIRE DE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE lettres que Mme de Mouci donna vers la même époque à M. de Lavardin u tous les chenets, plaques, chandeliers, labiés et guéridons d’argent qu’on peut souhaiter»; et, dans une autre lettre, que Mme du Lude possédait pour 27,(X)0 écus de meubles d’argent, et que Mme de Chaulnes avait de ce même métal, une table et deux guéridons, avec une toilette de vermeil b Malheureusement toute médaille, quelque brillante qu’elle soit, a toujours son revers. Nous avons trop soigneusement constaté, au cours de cette étude, le rôle économique et transitoire joué par l’orfèvrerie, pour nous montrer bien surpris de la disparition de tous ces coûteux et éblouissants ameublements dont la Cour et la Ville tiraient vanité, et dont la description encom- brait les gazettes. Immobi- lisés aux jours prospères en de dispendieux ouvrages, les métaux précieux, c’est leur sort inéluctable, dépouil- lent leurs formes brillantes, dès que le ciel s’assombrit. Or on sail si les dernières années du règne de Louis XIV furent sombres et désolées. Il semble, du reste, que ce prince, si natu- rellement enclin aux plus folles prodigalités, ait eu comme un pressentiment, comme une vision des catastrophes que préparaient cet abus de dépenses somptuaires, cette exa- gération de splendeur... au moins chez ses sujets; car s’il n’osa pas ou ne put se contraindre, du moins chercha-t-il, par une législation sévère, à res- treindre le luxe des simples particuliers, et, fait à peine croyable, on ne compte pas sous son règne — il est vrai qu’il fut long — moins de vingt Ordonnances, Déclarations ou Edits somptuaires 1 2. Costume emblématique de VOrfèvresse. (D’après une estampe de Larmessin.) 1. Recueil des lettres de la marquise de Sévigné (Rouen, 1790), t. V, p. 398; t. VIII, p. 128, 134 et 145. 2. Parmi ces Édits chargés de refréner le luxe, nous citerons ceux des 31 mai et 31 décembre 1644, 26 octobre 1656, 27 novembre 1660, 17 mai 1661, 29 décembre 1664, 17 novembre 1667, 13avril et 9 juil- let 1669, 7 janvier et 29 novembre 1673, 7 mai 1675, 18 juin 1683, et surtout ceux des 26 avril 1672. LE XVII» SIÈCLE 417 Comme toujours, celte législation répressive demeura sans grande efficacité; et en 1689, lorsque, pour se procurer de l’argent, il ordonna à ses fidèles sujets de porter leur argenterie à la Monnaie, Louis XIV eut sans doute quelque joie de trouver qu'ils s’étaient montrés mal obéissants à ses Édits. Dangeau constate que, dans le mois de janvier 1690, on ne put fondre dans cet établissement toute la vaisselle que l’on y porta1. Il faut donc que celle-ci ait été singulièrement abon- dante. Du reste, Y Ordonnance du 14 novembre 1689, qui imposait ce douloureux sa- crifice, contient la curieuse et surprenante nomencla- ture de tous les objets mo- biliers que les riches parti- culiers faisaient alors fabri- quer en argent. C’étaient des balustres, « bois » de chaise, cabinets, tables, bu- reaux, guéridons, chenets, grilles, garnitures de feu et de cheminées, chandeliers à branches, torchères, gi- randoles, bras, plaques, cas- solettes, corbeilles, paniers, caisses d’oranger, pots à fleur, urnes, vases, carrés de toilette, pelotes, buires, seaux, cuvettes, carafons, Costume emblématique de l 'Orfèvre. (D’après une estampe de Larmessin.) tourtières, casseroles, etc. Cette énumération ne pro- duit-elle pas comme un éblouissement, et ne semble-t-il pas que nous soyons de pauvres gens à côté de ces ancêtres si bien pourvus d’argenterie 2? Puis, après avoir mis à contribution le luxe des laïcs, le roi s’adressa à son non moins fidèle clergé. Archevêques et évêques reçurent l’invitation équivalant à un ordre — de faire offrir par les églises de leurs diocèses respectifs tout ce qui ne leur était pas strictement nécessaire; et pour 10 février et 6 mai 1687, 14 novembre 1680, 22 mai 1691 et mars 1700, qui visent plus spécialement l’or lèvrerie et l’emploi des matières d’or et d’argent. 1. Journal, t. 111, p. 58. 2. Delamarre, Traité de police, liv. III, lit. I, ch. vi (t. I, p. 387). /,18 HISTOIRE DE L'ORFÈVRERIE FRANÇAISE stimuler le zèle de celles-ci, ces mêmes prélats furent chargés de régler, « tant dans les villes qu’à la campagne ». ce qui était indispensable à la célé- bration du culte et d’envoyer le surplus « à la Monnoie la plus prochaine ou dans les villes où le roi a établi des changeurs1 ». o Le texte de ces lettres cir- culaires nous a été conservé, et il mérite d’être reproduit ici, non seulement parce qu’il jette un jour très curieux sur le peu de respect que professaient nos rois très chrétiens pour les richesses de nos sanctuai- res, mais parce qu’il réduit à néant cette affirmation si ac- créditée, que toute notre vieille orfèvrerie religieuse fut dé- truite à l’époque de la Révo- lution. Nous avons eu déjà maintes occasions de constater quels emprunts avaient été faits aux trésors de nos églises, à toutes les époques de notre histoire; on conviendra qu’après l’envoi de la sommation suivante, ce qui pouvait rester de raisonnablement ancien devait, en vérité, se réduire à bien peu de chose Mon Cousin, Comme j’ay esté informé qu’il y a beaucoup d’argenterie dans les églises au delà de celle qui est nécessaire pour la décence du service divin, dont la valeur estant remise dans le commerce apporterait un grand avantage à mes sujets, je vous fais celte lettre pour vous exhorter à examiner ce qu’il y a d’argenterie dans les églises de votre diocèse..., vous assurant que vous ferez chose qui me sera fort agréable et fort utile au bien de mon État, d’ordonner qu’elle soit portée dans mes Monnoies pour être convertie en espèces d’or et d’argent, la valeur en être payée comptant, sur le pied porté par ma Déclaration du 14 décembre dernier, à ceux qui l’apporteront; et ce qui proviendra de ladite argenterie superflue être ensuite employé au profit des églises auxquelles ladite argenterie appartenoit. Le 16 février suivant, l’archevêque de Paris écrivait à tout le clergé, tant régulier que séculier, relevant de sa crosse pour l’inviter à se con- Salière de Louis XIV en argent fondu et ciselé (plan et élévation) d’après un dessin de l’album de Robert de Cotte. (Cabinet des Estampes.) 1. Dangea.0, Journal, t. Il, p. 64. LE XVII0 SIECLE 4L) former aux ordres du roi. Ce qui se faisait dans le diocèse de Paris devait évidemment se faire dans tous les autres. Malheureusement, ce beau zèle fut loin de donner les résultats qu’on en attendait. S’il faut en croire les historiens de son règne, Louis XIV éprouva de grands déboires dans la refonte des admirables orfèvreries qui ornaient ses palais. Il s’étonna, nous dit Voltaire, que les six millions employés à meubler Versailles ne fournissent en monnaie que la moitié de cette somme. Le roi n’avait pas compté sur l’anéantissement des façons. C’est, en effet, ce qui rendit cette opération doublement désastreuse. Le monde artiste eut à déplorer, suivant les termes mêmes de Saint-Simon, « la perte et le dommage inestimables de toutes ces moulures, gravures, ciselures, de ces reliefs et de tant d’ornemens achevés, dont le luxe avoit chargé la vaisselle de tous les gens riches et de ceux du bel air1 ». Louis XIV ne fut pas le dernier, on peut le croire, à déplorer celle irrémédiable destruction. Mais comme la flatterie n’abdique jamais ses droits, pour colorer ce désastre et lui donner un air de sacrifice auguste, le Mercure de février 1690 publia une pièce de vers représentant celte déplorable mesure comme un acte généreux, nécessaire au bien de la Nation. Dans les riches apparlemens De Versailles, l’objet de ses amusemens, LOUIS avait fait voir la grandeur de la France. Le Luxe, à la faveur de sa magnificence, Devenu plus hardy, redoubloit son éclat Car il se douloit bien qu’on le prendroit pour elle Et qu’il pourroit du magistrat Suspendre, sous son nom, le zèle. Quel remède? LOUIS, qui faisoit son plaisir De cc bien qu’esleva, qu’embellit son loisir, Resva quelques momens sur ce triste remède. Enfin, il se résout, il cède, Et laissant de son cœur échapper un soupir : Ouy, Bonté, dit-il, vous estes la maistresse. Montrez à ces sujets ingrats et fastueux Ce que me coûte la tendresse Que votre seul conseil me fait prendre pour eux; Et faites-leur sçavoir qu’à leurs besoins propice Je consens à ce sacrifice... A ces mots, guéridons, tables, miroirs, chenets, Vases, balustres, feux, urnes et cabinets 1. Voltaire, Siècle de Louis XI U. — Saixt-Simon, Mémoires, I. VIII, |>. 310. — Le procès-verbal des opérations de refonte qui eurent lieu sous les yeux cl par les soins de M. du Met/, et qui durèrent du 0 décembre 1689 au 19 mai 1690 nous a été conservé. Il figure aux Archives nationales sous la cote K 121, n° 13, et mentionne un produit en poids de 82,322 mares ;> onces 9 gros, équivalant a 2,00.j,637 liv. 4 s. 9 d. Furent jetés par la fenestre, Et de ses grands appartemens, Quel prodige ! on vit disparoitre Ces précieux ameublemens Dont l’art surpassoit la matière '. On pouvail croire que cette rude leçon porterait tous les fruits qu’on était en droit d’en attendre. 11 n’en lut rien cependant. L’orage passé, on se remit à fabriquer de ces belles orfèvreries. On en meubla de nouveau les appar- tements royaux, de telle sorte qu’en dépit des regrets comme aussi en dépit des flatteries, l’épreuve désas- treuse par laquelle l’argente- rie royale avait passé en 1690 dut se renouveler vingt ans plus tard. Le Grand Roi, au déclin de sa sombre carrière, vit, une seconde fois, dispa- raître le mobilier somptueux qui l’entourait; les pièces qui avaient survécu à la première destruction, comme celles qu’il avait (ait refaire depuis, furent portées à la refonte. « Le roi, écrit Mme de Maintenon, le 9 juin 1710, a envoyé sa vaisselle d’or à la Monnoie. Il a donné ses pierreries à M. Desmaretz pour les mettre en gage, si l’on peut. » Et plus loin elle ajoute : « J’ai été des premières à envoyer ma vaisselle... 11 y en a pour 13,000 ou 14,000 livres. S’il n’y avoit qu’à manger sur de la faïence, nous en serions quittes à bon marché1 2. » Prompts à deviner les secrétes pensées du roi, les courtisans avaient devancé en cela le vieux monarque et sa compagne. 11 fut alors de bon ton et de bon goût d’envoyer à la refonte sa vaisselle et ses meubles d’argent. C’était un moyen de faire sa cour, et les conserver fut, si nous en croyons Saint-Simon, « presque considéré, comme un acte de rébellion, comme une marque de félonie ». L’exemple fut donné par le duc de Grammont et promp- tement suivi par les ducs de La Rochefoucauld et de Beauvilliers et par le duc de La Feuillade, qui, si nous en croyons Mme d’Huxelles, passait pour avoir la plus belle vaisselle qu’on prît imaginer. Après cela, ce fut le tour du maréchal de Boufflers, qui en avait une fort nombreuse. On l’avait bien vu O Encrier en argent fondu et ciselé. (D'après un modèle dessiné par Bèrain.) 1. Le Luxe détruit , — Mercure galant , février 1690. 2. Lettres de Mm* de Maintenon, édit, de Maëstricht, 1789, t. IV, p. 322; t. V, p. 122. LE XVII0 SIÈCLE 42 1 au camp de Compiègne, en 1698, où le maréchal avait étalé pour le service de sa table « quatre-vingts douzaines d’assiettes d’argent, six douzaines de vermeil, des plats et des corbeilles d’argent pour le fruit, et le reste à pro- portion 1 ». Le duc de Villeroy vint ensuite, puis la maréchale de Noailles, le duc de Lauzun ; enfin toute la Cour y passa et, comme vingt ans plus tôt, elle fut imitée par la Ville, c’est-à-dire par les magistrats, les artistes et les bourgeois. C’est ainsi que dans le Mercure de juillet et d’août 1709, qui publie l’état des personnes ayant envoyé leur argenterie à la Monnaie, nous relevons les noms du sculpteur Girardon, de l’architecte Gabriel et du médecin Fagon. Cette fois en- core l’abondance du métal fut si considérable, que les bu- reaux de la Monnaie ne pou- vant contenir la moitié de ce que le public y avait fait porter, on fut obligé d’ériger d’autres bureaux au Louvre, et on éta- blit dans ce palais plusieurs fourneaux pour activer la re- fonte de toute cette argenterie2. Si la Cour et les particu- liers étaient soumis à de rudes épreuves, les orfèvres n’étaient pas moins durement traités. Les Edits, Ordonnances et Dé- clarations contre le luxe s'é- taient compliqués, sous le coup des événements, de mesures vexatoires et ruineuses. La Déclaration du 10 février 1687, par laquelle le roi renouvelait toutes ses restrictions anté- rieures, se distingue par son caractère particulièrement explicite. Non seu- lement elle énumère une fois de plus les objets qu'il était interdit de fabri- quer, mais elle défend, en outre, « à toutes personnes, de quelque qualité et conditions qu’elles soient, de faire ni de laisser travailler dans leurs hôtels et maisons aucuns ouvriers ni orfèvres ausdits ouvrages, aux peines . ,üïi'tÈ£M-AJùKéi!6 * ~ ~ -iwrerafl . _ Plateau aux armes du roi, d’après un dessin de l’album de Robert de Cotte. (Cabinet fies Estampes.) L Mercure galant, n° de septembre I60S. 2. Journal de Verdun, août 1709, p. 116. HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE portées par les anciennes Ordonnances et Règlemens 1 2 ». Ainsi, nul ne pouvait désormais échapper à la loi. Les grands officiers de la Couronne, les princes du sang, le roi lui-même devaient obéir. Celui-ci ne pouvait plus faire fabriquer, dans les enceintes royales du Louvre et des Gobelins, des pièces d’un poids exagéré ou de dimensions exceptionnelles. Son « bon plaisir », réputé jusque- là maître souverain, devait se plier à la règle que lui-même avait tracée. C’est ce que le Mercure - , du reste, prit la peine d’expliquer, en propres termes, à ses fidèles lecteurs. A l’occasion du mariage de Mllc de Blois, sa fille, avec le duc de Chartres, le roi fil exé- cuter par le célèbre Delaunay, « dont les ouvrages étoient si estimés et si recherchés », une garniture de toilette qu’il offrit à la jeune princesse et qui fut saluée par un cri général d’admiration. Mais, dit le Mer- cure, « comme ce monarque est toujours le premier à sui- vre les lois qu’il impose aux autres, et qu’il les suit même bien plus régulièrement, cette toilette n’a pas plus de pièces (jue Y Ordonnance en permet ». Ce que ne dit pas le Mercure, c’est que la décoration de ces jolis ustensiles, exécutée par les premiers artistes du temps, et représentant la Fidélité avec la Fécondité, ainsi que Vénus à sa toilette, servie par les Grâces et les Amours, donnait à ce présent une valeur considérable. Si le roi s’imposait le scrupuleux devoir d’observer la loi qu’il avait lui-même édictée, ce n’était pas, on peut en être sur, pour tolérer d’après un dessin de l’album de Robert de Cotte. (Cabinet des Estampes.) 1. Delamarre, Traité de police, liv. III, til. I, ch. vi, t. I, p. 383. 2. Mercure galant, n" de février 1G92, p. 317, 330. LE X VI 1° SIECLE /.23 qu’elle fût violée par ses sujets. Aussi, pour en rendre l’application plus stricte — non seulement à Paris, mais dans la France entière — il ordonna au lieutenant général de police de la capilale, aux lieutenants généraux des bailliages, ainsi qu’aux juges royaux, de se transporter dans les boutiques d’orfèvres, de se faire présenter lous les ouvrages achevés ou en cours d’exécution, de dresser un procès-verbal, de faire cesser tout travail et de procéder même à une saisie chaque fois qu’ils trouveraient les fabricants en contravention avec la Déclaration royale. Pour assurer à Paris l’applica- tion rigoureuse de ces mesures draconiennes, le roi nomma même un commissaire spécial. Delamarre fut chargé de celte mission délicate, et il s’en acquitta avec un zèle et une conscience dignes d’un plus noble emploi. Nous possédons les procès-verbaux des perquisitions auxquelles il procéda chez le célèbre Alexis Loir1, chez Thomas Aubry, chez Philippe de Lar- bre2, chez Charles de la Fresnaye, en la boutique de Pierre Loizon, située dans la galerie des Prisonniers, chez Jean-Baptiste Favier, également établi au Palais, etc., etc. Une des premières perquisitions opérées par Delamarre eut lieu dans « la maison du sieur Ni- colas Delaunay, marchand orfèvre or- dinaire du Roy, l’un des Gardes à présent en charge3, demeurant dans les Galeries du Louvre ». Ainsi, ni le titre de Garde, ni celui d’orfèvre de la Couronne, ni les logements privi- légiés accordés par le roi dans son propre palais, n’exemptèrent les grands artistes de ce temps de ces visites inquisitoriales. Les procès-verbaux auxquels nous empruntons ces curieux détails sont datés du G mars 1G87 et du 14 décembre 1G89. On voit, par le premier, que notre commissaire avait bien employé son temps, puisqu’il était en fonc- tions seulement depuis trois jours. Deux mois plus tard, le lieutenant général de la Reynie informait Sa Majesté que, dans le cours de mars et d’avril, Delamarre avait découvert et saisi chez les orfèvres de Paris un 1. Fils de Pierre Loir, qui avait été Garde de la corporation en 1677, 1078, 1G79, 1680, IG81 , il avait été nommé Garde à son tour en 1687, IG88, et le lut de nouveau en 1697 et 1698. 2. Nommé Garde pour les années 1692, 1683, 1692 et 1693. 3. Nicolas Delaunay fut, en effet, nommé Garde pour les années 1686 et 1687. Cafetière en argent repoussé et ciselé. .',2', HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE poids de 3,266 mares « d’ouvrages défendus tant achevéz, qu’imparfaits et prêts à achever » ; et le roi, en son Conseil, ordonnait que les pièces mentionnées dans les procès-verbaux annexés seraient « brizées, rompues et défigurées en présence du sieur de la Reynie ou des officiers de police qui seront par lui commis à cet effet; en sorte que lesdils ouvrages ne puissent être réparéz ni vendus ». Sa Majesté daignait toutefois, dans sa générosité, accorder un adoucissement aux malheureux artistes dont on anéantissait ainsi les ouvrages. Elle consentait à ce qu’on leur remboursât les droits de contrôle perçus par l’État sur les objets mutilés. Les années qui suivirent, loin d’atténuer cette persécution, ame- nèrent au contraire de nouvelles me- sures vexatoires. La Déclaration royale du 14 décembre 1689 renouvela, en les aggravant, les prescriptions précé- demment édictées. Le système des perquisitions fut étendu aux merciers, aux joailliers et aux bijoutiers. Toutes les pièces d’orfèvrerie comprises dans les ventes par autorité de justice, toute argenterie ou vaisselle d’argent, trou- vée dans un inventaire après décès, durent être saisies et transportées pour être refondues à l’hôtel des Monnaies le plus voisin. Enfin, Y Édit de 1700, qui clôt celle série de me- sures inquisitoriales, renchérit encore sur ceux qui l’avaient précédé. Pour en assurer l’exécution, un seul commissaire parut insuffisant. Le lieute- nant général de police, d’Argenson, adjoignit à Delamarre cinq nouveaux collègues, disposés à rivaliser de zèle avec leur « ancien ». On conserve aux Archives nationales les procès-verbaux des perquisitions1 qu’un de ces dévoués collaborateurs, Jean Régnault, commissaire au Châtelet, pratiqua, le 1er avril 1700, chez Nicolas Delaunay, directeur de la Monnoie et des médailles du roi, aux Galeries du Louvre; chez Françoise Féron, veuve d’Adrien Lefèvre, rue Saint-Honoré; chez Thomas de Roussy, établi même rue, aux Bâtons royaux; chez Jacques Claye, rue Neuve-Saint- llonoré; chez Jean-Baptiste Coquolt dit Gilbert, dans la même rue; chez Cafetière en argent repoussé et ciselé. 1. Ces procès-verbaux ont été publiés par M. Jules GuiFrnEY. HISTOIRE DE L'ORFÈVRERIE FRANÇAISE. LE XVIIe SIÈCLE 425 Antoine Levèque, rue Saint-Honoré, attenant au Palais-Royal ; chez Fran- çois Simonnin, Pierre Coeffé, Françoise Barbier, veuve de Jean Benoist, et Charles Quévanne, tous quatre établis rue de F Arbre-Sec; chez Pierre Cordier, au carrefour de la Monnaie; chez Claude de Louan, même rue; chez Guillaume Dautel, quai de la Mégisserie; chez Simon Le Bastier, A la Croix d'oi;, et chez Jacques Dubourg, A l'Étoile d’or, tous deux rues de l’Arbre-Sec; chez Quentin Lequeux, rue de la Monnaie; chez Gabrielle Vaucoux, rue du Roule; chez Edme Vallée, rue Saint-Nicaise ; chez Denis Patu, rue de l’Arbre-Sec; chez Honoré de Villers, rue des Lavandières; chez Lambert Payen, même rue; chez Philippe Mathieu, rue Jean-Lantier ; chez Claude Payen, rue des Deux-Portes; chez Charles Despots, rue Thibautodé, etc. Le commissaire Régnault pouvait dire qu’il n’avait pas perdu sa journée1. Le 3 avril, après vingt-quatre heures d’un repos bien gagné, notre com- missaire reprit ses perquisitions en commençant par Julien La Vallée et par la veuve de Claude Béguin, domiciliés rue Saint-Honoré, etc. Dans l’atelier I. On remarquera que parmi ces orfèvres si nombreux, qui tous demeuraient dans le voisinage immédiat du Louvre, il s’cn trouvait un certain nombre qui jouèrent dans leur corporation un rôle important ou qui appartenaient à des familles d’ortèvres justement réputées. Ch. Quévanne figure sur la liste des Gardes aux années 1685-1686, 1695-1696; Claude de Louan remplit ces mêmes fonctions durant les années 1685-1686, 1696-1697; et Lambert Payen fut Garde en 1695-1696, 1709 et 1710. Simon Bastier ou Le Bastier compta plusieurs membres de sa famille dans les honneurs (François, Garde en 1696-1697 et 1708-1709. — Barthélemy Bernard, en 1700-1701. — Jean, en 1705-1707). Honoré de Villers appartenait vraisemblablement à cette lignée d’orfèvres que Colbert avait fait venir d’Angleterre et qu’il avait établis aux Gobelins. On conserve aux Archives nationales (Ol, 2040) une supplique adressée par ces intéressants artistes au roi, à la date du 11 septembre 1696. Elle est ainsi conçue : Sire, « Les frères de Villers, orfèvres aux Gobelins, représentent très humblement à Votre Majesté que depuis l’établissement de cette Manufacture, leur père et eux ont toujours esté employèz aux ouvrages qui s’y sont faits pour le service de Votre Majesté. Cependant lesdits ouvrages ayant non seulement esté depuis longtemps abandonnéz, mais ayant esté fait des deffenses d’en faire de grands pour les particuliers, lesdits de Villers sont depuis ce temps hors d’estat de subsister par le peu de travail qu’ils font, et quoique les ouvrages des autres Mes de ladite Manufacture n’aient cessé que depuis les leurs, Votre Majesté a eu la bonté, pour les dédommager en quelque manière, de leur accorder à chacun quelque pension, et lesdits de Villers sont les seuls qui ne se sont pas ressentis de ses bienfaits, quoyqu’ils soient des plus anciens et qu’ils contribuent comme les autres aux frais et dépenses qui se font dans ladite Manufacture. Ce qui les oblige à recourir à Votre Majesté, pour la supplier très humblement de leur accorder quelque petite pension pour les ayder à subsister avec leurs familles. Néantmoins, si Votre Majesté ne jugeoit pas à propos de leur faire celte grâce, comme ils ont mis le peu qu’ils avoient gagné à l’hôtel de ville, et que le revenu n’est pas à beaucoup près suffisant pour les faire vivre, ils osent supplier Votre Majesté d’ordonner qu’ils soyent rembourséz de tout ou partie, pour avoir un petit fonds qui les mette en estât de s’établir dans Paris comme Mcs orfèvres et pouvoir y gagner de quoy subsister, ce qu’ils ne peuvent faire autrement, et ils continueront leurs prières pour la prospérité et santé de Votre Majesté et de loutte la famille royalle. » L’établissement d’IIonoré de Villers dans Paris donne à croire que la réclamation de ces vail- lants artistes fut écoutée. Cependant il convient de remarquer qu’un certain François de Villaire figure parmi les Gardes aux années 1693-1694 et que Claude de Villaire fut également Garde en 1688-1689, 1702 et 17C3. Ce qui montre qu’il y avait une autre famille d’orfèvres presque du même nom. 54 426 HISTOIRE DE L’ ORFÈVRERIE FRANÇAISE du célèbre orfèvre Claude Bal li n , sis rue du Louvre, notre policier décou- vrit « un milieu de table appelé surtout, surmonté de sa girandole d’où il sort huit branches, deux sucriers, deux poisvriers et huit corbeilles ». Ces surtouts d’orfèvrerie étaient alors dans toute la fraîcheur de leur nouveauté. En 1698, le fameux De- launay en avait exécuté trois, deux pour le roi et le troisième pour le duc d’Orléans, qui l’avait étrenné lorsqu’il reçut, à Saint-Cloud, milord Portland, ambassadeur de Guillaume III, et cela avait suffi pour mettre ces sortes de meubles à la mode1. On voulut se saisir de la magnifique pièce à la- quelle Ballin travaillait; mais celui-ci déclara que ce surtout était destiné à l’Empereur; et il présenta une autorisation spéciale signée du roi et datée du 21 novembre 1699, qui lui permettait de faire et de parachever ce vaste morceau d’orfèvrerie. Jamais destruction, on le voit, ne fut menée avec une sévérité plus implacable et une méthode plus rigoureuse. Et c’est ainsi qu’en quelques années, on vit disparaître non seulement presque tout ce qui demeurait d’orfèvrerie historique dans les châteaux, les églises, les palais, mais tous les beaux ouvrages, on peut dire tous les chefs-d’œuvre qui avaient rendu fameux les noms des Claude Ballin, des Delaunav, des Cousinet, des Leroy, des Périgon, des Du Tel, des Verbeck, des Roussillon, des Viau- court, des Gravet, des Merlin, des Marcadé, des Débonnaire, des Massé, des Van Clèves, des Pijart, des Germain, des Loir, des Laurent de Mon- tarsy, et de tant d’autres admirables artistes. Rien, ou presque rien ne fut sauvé. Il y eut bien ceux qui, à l’imitation de Saint-Simon, « se mirent à l’arrière-garde » et dissimulèrent le plus qu’ils purent. C’est à ceux-là que nous devons les quelques chandeliers, les trop rares girandoles, les écuelles à oreilles si caractéristiques, qui, de loin en loin, traversent les ventes et y obtiennent des prix considérables. Mmo de Créqui nous apprend que la duchesse de Lesdiguières put soustraire une partie de ses meubles « en argent massif et magnifiquement ciselés des plus hauts Ecuelle en argent ciselé et repoussé. 1. Mercure galant, avril 1698 : « 11 y avoit au milieu de la table un grand surtout, ou milieu de table de vermeil doré. 11 y a peu de temps que ces sortes d’ouvrages sont invenléz pour garnir les milieux des tables. Ils y demeurent pendant tout le repas. On en fait de plusieurs plans différents. Ils sont souvent enrichis de figures et portent quantité de choses pour l’usage de la table. En sorte que l’on ne peut rien souhaiter de nécessaire à un repas que l’on n’y trouve... » LE XVJP SIÈCLE 427 reliefs surdorés », en les rachetant à l’hôtel des Monnaies pour le même poids en écus. Mais ce dut être là un fait unique ou à peu près, et ces coûteux objets ne survécurent pas aux catastrophes qui mouvementèrent le xvme siècle. Il y eut également quelques sanctuaires qui parvinrent à sauve- garder un petit nombre de joyaux de réelle valeur. Tels sont le beau ciboire en argent doré de l’église Saint-Antoine (Isère), et la grande châsse en ébène habillée de plaques en argent repoussé, qu’on voit dans cette même église — le service de chapelle aux armes de Colbert, conservé au château de Villacerf — le beau calice de l’église Notre-Dame, à Mont- brison, fait en argent repoussé et orné de têtes d’ange et de guirlandes; — le reliquaire en forme d’ostensoir de Chalain-le-Comtal, monté sur un pied circulaire en forme d’acanthe; — un calice et un ciboire en argent appar- tenant à l’église paroissiale d’Allieu (Loire); — la châsse de Saint-Por- caire, donnée à l’église de Montverdun par Camille de Neuville (archevêque de Lyon, 1653-1693); — les quatre chandeliers en argent repoussé de la chapelle de Notre- Dame de la Consolation, à Saint-Marcel-d’Urfé ; — le crucifix d’argent fondu et ciselé à l’église paroissiale de Sainl- Priest-la-Roche, orné de fleurs de lis ciselées avec art; — la croix processionnelle et le ca- lice en argent de l’église de Gu mi ères, exécutés en 1684, etc., etc. Un certain nombre de vases du même genre, aux contours épanouis et ronflants purent encore être préservés et con- servés dans les trésors de nos églises de province, sous prétexte qu’ils étaient indispensables à l’exercice du culte; mais ces rares épaves sont de bien peu d’importance auprès de ce qui fut irrémédiablement détruit 1 , Châsse en ébène ornée de plaques en argent repoussé et ciselé. (Église de Saint-Anloinc, Isère.) L Un seul chiffre fera juger de l’étendue du désastre. Les Inventaires du mobilier de la Couronne ( États des 20 février 1673, 30 janvier 1681, 20 mars 108 ,22 avril 1097, \ mars 1701) fournissent un poids tolal de 91,036 marcs d’argent. En admettant même qu’un petit nombre de ces meubles lurent sauvés et que quelques-uns figurent sur plusieurs états, on peut se rendre compte de la perte énorme qui résulta de ces refontes et pour le Trésor et pour l’art. 428 HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE et nous n’aurions que de trop insuffisantes indications sur les mer- veilles sorties de tant de mains fameuses, sans les documents graphiques qui nous permettent de raisonner, avec quelque apparence de probabilité, sur la somptueuse ampleur, sur la forme à la fois solennelle et superbe, et sur le décor débordant de ces belles pièces d’orfèvrerie. Au premier rang de ces documents précieux il faut placer les compo- sitions de Le Brun, dont nous parlons plus haut, ses admirables tapisseries qui nous racontent Y Histoire du roi et le Triomphe d’Alexandre ; les modèles de vases inventés par Le Pautre; les dessins de Daniel Marot ; les gravures de Bérain, et enfin une suite sans prix de dessins d’orfè- vrerie recueillis par Pvobert de Cotte, conservés actuellement au Cabinet des Estampes, et dont plusieurs représentent des pièces de service desti- nées au Roi-Soleil. Grâce aux renseignements que nous fournissent ces dessins et ces gravures, nous pouvons nous faire une idée, incomplète assurément, mais à peu près exacte, du style fastueux qui régnait alors — style plus pompeux que vraiment noble, où la magnificence s’exagère et prime dans la composition de l’œuvre les qualités de construction logique, d’élégance et de finesse qui distinguaient, au siècle précédent, l’orfèvrerie française et en faisaient un art si gracieux et si charmant. Nef en vermeil, d’après un dessin conservé au Cabinet des Estampes. Pl. XXXIII. HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE. CHAPITRE DIX-NEUVIÈME De XVIIIe jSiède La Régence et son luxe désordon né. — Ce que produisent les lois somptuaires Rôle politique et économique de la vaisselle plate et montée. Oppenord et Meisson nier. Thomas Germain et Claude Ballin le jeune. — Le style baroque. La ciselure et les métaux communs. Retour vers l’Antiquité. — Mme de Pom padou r et le monde à la grecque. Prospérité de l’orfèvrerie parisienne jusqu’à la Révolution. ou s voici parvenus au xvm° siècle, qui forme le dernier chapitre vraiment intéressant de l’his- toire que nous avons entrepris de retracer. C’est, en effet, la dernière évolution de l’Orfè- vrerie où l’on puisse constater une réelle et vigoureuse originalité; et cette originalité se manifeste d’une façon d’autant plus saisissante, que notre art, rompant heureusement avec les traditions scrupuleusement respectées jusqu’au milieu du règne de Louis XIV, s’émancipe complètement, rejette le joug de l’architecture qui depuis le xiue siècle s’était imposé à lui, et n’accepte plus d’autres inspirateurs que le goût du jour et les caprices de la mode. Encore cette recrudescence d’originalité ne se manifeste-t-elle que partiellement. Seule l’orfèvrerie civile s’en imprègne. Quant aux produc- tions de l’orfèvrerie religieuse, elles n’offrent ni les mêmes qualités ni, par conséquent, le même intérêt. Il semble que le clergé, dégoûté des emprunts continuels faits à ses trésors, ait cessé brusquement d’épuiser ses ressources financières en ces grands et magnifiques joyaux — objets d’un légitime orgueil — dont il s’était vu périodiquement dépouiller dans les heures de crise. Autant abbés et prélats affectent d’être prodigues en 430 HISTOIRE DE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE constructions qu’on ne peut leur ravir, autant ils se montrent réservés sur les commandes d’orfèvrerie; et quand le clergé entreprend quelques travaux importants, il demeure fidèle aux précédents, se conforme aux traditions, respecte les modèles du Grand Règne et même le plus souvent, dans la parure des autels, remplace par le cuivre doré les métaux précieux, jadis exempts de tout coupable alliage. C’est ainsi qu’un certain nombre de chandeliers, de croix, de taber- nacles ont pu nous être conservés. Tels sont les chandeliers d’autel et la croix en cuivre repoussé, d’une excellente exé- cution, que possède l’église de Roanne, — la croix processionnelle de l’église paroissiale de Briennon, présentant à son revers l’image de la Vierge et des tètes d’anges en ronde bosse séparées par des bouquets de fleurs, — la croix processionnelle de Pouilly-sous-Charlieu, — les chandeliers de l’église paroissiale de Renaison, — ceux de l’église de Chandon, avec la croix d’autel assortie, etc., etc. Particularité à noter, tous ces instruments du culte ont été fabriqués à Lyon, qui paraît avoir, au xvm° siècle, rem- placé Limoges dans la fourniture des églises du centre de la France. Ajoutons qu’à Paris d’importantes maisons préludaient également à ce commerce, qui de- vait, en notre siècle, se localiser aux environs de Saint-Sulpice et prendre un développement si considérable. On possède, en effet, un marché1 passé en 1773 entre le chapitre de la cathédrale d’Autun et « Jacques Renard, me doreur, argen- teur, cizeleur, damasquineur et enjoliveur de toutes sortes de métaux, demeurant à Paris, rue aux Ours », relativement à « six beaux chandeliers et une croix en métail doré en or moulu », qui sont d’un ample dessin et d’une exécution extrêmement remarquable. — Mais ne craignons pas de le redire, si l’orfèvrerie religieuse brilla au xviii0 siècle d’un éclat assez terne, l’orfèvrerie civile se recommanda au contraire par un redouble- ment d’originalité, et c’est à retracer ses caractères et les vicissitudes traversées par sa fabrication que nous allons appliquer notre étude. D’abord, tout parut être au mieux et marcher à souhait. La paix semblait assurée, et l’on vit la confiance renaître. Le luxe, un instant 1. Harold de Fontenay, la Croix et les chandeliers du grand autel de la cathédrale d Autun, com- munication faite aux Sociétés de beaux-arts du département, t. X. p. 136. Aiguière en argent repoussé et ciselé. LE XVIII0 SIÈCLE 431 contenu par l’exemple morose du Grand Roi, reprit ses coudées franches et bientôt ne connut guère de bornes. Le jeune Louis XV, faisant, le 22 juillet 1716, le tour de la place Royale, admira le phaéton de la duchesse de Monastérol, qui, monté sur quatre pilastres d’argent, avait coûté 40,000 livres. Il apprit en même temps qu’on travaillait pour le cardinal de Rohan à une autre chaise pareille, dont les pilastres, au lieu d’argent, devaient être en or. Quelques années plus tard, la duchesse de Berry, pour satisfaire au vœu qu’elle avait fait, au cours d’une maladie, de s’habiller en blanc durant six mois, se fit confectionner « un carrosse d’argent, et les harnois de ses chevaux de la même matière 1 2 ». De tels excès de luxe coûtaient cher, très cher, et le trésor royal étant à sec pour subvenir à d’aussi folles dépenses, le Régent eut recours à un héroïque moyen. Il fit rendre gorge aux partisans en établissant sa fameuse Taxe sur les gens d’affaires- . Plus tard, Philippe d’Orléans accorda sa confiance à Law et crut en son système. Les brillants résultats que celui-ci donna tout d’abord firent naître les plus folles espérances, et leur contre-coup se fit sentir dans l’art qui nous occupe. — Ceux qui les pre- miers avaient, par d’heureuses spéculations, réalisé de gros bénéfices, s’empressèrent de les employer en achat de propriétés et de coûteuses argenteries. Mais la joie ne fut pas de longue durée. Bientôt le numéraire devint si rare que l’on dut faire revivre les an- ciennes entraves apportées pré- cédemment au commerce de l’orfèvrerie. Le 25 février 1720, parut « une Déclaration du Roi rendue le 18 et registrée le 24 au Parlement, concernant la vaisselle et les ouvrages d’or et d’argent, pour réprimer le luxe extraordinaire d’un très grand nombre de gens de tous états et de toute condition, principalement des agioteurs qui s’étoienl enrichis en 1. Jean Buvat, Journal de la Régence, t. I, p. 101 et 375. 2. 11 est curieux de voir comment les financiers acceptèrent celte contribution forcée et prirent les devants en rapportant ce qu’ils avaient touché en trop. Samuel Bernard taxa lui-méme sa part de res- titution à l’État à 9 millions; Crozat l’aîné envoya spontanément 6,000,000 livres; et pour les autres, le garde général du trésor Brunet de Rancy fut taxé à 4,200,000 livres; Charpentier, boucher de l’armée, à 3 millions; Philippe Milieu, inspecteur général des étapes, vivres cl fourrages, fi 1,200,000 livres; les receveurs généraux de Tournières et de Vougny, l’un à 3,330,000 livres, l’autre à 2,644,000 livres; le fermier général Romand, à 4,453,000 livres; Thomas Rivier, à 3,300,000 livres, etc., etc. Buval, au sur- plus, a inséré dans son Journal les huit Rôles contenant la taxe des gens d’affaires ; ils y tiennent une vingtaine de pages. Saucière, composée par Pierre Germain, dit le Romain. HISTOIRE DE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE moins de sept à huit mois au commerce des actions et des autres papiers de la rue Quincampoix, lesquels s’éloient pourvus d’une quantité pro- digieuse de vaisselle d’argent de toute espèce, la mieux travaillée et la plus belle qui se soit jamais vue chez les princes et chez d’autres per- sonnes d’un rang distingué par leur noblesse et leur dignité 1 ». Cette Déclaration rééditait naturellement toutes les prohibitions anté- rieures. Non seulement elle interdisait la fabrication des meubles d’argent précédemment défendue par les Édits de Louis XIV, mais elle réglait sévè- rement le poids de toutes les pièces du service de table. Pour avoir contrevenu à ses dispositions, les orfèvres Langlois et Gavot virent leurs ouvrages saisis et furent condamnés à 10,000 livres d’amende2. Malgré cela, la loi demeura sans effet appré- ciable; aussi, après avoir fait renouveler cinq mois après, par le Conseil d’État, toutes les prohibitions et pénalités contenues dans la première Déclaration royale, le Régent fit-il ordonner, par ce même Conseil, à tous les particuliers de porter leur vaisselle d’argent à la Monnaie, et leur fît-il défense de conserver « aucun diamant ou pierrerie ». (Juillet 1720.) Enfin, par une nouvelle Ordonnance, il fut en- joint à tous les sujets de n’avoir chez eux pas plus de cinq cents livres en argent comptant, et la Compagnie des Indes fit comparaître devant elle les supérieurs et les procureurs des Communautés séculières et régulières, pour qu’ils eussent à déclarer la quantité d’espèces qu’ils avaient dans leurs maisons. Après cela, les perquisitions commencèrent et furent menées avec une vigueur rare et un acharnement singulier3. Pen- dant plus de quatre années une méticuleuse inquisition viola les domiciles Buire en argent, composée par Pierre Germain, dit le Romain. 1. Jean Buvat, loc. cit., t. II, p. 32. 2. L’amende leur fut remise, sur la sollicitation de la princesse de Modène pour qui ils travail- laient. 3. Aucun état, aucune fonction ne furent respectés. Le sieur Dupuis, notaire, proche Sainle-Croix- de-la-Bretonnerie, qui possédait 1,200 livres chez lui, se les vit confisquer. Un habitant de la rue Saint-Jacques ayant eu l’imprudence de raconter à un voisin qu’il avait caché dans sa maison pour 60,000 livres d’espèces d’or et d’argent, fut dénoncé et, outre la confiscation, fut condamné à 10,000 livres d’amende. Chez le sieur Tarquini, l’un des caissiers de la Banque, on saisit 77,000 louis d’or. Les offi- ciers de la Monnaie s’étant transportés chez le sieur Bezin, marchand de vin, proche Saint-Gervais, et ensuite chez le sieur Cottin, banquier, rue Thibautodè, trouvèrent chez le premier 64 marcs de louis d’or de provenance étrangère, et chez le second 52 louis de même marque qu’ils saisirent et LE X V 1 1 1° SIECLE 433 des citoyens, provoqua la délation, encouragea et récompensa l’espionnage et, ne respectant aucun secret, rechercha jusque dans les réduits les plus retirés de toutes les demeures ce qui pouvait tomber sous le coup de l’implacable loi. Même aux temps les moins for- tunés du règne de Louis XIV, on n’avait rien vu de pareil. Législation d’autant plus impolitique que, malgré son caractère éminemment vexatoire, elle devait rester absolument inefficace. Veut-on savoir, en effet, quelle influence les Édits, Ordonnances, Lettres royaux. Déclarations, si nombreux au xvn° siècle et au xvm°, exercèrent sur l’orfèvrerie d’apparat et l’argenterie de service, non seulement des princes et des grands seigneurs, mais des magistrats, voire des financiers et des simples bourgeois? — Pour cela, il suffit de choisir dans les archives un certain nombre d’inventaires après décès, de ceux qui précèdent ou suivent la proclamation de ces fameuses lois somptuaires, et de les com- parer entre eux. L'Inventaire de Charles Benoit, notaire à Paris, dressé en 1634 et conservé à la bibliothèque de l’Arsenal, accuse chez le défunt la présence de 205 marcs 6 onces 2 gros de vaisselle d’argent, valant environ 10,500 francs de notre monnaie. L’argenterie dont se servait journellement Catherine de Saint-Maure, dame de Brassac, fut estimée à son décès à 15,671 li- vres 5 sols; sa vaisselle de ver- meil, à 697 livres 17 sols; et dans un bahut on trouva encore en réserve pour 3,820 livres d’objets divers en argent : croix, flambeaux, pot de chambre, etc., soit ensemble 20,189 livres 2 sols. Le maréchal de la Meilleraye meurt en 1664, c’est-à-dire vingt-cinq ans avant la première emportèrent avec eux. Au cours de ces investigations, on découvrit chez un de ces agioteurs quantité de vaisselle d’église, calices, croix, chandeliers, encensoirs d’argent et de vermeil, qu’il avait achetés à divers orfèvres, sous de spécieux prétextes, afin de réaliser ses billets de banque, et l’on conduisit ;i la Bastille plusieurs autres spéculateurs accusés d’avoir réduit des louis d’or en lingots. Dès 1719, trois orfèvres a voisins du Palais » avaient été incarcérés pour la même cause. Enfin une perquisition pra- tiquée, le 30 avril 1723, chez le sieur Févriei*, caissier de la Compagnie des Indes, amena la découverte de « vingt, douzaines d’assiettes d’argent, du poids de quatre marcs chacune, et quantité d’argenterie très belle à proportion ». (Barbier, Chronique de la Régence, l'° série, p.292 cl 293. - Jean Buvat, loc. cit., t. I, p. 473; t. Il, p. 44, 51, 53, 112, 113, 191, 300.) 55 [Salière rocaille, dessinée par J. -A. Meissonnier. Salière en (orme de coquille, dessinée par J. -A. Meissonnier. HISTOIRE DE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE refonte. On appose chez lui les scellés, et l’on trouve que sa vaisselle de cuisine monte à 5,801 livres 12 sols 6 deniers; sa vaisselle de table, à 10,537 livres 17 sols G deniers; celle de vermeil, à 2,418 livres. En outre, le garde-meuble renferme pour 3,G81 livres de pièces mises en réserve pour les grandes occasions. Soit, au total, 22,258 livres 10 sols. Ainsi, avant les Edits rigoureux qui marquèrent la fin du règne de Louis XIV, la vaisselle d’un officier ministériel re- présentait une dizaine de mille francs. Celles d’une noble veuve et d’un maré- chal de France variaient de 20,000 à 25,000 francs. Arrivons maintenant aux Édits somptuaires. Le 31 août 1694, cinq ans par conséquent après la fameuse Ordon- nance de 1689, le célèbre Delaunay fait la prisée de l’argenterie du maréchal d’Humières, mort quelques années plus tôt à l’Arsenal. Cette prisée monte à 30,925 livres. En 1698, l’abbé d’Efliat décède, cl Jacques Pijart, domicilié quai des Orfèvres, pro- cède à l’estimation de la vaisselle du défunt. Celle-ci s’élève à 27,364 livres 3 sols 6 deniers. — Ce qui, pour un célibataire, est une belle somme ; il est vrai que chez l’abbé on ne man- geait que dans du vermeil. Le 24 septembre 1700, on dresse l’inventaire d’André Le Nôtre, et chez l’illustre jardinier, on trouve pour près de 13,590 livres d’argenterie. En 1713, celle de René Aubry de Barneville était prisée à 12,632 livres 17 sols 6 deniers pour la vaisselle plaLe, et à 4,829 livres 15 sols 9 deniers pour la vaisselle montée, soit en tout 17,462 livres 13 sols 3 deniers. A peine Louis XIV mort, le métal précieux reparaît dans les cuisines. Le Régent lui-même donne l’exemple. « La chère exquise, nous dit Saint-Simon en parlant du Palais-Royal, s’apprètoit dans des endroits faits exprès de plain-pied, dont tous les ustensiles étoient d’argent1. » Nous venons de dire quelles catastrophes entraîna le système de Law, et les lois spoliatrices qui en furent la conséquence. Eh bien, en 1720, la vaisselle du sieur Morié, « grand actionnaire », comme l’appelle Mathieu Marais, représentait 20,090 écus. A la mort de La Salle, marchand de chevaux, rue des Fossés-Saint-Germain, on découvrit chez lui 1. Saint-Simon, Mémoires, t. XIV, p. 40. LE XVIII» SIECLE 435 une argenterie valant 200,000 livres l. En 1738, celle du cardinal de Polignac était estimée 18,750 livres. En 1744, on ouvre le testament du cardinal de Gesvres, et l’on trouve qu’il lègue au comte de Tresmes, son neveu, sa vaisselle d’argent, estimée 120,000 livres; et à la comtesse, sa vaisselle de vermeil, qui vaut 7,000 écus. En 1752, le comte d’Evreux meurt dans la gène, et il laisse, au dire du duc de Luynes, 20,000 écus de vaisselle. En 1755, Mmo de Ma- zarin s’éteint presque dans la misère, et sa vaisselle plate représente 25,000 livres2. Enfin, nous savons que l’argenterie de Mmo de Pom- padour avait coûté 687,000 livres. Ainsi, avant comme après les Edits, Déclarations et Ordon- nances, les chiffres se trouvent, à conditions égales, être à peu près identiques. Il suffit de quelques années pour que l’orfèvrerie détruite et refondue soit reconstituée. Et cela, non seulement chez les grands officiers de la Couronne, chez les princes et les prélats, mais jusque chez les bourgeois de marque, et môme chez de simples artistes, peintres, sculpteurs et comédiens3. C’est que, au xvne siècle, aussi bien qu’au xvine, la possession d’une vaisselle nombreuse et pesante non seulement constituait une pré- cieuse ressource et une preuve d’aisance, mais était encore considérée, pour la famille qui la possédait, comme une présomption d’ancien- neté et de distinction, nous dirions presque d’aristocratie. Voilà pourquoi Tallemant, nous parlant de M. de la Case, homme fort « origi- nal sur sa noblesse », nous apprend qu’on « servoit chez lui en des plats de vingt gran- deurs et de vingt façons différentes, de mesme des assiettes eL du reste », sous le prétexte « que c’éloit aux maisons nouvelles à avoir de la vaisselle d’argent neuve ». L’avocat Savin pensait de même. Ayant 1. Mathieu Marais, Mémoires, t. I, p. 496. — Buv.vr, loc. cit., t. Il, p. 393. 2. De Luynes, Mémoires, t. VI, p. 140; t. XII, p. 325; t. \IV, p. 217. 3. Voir dans le Dictionnaire de l’ameublement, t. IV, col. 1605, le d6tr.il de la vaisselle de Molière et des sculpteurs Nicolas Dezègre, Michel-Ange, Slodlz, etc. Candélabre en vermeil, composé par J. -A. Meissonnier. 436 HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE obtenu, grâce à l’appui de son beau-frère, un brevet de conseiller d’État, il « acheta, nous dit Tallemant, pour quatre mille livres de vaisselle d’ar- gent, et toute la nuit ne fit que la rouler par les montées, afin qu’elle se bosselât et qu’on crût qu’elle n’était pas neuve1 ». Même au .\vmc siècle, l’argenterie de famille, comme les titres nobiliaires, allait à l’aîné des enfants. Dufort de Cheverny, parlant de la succession de la présidente Legendre, sa belle-mère, écrit : « Enfin, nos partages furent faits. Comme ayant épousé l’aînée des filles, je pris la vaisselle d’argent2. » Cette importance attachée à la possession de l'orfèvrerie dura jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, et Mercier pouvait encore écrire avec beaucoup d’humour et assez de vérité : « L’ambition d’un bourgeois, c’est d’avoir de la vaisselle platte. Il commence par un huilier, par une soupière; mais le jour qu’il a de la vaisselle plalte, il va chercher ceux qu’il n’a pas vus depuis longtemps pour leur annoncer celle illustration et les inviter à un dîner qui n’en est pas meilleur. Avoir de la vaisselle platte, c’est sortir de la bourgeoisie; on ne fait cette dépense que pour avoir le plaisir d’v mettre ses armes, à l’instar des princes. Qu’elle est donc heu- reuse, la riche bourgeoise, lorsqu’elle peut étaler, aux yeux de sa voisine émerveillée et jalouse, des plats d’ar- gent d’une forme oblongue, le pot à l’oille ! Si elle y joint le seau d’ar- gent, sa félicité est complète3! » Cependant, au temps où Mercier écrivait, une double révolution — qui devait porter à l’orfèvrerie un coup plus rude que toutes les lois somp- \. Tallemant des Réaux, Historiettes, t. IV, p. 283. 2. Dufort de Ciieverny, Mémoires pour servir à l’hist. du xvne siècle, t. 1, p. 41(5. 3. Mercier, Tableau de Paris, t. XII, p. 20 Sucrier en argent repoussé et ciselé. Sucrier en argent repoussé et ciselé. Pl. XXXIV. HISTOIRE DE L'ORFÈVRERIE FRANÇAISE. VAISSELLE DE TABLE ô/v ar LE XVI I Ie SIÈCLE 447 accompli, chacun avait hâte de se remeubler de vaisselle plate et montée, on était en droit de souhaiter d’être au moins servi au goût du jour. Le temps n’était pas loin où Mer- cier, en veine de philosophie eL d’austérité, allait poser à ses contemporains cette grave question : « Faut-il donc que la vaisselle soit de l’orfèvre à la mode et qu’on refonde tous les ans son argenterie? 1 » Une décoration nouvelle sur- git donc tout naturellement de cette destruction générale, dé- coration au choix de laquelle la favorite du jour ne fut certes pas étrangère. Mme de Pompadour, en effet, qu’on est habitué à considérer comme l’inspiratrice du style baroque, bien qu’il lui soit sensiblement antérieur, ne fut point aussi entichée de l’ornementation rocaille que cer- taines personnes affectent de le croire. Lorsque la belle marquise arriva à la faveur, — on pourrait dire au pouvoir, — Meissonnier et Oppenord avaient jeté tout leur feu. Déjà, nous venons de le voir, on commençait à se fatiguer de leurs gracieuses incohé- rences, et la maîtresse du roi aimait trop la nouveauté pour essayer d’enrayer un si beau mouvement. Elle se fit, il est vrai, la protectrice de Carie Vanloo et de Boucher; mais elle prit pour maître Girardon ; et le graveur Guay, qui travailla sous son inspiration, professait pour l’Antiquité un respect tout spécial. Plus tard, lorsqu’elle voulut former son frère à la surintendance des Beaux-Arts, elle choisit pour le guider un archéologue, l’abbé Leblanc, Seau à rafraîchir, composé par J.-A. Meissonnier. I. Mercier, Tableau de Paris, 1. XI, p, 137 HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE 448 un graveur habile, Cochin, ennemi juré des rocailleurs, et l’architecte Soufflot. On connaît, par les monuments que ce dernier éleva, Quelles étaient ses préférences. Celles de l’abbé Leblanc ne sont non plus un mystère. Quant à Cochin, on lui doit les Observations sur les antiquités d’Herculanum, parues en 1755, qu’il grava avec Bellicard; et ce livre curieux servit de point de départ au retour vers l’art antique, qui caractérise la fin du xviiT siècle. Bien mieux, on cher- cherait vainement dans les lettres de Mme de Pompa- clour à son frère, pendant son voyage d’Italie1 2, un mot tendant à le détourner de ses admirations classi- ques. On sait encore que la belle marquise fut une des premières à posséder des meubles à la grecque-. Ainsi, bien avant qu’elle fermât ses beaux yeux pour toujours, la révolution était accomplie. En 1763, Carmontelle publiait ses amusantes caricatures, costumes d’homme et de femme « dont les pièces sont imitées d’après les ornemens que l’architecture grecque emploie le plus commu- nément dans la décoration des édifices » ; et à propos de ces dessins, Grimm pouvait écrire : « Depuis quelques années on a recherché les ornements et les formes antiques... Tout se fait à la grecque, la décoration extérieure et intérieure des bâtiments, les meubles, les étoffes... Les tonnes sont belles, nobles, agréables, au lieu qu’elles étaient tout arbitraires, bizarres et absurdes il y a dix ou douze ans 3. » Enfin, les réclames, annonces et prospectus publiés, dans les journaux du temps, par les orfèvres, et notamment par « le sieur Germain, sculpteur-orfèvre du Roy », attestent que l’orfèvrerie fut loin de se montrer rebelle à ces idées nouvelles4. 1. Correspondance de Mmc de Pompadour. Paris, Poulet-Malassis, 1878. 2. Pour les meubles ù la grecque, voir Dictionnaire de l'ameublement, t. II, col. 1182. Plus tard, ce goût pour l’Antiquité l'ut tourné en ridicule et môme chansonné. (Voir Souvenirs delà marquise de Créquy, t. IX, p. 112.) 3. Correspondance littéraire de Grimm et Diderot (Paris, 1829), t. III, p. 124.— Le 22 avril 1764, Bachaumont écrivait : « La manie du jour est de tout faire à la grecque. » ( Mém . secrets, t. II, p. 53.) 4. « Le sieur Germain, sculpteur-orfèvre du Roy et Compagnie, toujours animé du désir de porter les ouvrages qu’il entreprend à la plus haute perfection, prévient le public que, le 24 de ce mois, on vendra dans la maison où sont ses ateliers, rue des Orties, vis-à-vis le guichet Saint-Michel, une col- Pot à oille en argent repoussé et ciselé. Modèle dessiné par Roettiers. Pl. XXXVII HISTOIRE DE L' ORFÈVRERIE FRANÇAISE. le triomphe de la vigne 9?« a Je en arae y e/U repouJ.de eâ ciJc/c. compote par (y. - U'. ( a une/. . LE XVI I Ie SIÈCLE 4i9 Le sieur Germain, dont il est question ici, est François-Thomas Ger- main, le fils de l’illustre Thomas Germain, mort en 1748. Les réclames dont cet orfèvre meubla les journaux du temps ne lui réussirent guère plus que la transformation de son « style ». Elles ne parvinrent même pas à le sauver de la déconfiture. Au moment où François-Thomas Germain s'adressait au Mercure pour appeler l’at- tention sur la nouveauté de ses productions, il venait d’être dépossédé de ce lo- gement du Louvre, précé- demment occupé par son père et par son aïeul, dans lequel tant de chefs-d’œuvre avaient vu le jour. Ses dettes ne s’élevaient pas à moins de 2,400,000 livres. A la fin d’avril 1765, 180,000 livres d’effets souscrits par lui ayant été protestés, il se trouva en faillite ouverte, et, dès le lcl mai, ses créan- ciers unis firent apposer les scellés sur ses ateliers. Trois mois plus tard, le 14 août 1765, les affaires de Germain n’étant plus sus- ceptibles d’accommode- ment, M. de Marigny dut appeler l’attention du roi sur ce désastre. Il proposa de retirer à l’imprudent artiste son logement des Galeries, et, malgré la bienveillance dont Louis XV avait entouré sa famille, le malheureux orfèvre fut expulsé b ioMK 4XP 1 Garniture de toilette, d’après un dessin de l’album de Robert de Cotte. lection de vases antiques d’une composition qui égale en beauté l’agate et les pierres les plus précieuses, tous ornés de bronzes d’un goût exquis et de la plus belle dorure, qu’il a encore perfectionnée depuis <1 u’elle a été présentée au roi. Le sieur Germain se propose de continuer en tout genre et de varier ingénieusement les formes et les ornements de tous les ouvrages d’argenterie; la quantité de modèles qu’il a joints à ceux de son père le mettent à même, plus que tout autre artiste, de produire de quoi satisfaire les personnes les plus curieuses d’ouvrages recherchés. Le sieur Germain continuera d’en- treprendre toutes sortes d’ouvrages à tels prix qu’ils puissent monter, et il n’exigera pas, comme il est d’usage, des avances pour les matières. » (Mercure, numéro de janvier 1760.) 1. Jules Guiffrey, François-Thomas Germain, sculpteur et orfèvre. — Documents inédits. (Journal l'Art, II0 série, 20° année; t. III, p. i0.) 57 450 HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE Cet effondrement d’une maison si justement célèbre mérite d’autant plus d’être signalé, qu’il constitue, dans l’histoire de l’orfèvrerie française, un fait absolument exceptionnel. Au xvm' siècle, en effet, comme au xvue, en dépit des refontes, des lois limitatives, et même de la sub- stitution de la porcelaine à l’argenterie dans les services de table et de toilette, les orfèvres ne laissèrent pas que de faire des opérations assez fructueuses. On ne connaît pas d’autre exemple d’artistes lo- gés aux Galeries du Louvre qui n’aient prospéré. Claude Ballin mourut en 1754, riche et honoré, laissant à son fils ses ateliers, qui avaient été concédés à celui-ci, dés l’année 1741, par un brevet de survivance. Marteau, qui occupa l’atelier deThomassin; François-Jules Barbier, qui avait été mis en possession de celui du sculpteur Van CJève ; Besnier, qui fut un des grands fournisseurs de Louis XV et céda à Rœltiers, son gendre, sa clientèle et son logement privilégié; Auguste père, auquel on accorda dans la suite le logement de Rœttiers; tous ces artistes s’enrichirent à travailler pour la Cour et pour le public. On en peut dire autant de Th. Ducrollay, de Jean Coutelle, de Jacmin et de Maillard, tous quatre orfèvres de la Couronne; de Claude Perron, occupé aux Gobelins; de Gharvel, de Ratavelle, de Dupan, de Charles Le Tor et de Michel Montaigne, qui eurent la confiance du duc d'Orléans; de Fayolle de la Fresnaye et d’Auber, auxquels on demanda l’argenterie de mariage du dauphin (1747) et du comte d’Artois (1770); de Pierre Germain, dit le « Romain », de Gallien, de Louis Mercier, de Lecain, de Jean Frémin, de Louis Lehendrick, de Lempereur, d’Hubert- Louis Cheval, d’Odiot père, de Jean Formev et d’Haudrv, Gardes de l’Orfèvrerie ou juges-consuls, qui comptèrent parmi les orfèvres les plus distingués de cette période. Légumier en vermeil, d’après un dessin de l’album de Robert de Cotte. (Cabinet des Estampes.) Rafralchissoir composé par Meissonnier pour le roi Louis XV. LE XVII Ie SIÈCLE 451 Si l’on voulait un exemple de la considération dont jouissait alors ce bel art de l’orfèvrerie, on le trouverait dans la carrière de Jacques Rœttiers, qui, issu d’une noble famille anversoise et comptant dans ses ascendants quatre « graveurs généraux des Monnoies et Médailles du Roi », n’hésita pas à embrasser celte profession estimée. Lorsqu’il prit cette résolution, non seulement la situation élevée de sa famille autorisait pour lui de hautes ambitions, mais son « talent et sa capacité pour le dessin », attestés par les premiers prix qu’il avait remportés à l’Aca- démie royale de peinture et de sculpture, pouvaient lui ouvrir d’autres carrières. Aussi, tenant compte de ses brillantes facultés, ainsi que des services rendus à l’État par ses parents, le roi n’hésita pas à lui accorder, par grâce spéciale, « la maîtrise d’or- fèvre-joailleur » et le logement que Besnier, son beau-père, oc- cupait au Louvre; puis, en 1765, le logement de Jacquemin. Four- nisseur attitré du roi et du dau- phin, chargé de « tout le réta- blissement de la vaisselle de la dauphine », Jacques Rœttiers obtint enfin, en 1772, cet honneur si envié d’être anobli par le roi, et devint seigneur de la Tour, à Sucy en Brie, et de Montaleu. Son beau-père, l’orfèvre Besnier, était déjà seigneur de Choisy-sur-Seine. Une pareille illustration rejaillissait alors sur la corporation tout entière1. Jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, par conséquent, — en dépit des embarras politiques et financiers, de la pénurie de métaux précieux, de la gène universelle — le commerce de l’orfèvrerie demeura florissant. Mercier, Sucrier avec sa soucoupe, en argent repoussé et ciselé. 1. Voir Notice sur les Rœttiers, graveurs généraux des monnaies de France, graveurs particuliers de la Monnaie de Paris et orfèvres, présentée par \ ici or Advielle. Réunion des Sociétés de beaux-arts des départements, t. XII, p. 446 à 570. 452 HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE dans son Tableau de Paris1, écrit, en parlant du quai des Orfèvres : « On se mire, en passant sur ce quai, dans les beaux plats d’argent qui tapissent les boutiques; il y en a d’oblongs, propres à recevoir le plus long des lièvres; les larges et épaisses soupières au ventre ciselé surchargent les comptoirs; les né- cessaires, qui n’admettent point de vuide, offrent leurs boîtes pleines et pesantes très artistement fermées. » Si l’on doutait, au surplus, de la véracité de Mercier, les annonces et les prospectus du temps suffiraient à prouver sa bonne foi et son exac- titude2. Ajoutons que, non seulement Paris continua jusqu’à la Révolution de produire une quantité de pièces d’orfèvrerie, mais encore que la vieille Communauté des orfèvres — dont le rôle et la place, dans sa vie commerciale, avaient été si importants — conserva, tant que dura la Monar- chie, sa grande ‘et légitime réputation. L Tableau de Paris, t. IX, p 137. 2. Deux annonces, entre autres, énumérant les articles qui constituaient le fonds des grands maga- sins d’orfèvrerie à la fin du xvme siècle sont particu- lièrement instructives. La première, empruntée aux Annonces , affiches et avis divers du 2 décembre 1780, est ainsi conçue : « Vente d’effets de Mme Ducy, orfèvre, quai Pelletier, consistant en gobelets, jattes, casserolles, flambeaux, caletières, chocola- tières, marabouts, bouillottes, pots à l’eau, gobelets à pieds, timballes, tasses, cuillers à soupe et à ragoût, couverts unis et à filets, cuillers à café, moutardiers, saucières, porte-huiliers, salières, coque- tiers, boîtes à éponge, encriers, poudriers et autres objets d’argent et de vermeil, avec outils et modèles en plomb, dont un du Christ de Girardon. » La seconde, empruntée au Journal de Paris du 18 dé- cembre 1790, porte : « Vente de marchandises d’or- fèvrerie ET BIJOUTERIE, APRÈS LE DÉCÈS DE M. PiIGAL, marchand orfèvre-bijoutier, quai des Orfèvres, a la Tête Noire, comprenant pots à œil (sic) et leurs pla- teaux richement cizelés, terrines, jattes, plats, as- Contre-face et valet du miroir représenté à la figure précédente Miroir de toilette' avec cadre d’argent, exécuté par François-Thomas Germain. LE XVIII* SIÈCLE 453 C’est à Gallien qu’en 1761 la ville de Lyon s’adressait pour faire exécuter les grosses clefs d’argent, destinées à être présentées au roi, lors de son Entrée solen- nelle — hommage des orfèvres lyonnais à leurs confrères de la capitale. — Après la faillite de Thomas Germain, Auguste fut chargé de fournir toute une série de pièces pour la cour de Russie et pour les grandes familles de Pétersbourg L En 1784, la foule se pressait chez Ménière pour admirer les présents que le roi envoyait au sultan par son nouvel ambassadeur, le comte de Choi- seul-Gouffier. Ces présents consistaient en un service de vermeil, un sabre, deux pis- tolets, un fusil garni en or, une montre de parade, deux aiguières de vermeil et deux cassolettes avec un aspersoir, etc. « La plupart de ces pièces, écrit l’auteur des Mémoires secrets-, auquel nous empruntons du reste ces détails, sont enri- chies de diamants. Les pipes qui accompagnent cet envoi sont montées sur des flacons de porcelaine du Japon. On voit ensuite plusieurs pendules et une quantité prodigieuse de montres, soit en or, soit en argent, dont les heures sont marquées sur le cadran par des lettres ou chiffres turcs. « L’année suivante (le 3 février 1785), nous relevons dans la Correspondance secrète de Métra 3 le passage suivant : « Tout Paris est allé voir ces Pot à l’eau en argent ciselé, d’après un modèle de l’album de P.obert de Colle. jours-ci, chez le sieur Auguste, sieltes, porte-huiliers, salières, bouts de table, couverts à filets et unis, gobelets à pied, timballes ordinaires à ratafîat, caffe- tières de toutes grandeurs, bouillottes, chocolatières et pots à crème, poêlons, casserolles, louches et autres ustensiles d’argent, tabatières tant pour hommes que pour femmes, chaînes de montre, èluis, anneaux d’oreilles, le tout d’or, boites avec émaux et peintures, bonbonnières, boéles à mouche et autres bijoux d’or; il y sera procédé lundi prochain 20 et autres jours suivanls, à trois heures de relevée. » 1. G un ma i.\ Bapst, l'Orfèvrerie française à la cour de Portugal, p. 3G. 2. Mémoires secrets pour servir à l’his- toire des lettres, t. XXVI, p. 92. 3. Correspondance secrète politique et littéraire, t. XVI, p. 311. a nu.» Seau ù rafraîchir en argent repoussé et ciselé. 454 HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE fameux orfèvre, la magnifique toilette de vermeil qu’il a faite pour l’infante de Portugal, qui va épouser l’infant don Gabriel d’Espagne. Le fini de cette orfèvrerie et l’élégance des dessins ont frappé tous les spectateurs. » Deux ans plus tard, le Journal de Paris ^ informe le public que « le sieur Bouillier, élève de l’école royale de dessin, orfèvre de S. A. S. Monsei- gneur le duc d’Orléans », vient d’achever un service de table en argent, exécuté pour « une cour étrangère ». « Les formes sont d’un style simple, mais élégant; les ornements qui l’enrichissent laissent aux galbes toute leur pureté. Les pièces qui le composent ont paru d’un fini précieux. » Enfin, le 12 janvier 1788, le même journal nous apprend que le sieur Bouillier ter- minait toujours pour « une cour étrangère » une chapelle en or et un ser- vice de table en argent. Ainsi, à la veille de la Révolution, les orfèvres parisiens étaient encore les fournisseurs de l’Europe, les pourvoyeurs attitrés des princes et des rois. Non pas que leurs ouvrages eussent continué d’avoir la même ampleur et l’incomparable magnificence qui distinguaient l’argen- terie du Grand Roi. Il ne s’agit plus, dans cette seconde moitié du xviii6 siècle, de tables, de consoles, de guéridons, de brancards et de torchères en métal précieux. Les modèles des Germain, des Rœttiers, des Lalonde, des Lafosse, des Pineau, des Babel, qui nous ont été heureu- sement conservés et qui inspirèrent les artisans de cette brillante époque, ne nous montrent, en fait de grandes pièces, que quelques surtouts, des pots à oille et des soupières. Mais ces modèles sont élégants, ingénieux, quelquefois nobles, et leurs formes toujours heureuses expliquent la vogue universelle qui resta si longtemps fidèle aux orfèvres français. Journal de Paris, numéro du 2 avril 1787. JË Porte -huilier en argent ciselé. Modèle dessiné par Lalonde CHAPITRE VINGTIÈME De XIXe jStiècle Dernière transformation de l'orfèvrerie. — L’usine se substitue à l’atelier. Décadence artistique. — Les refontes de la Révolution. Le « Style Empire ». — Percier et Fontaine. La statuaire d'argent. — Les grands orfèvres de la Restauration. Odiot et Fauconnier. — Le « goût anglais » et le style romantique. Froment Meurice et ses collaborateurs. — Le service de l’Empereur. Les frères Fanniére. — Conclusion. e xixe siècle, et c’est là malheureusement sa principale originalité, marque une ère nouvelle dans . histoire de l’orfèvrerie. Ce bel art achève de s’industrialiser. Déjà, au siècle dernier, des tentatives d’une certaine importance avaient été faites dans ce but. Pour répondre aux besoins sans cesse grandissants d’un public toujours plus nombreux, les orfèvres-grossiers (c’était le nom qu’on donnait aux fabricants d’argenterie de service) avaient mis en usage certains procédés de fabrication expéditifs et mécaniques. Le laminoir, le tour, le mouton, avaient remplacé le travail au marteau, unique ressource des argentiers du vieux temps. L’in- tervention de ces moyens nouveaux avait rendu l’exécution du corroyage, de l’emboutissement, du repoussé et de la retreinte, plus hâtive et moins coûteuse. En outre, on suppléait déjà, dans certains travaux, à la ciselure des ornements par l'emploi du balancier et de la molette. Mais ces essais étaient encore hésitants, limités à un petit nombre d’établissements. L’introduction de la vapeur dans la machinerie industrielle allait bientôt rendre la transformation complète et permettre de créer ces appareils savants, ces cylindres d’une facture si précise qu’une lame d'argent s'y transforme en cuiller ou fourchette parfois fort ornée, sans que la 456 HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE main de l’homme ait presque à intervenir. De la sorte, l’atelier ancien, l’atelier familial des vieux jours, allait d’autant plus vite faire place à l’usine moderne, que la Révolution, en brisant les liens corporatifs, avait anéanti, du coup, les seules barrières qui pussent utilement s’opposer à celle transformation. Jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, en effet, la profession d’orfèvre constitua — nous l’avons maintes fois expliqué — une sorte de fonction privilégiée, sévèrement réglée par une juridiction spéciale, et qu’on a pu comparer non sans raison aux offices ministériels de nos jours1. Le nombre des Maîtres — comme ceux des notaires, des avoués actuels — était strictement limité. Celui des apprentis l’était également, et comme les clercs de nos études, ils étaient soumis, avant de pouvoir traiter avec leur patron de l’acquisition de sa charge, à des examens spéciaux et à un stage régulier. Seuls les artistes logés au Louvre, aux Gobelins, à l’Arsenal, échappaient à cette réglementation sévère; mais l’exiguïté des locaux qui leur étaient concédés dans ces enceintes privilégiées ne leur permettait pas de donner à leur production un développement exagéré. Quant à chercher, au dehors de ces « lieux de franchise », l’installation nécessaire pour l’exploitation d’une grande industrie, il n’y fallait point compter. Lorsque François-Thomas Germain, dont nous avons retracé les infortunes, fut mis en faillite et se vit obligé de quitter le Louvre, il essaya de monter une société en commandite qui, disposant de gros capitaux, devait donner à ses affaires une extension considérable. Les Gardes de la corporation s’opposèrent à son dessein avec la dernière véhémence, eL la Cour des Monnaies, prise pour juge du débat, leur donna raison. Elle déclara que le métier d’orfèvre pouvait être exercé seulement par des gens ayant satisfait aux épreuves prescrites ; que le titre de Maître était personnel; que les privilèges attachés à ce titre ne pouvaient être exploités par une collectivité d’individus plus ou moins étrangers au métier; et qu’il ôtait contraire aux règlements qu’un orfèvre devînt un entrepreneur. En faisant table rase de cette législation, la Révolution devait singu- lièrement faciliter la réalisation de tentatives analogues à celles de François Germain, et cinquante ans plus tard, la Chambre de commerce de Paris pouvait constater, dans une enquête officielle, que la profession d’orfèvre s’était complètement industrialisée et que son rôle se bornait ordinaire- ment à imprimer une direction commerciale à des services multiples, indépendants et séparés. « L’habile orfèvre de nos jours, disait cette enquête, reçoit la commande, en conçoit l’ensemble, puis recourant à I. Germain Bapst, l’Orfèvrerie française à la cour du Portugal, p. 37. Pl. XXXVI11. HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE. PS YCH É • '/yanL j/ail parité de la C&otlel/r de l idmperalrtcc « ll£artc-*X. t R JS S Tl T U K K J) ' A 1* Il Ê 8 LE D E 8 8 1 N I) F. I’ K U 1*» H O N S^IÎIIWM LE XIXe SIÈCLE 457 la main et à l'imagination d’autrui, il fait successivement composer, dessiner, mouler, fondre et ciseler le plus souvent par des ouvriers ou des artistes en ville. Sa part de travail, comme entrepreneur d’industrie, se résume dans la préparation des fragments divers de la pièce, l’ajus- tage, l’assemblage par la soudure, le bruni ou le poli des parties unies, et le montage définitif1. » Le premier résultat de cette transformation industrielle fut de con- centrer à Paris toute la fabri- cation de l’orfèvrerie courante. Au xvne et au xvine siècle, pour éviter l’encombrement de la profession, les corporations provinciales d’orfèvres avaient eu soin de strictement limiter, dans leurs Statuts, le nombre des Maîtres en exercice. Nous avons cité notamment ceux de Rouen et d’Orléans inexorables sur ce point2. Dans la première de ces deux villes, le chiffre des orfèvres ne pouvait dépasser 60, et 20 dans la seconde. A Lyon, Bordeaux, Marseille, Tours, etc., le nombre des Maîtres variait entre ces deux chiffres. L’In- Pot à ollle cn ai’gent repoussé et ciselé, . exécuté par Auguste, d’après un dessin de Percier, spection de 18o2 constatait la pour l’impératrice Joséphine. présence de huit fabricants d’or- fèvrerie à Lyon, de deux à Bordeaux, d’un pareil nombre à Marseille et de trois à Strasbourg. Tous les autres orfèvres établis en province avaient fermé leurs ateliers et liraient leurs articles tout façonnés de la capitale. Son second résultat fut d’amener, dans cette profession jadis si favo- risée au point de vue de l’art, une douloureuse décadence, qui , sous le règne de Louis-Philippe, atteignit son apogée. Hâtons-nous d’ajouter que cette décadence fut rendue plus rapide par d’autres raisons, au nombre desquelles il faut citer : 1° la transformation radicale qui s’opéra dans la fortune mobilière ; 2° l’amoindrissement de la dévotion et la nouvelle condition du clergé; 3° Y anglomanie dont nous aurons occasion de reparler tout à l’heure. 1. Duc de Luynes, Rapport sur l'industrie des métaux précieux (Paris, 1854), p. 53. 2. Ouin-Lacroix, les Corporations d'arts et métiers. — Staluls et règlements des orfèvres d'Orléans. 58 458 HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE A partir du commencement de ce siècle, en effet, l’argenterie cessa de constituer, dans les familles riches et bourgeoises, le placement habituel des sommes disponibles. Le fructueux rendement de la rente sur l’État, des prêts hypothécaires, des actions industrielles et des valeurs de bon rapport détourna les capitalistes d’immobiliser leurs revenus en de coûteuses vaisselles. Même chez les personnages riches, l’orfèvrerie ne revêtit plus les somptueux contours et la magnificence d’autrefois. Elle fut réduite au nécessaire, à l’indispensable ; et sur les tables bourgeoises, elle ne continua de briller que sous la forme modeste de couverts d’argent, remplacés par la suite, et dans bien des cas, par du simple ruolz. 11 en fut de même pour les sanctuaires. Instruit par les tourmentes qu’il venait de traverser, le clergé n’était guère disposé à étaler aux regards du public d’étincelantes richesses, dont aux jours d’émeute on pouvait facilement se saisir. Appauvri par la Révolution, désormais appointé et renté, ne disposant plus du capital, mais seulement des revenus, il dut limiter ses dépenses somptuaires. Le cuivre fondu ou estampé, et doré, souvent même simplement verni, remplaça sur l’autel l’argent et le vermeil. Seuls, les instruments du culte demeurèrent forcément en métal fin. Mais ce qui était la règle jadis devint l’exception. On ne vit plus que rarement une dévotion généreuse prodiguer, pour cet usage, des vases superbes, se recommandant par l’élégance de leurs formes et par la beauté du travail, au moins autant que par leur poids. Remarque curieuse, l’orfèvrerie d’église fut la branche dans laquelle la main-d’œuvre résista le plus longtemps aux innovations modernes, et où le marteau continua de faire, d’une façon plus efficace, concurrence aux machines établies à grands frais et d’un entretien dispendieux. Cette lutte, toutefois, ne put être soutenue que par l’avilissement des prix et l’abaissement proportionnel de la qualité de l’exécution1. C’est ce qui explique comment, depuis 1806 jusqu’à 1849, dans les nombreuses expo- sitions qui eurent lieu à Paris, aucune récompense ne fut attribuée à cette spécialité, qui n’a repris une réelle importance artistique que depuis vingt-cinq ans. Mais avant d’entrer plus avant dans l’étude de la production con- temporaine, il convient de reprendre notre récit où nous l’avions laissé. Jamais, nous l’avons dit, l’orfèvrerie courante ne fut plus florissante que sous le règne de Louis XVI. Jamais la bijouterie ne se révéla plus féconde I. « Pour en donner une idée, que l’on se figure un calice dont la fausse coupe, le vase, le pied, sont couverts d’ornemens en liant relief, vignes, blés, roseaux, médaillons, instruments de la Passion et autres attributs et que tout ce travail est payé 30 francs au ciseleur qui, du reste, gagne de bonnes journées. » (De Luynes, loc. cit., p. 42.) LE XIXe SIÈCLE 459 en fantaisies curieuses, inattendues, en improvisations capricieuses. Jamais les boîtes, les tabatières, les trousses, les pommes de canne, les chaînes, les breloques, les cachets et autres futilités en or ne furent plus' goûtés qu’en ces temps troublés, et par cette génération en parturition d’une rénovation sociale. « Ce que Paris renferme en meubles d’or et d’argent, en bijoux, en vaisselle plate, est immense, écrivait Mercier1 2... Dans les maisons des particuliers, vous voyez des pyramides de vaisselle plate, et l’on se plaint de la disette des espèces monnoyées. » Cette disette, qui devait provoquer une crise terrible, se traduisant en de Pot à oille en argent repoussé et ciselé, exécuté par Odiot père, d’après un modèle de Percier et de Fontaine. nouvelles refontes, allait une fois de plus amener la destruction de tous ces beaux et curieux objets. Un Décret de l’Assemblée nationale, en date du 6 octobre 1789, reprenant les traditions désastreuses des règnes précédents, ouvrit une fois encore les portes de la Monnaie à l’argenterie publique et privée. Le 12 du même mois, Louis XVI sanctionna ce décret et détermina dans une Procla- mation- « le prix auquel les vaisselles d’argent aux poinçons des provinces et celles de fabrique étrangère, dites d’Allemagne, seroient payées par le Trésor public ou admises dans l’Emprunt national ». Le roi fixa de même « les prix des bijoux d’or au poinçon de Paris, et ceux aux poinçons 1. Mercier, Tableau de Paris, 1. I, p. 27. 2. Cette Proclamation contient douze articles. Elle est suivie de tableaux très curieux où les prix des vaisselles et bijoux sont indiqués suivant que le propriétaire exige le remboursement en espèces à six mois du dépôt, ou consent à ce cpie la valeur de la vaisselle par lui déposée soit comprise dans l’emprunt. 4G0 HISTOIRE DE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE des provinces et de ceux de fabrique étrangère ». Ajoutons qu’animés d’un zèle tout patriotique que leurs ancêtres n’avaient point connu, les bons citoyens n’attendirent pas cette fois l’invitation de l’autorité pour sacrifier leur orfèvrerie. Ils prirent les devants. Le supplément au n° 293 du Journal de Paris contient un État des BIJOUX ET VAISSELLES D’OR ET D’ARGENT PORTÉS A LA MoNNOIE DE PARIS, DU 22 septembre 1789 au 31 juillet 1790 inclusivement, et ce document, qui ne compte pas moins de 48 pages, fournit un total de 739 marcs 2 onces 5 deniers 23 gros d’or, et de 219,428 marcs 5 onces 15 deniers d’argent. Les noms les plus illustres figurent sur cet État. On lit en tète ceux du roi, de la reine, de Monsieur, de Madame, du duc d’Orléans, du duc de Penthièvre, du ministre Necker, du maréchal de Contades, du duc de Liancourt, du duc et de la duchesse de Charrost, des comtes de la Luzerne, de Surgères et de la Tour du Pin, etc. Les financiers y tiennent également une place brillante. Duclos-Dufresnoy, le banquier van den Yver, le contrôleur général Lambert, Louis Monneron, le fermier général d’Épinay y sont inscrits, chacun pour quelques centaines de marcs. Les artistes et les savants apportent aussi leur tribut. Le comte Cassini de l’Observatoire, la baronne d’Holbach, la veuve du statuaire Pajou, Pipelet, directeur de l’Académie de chirurgie, le peintre Lagrenée, MUes Dangeville et Deschamps, pensionnaires du roi; Oberkamph (sic), les architectes Boucheron, Michault et Vermont ; Villemorin, le « grainier du roi » (sic), les peintres Yollain et Edenberger; l’orfèvre Tiron de Nanteuil, etc., sont au nombre des donateurs importants. Enfin, il n’est pas jusqu’aux petits et aux humbles, qui n’offrent leur obole; les tailleurs Leduc et Dimpré, le par- fumeur Joannis, l’épicier Guérin, le miroitier Dreux et cinq cents autres commerçants ont envoyé leur demi-douzaine de couverts. Cette fois encore, le sacrifice est complet, l’immolation irrémédiable; et c’est vraiment un miracle, après toutes ces refontes, qu’il nous soit resté quelques rares spécimens de l’argenterie de nos aïeux. Quand, sous le Consulat, les ateliers, qui avaient dû fermer leurs porles pendant la tourmente, se repeuplèrent, et qu’on recommença à ouvrer les métaux précieux, le phénomène qui s’était produit quarante ans plus tôt ne manqua pas de se manifester de nouveau. Une transformation suivit cette refonte générale. En 1760, le style que les amateurs de notre époque appel- lent improprement du nom de Louis XVI avait pris la place des fantaisies rocailleuses. En 1798, ce que les mêmes amateurs épris de classifications nomment le « style Empire » substitua sa maigre froideur et son austérité relative, aux formes plus souples et à l’ornementation mieux équilibrée du régime qui précéda la Révolution. On goûte mal, à l’heure actuelle, l’orfèvrerie de cette époque. 11 serait LE XIX» SIECLE 461 assurément téméraire d’affirmer qu’il n’y a pas beaucoup à reprendre dans les créations des orfèvres de ce temps. Les procédés d’étampage, employés déjà avec excès et l’abus de la molette amenèrent, par la répé- tition des mêmes ornements, une inévitable monotonie. Ils rendirent, en outre, plus sensible, plus évidente, la maigreur générale des formes; mais de ce que ces ouvrages répondent mal au goût actuel, il n’en faudrait pas conclure qu’ils sont absolument dé- pourvus de caractère et que leur exécution manque forcément d’intérêt. Au commencement de notre siècle, l’art français, soumis et enrégimenté comme l’était le pays lui-même, accepta, avec une docilité parfaite, la tyrannie très ombrageuse d’un peintre de génie, dont l’ambition, au temps de sa haute faveur, était de faire oublier l’illustre Le Brun. David fut le grand inspi- rateur de son temps. Percier et Fontaine, ses deux disciples, furent d’infatigables fournis- seurs de modèles. Dessinateurs ingénieux et décorateurs érudits, connaissant, en outre, leur métier à fond, capables de construire et d’orner les monuments les plus vastes et les palais les plus somptueux, mais ne dédai- gnant pas d’appliquer leur intelligence et leur savoir à un projet de flambeau ou de cafetière, Percier et Fontaine gratifièrent l’ameublement français d’une livrée à laquelle on peut reprocher d’être compassée, sèche parfois et souvent monotone, mais qui pos- sédait au moins le mérite d’èlre originale et de répondre d’une façon caractéristique à l’idéal de leur temps. Quand tous les autres arts leur demandaient des modèles, il n’était guère possible que l’orfèvrerie échappât à leur influence. Ils lui prodi- guèrent donc leurs inspirations, et il faut croire que le public et même les artistes trouvèrent à leurs créations de singulières vertus, car il serait bien difficile de découvrir, à celle époque, aucune tentative sérieuse d’émancipation. Bien au contraire, les grands producteurs du temps : Auguste, le célèbre Auguste, fournisseur attitré de Louis XVI, qui, après avoir fermé ses ateliers sous la Révolution, les rouvrit pour exécuter, en collaboration avec Nilot, la tiare du l’apc, la garniture d’autel de Saint- Grand ostensoir offert )ar Napoléon Ior à l’église Saint-Pierre de Bar-sur-Aube. 462 HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE Denis, le bel ostensoir que l’Empereur offrit à l’église Saint-Pierre de Bar-sur-Aube, le service de table de Napoléon Ier, etc., et qui mourut ruiné par ce dernier travail, ayant vu vendre ses modèles et son matériel à l’encan ; — Odiot le père, son con- current heureux, son rival et son successeur dans la faveur impé- riale, chargé par la ville de Paris d’exécuter le service en vermeil offert à l’Empereur lors de son sacre, la fameuse toilette de l’im- pératrice Marie-Louise1 et le ber- ceau du roi de Rome; — Biennais, non moins heureusement partagé et l’orfèvre le plus occupé de Paris, au point de compter jus- qu’à six cents ouvriers dans ses ateliers ; tous ces maîtres de grand renom et de premier mérite se courbèrent sous le joug de David, de Fontaine et de Percier. Ils appliquèrent tout leur zèle et em- ployèrent le merveilleux talent de leurs incomparables ciseleurs — les Aubry, les Thomire, les Thié- vet, les Pajou, les Jeannest, les Lémelin — à bien rendre ce que ce style a d’un peu sec et de légè- rement guindé. Jamais conscience Grande fontaine à thé, plus absolue ne fut mise au service en argent ciselé et repoussé, exécutée par Cahier (1819). d un ai>l plus froidement irrépro- chable. Quelques critiques contemporains ont fait un crime à ces orfèvres du premier Empire de s’être adressés à des architectes pour avoir des modèles d’orfèvrerie. On a prétendu, non sans une apparence de raison, 1. Cette merveilleuse toilette, qu’Odiot père exécuta avec Thomire, sur les dessins de Prud’hon, consistait en une psyché ou écran à glace, montée sur deux colonnes avec des bras à figures sou- tenant les bougies; au sommet, l’empereur, en costume romain, et Marie-Louise, unis par l’hyménée, se donnaient la main et des amours amenaient l’aigle de France et celle d’Autriche enchaînées avec des fleurs; les colonnes reposaient sur des navires symbolisant les armes de Paris. Le fauteuil, dans le style antique, le lavabo, dont la glace ovale était entourée d’amours, ne le cédaient en rien, pour le mérite, à la pièce principale. Marie-Louise emporta cette toilette à Parme. Elle la fit fondre en 1832 pour subvenir aux besoins des orphelins du choléra. LE XIX® SIÈCLE 463 qu’il ne pouvait exister d’harmonie parfaite dans les productions de nos industries d’art qu’à une condition expresse, c’est que 1’ « inventeur » connût à fond toutes les ressources de la matière mise en œuvre et qu’il se fût rendu compte, par une longue pratique et par son expérience personnelle, de tout le parti qu’on en peut tirer. A cette observation pleine de sens, il n’y aurait rien à objecter, si, depuis le xne siècle, l’or- fèvrerie ne s’était pas — nous l’avons assez démontré — constamment inspirée de l’architecture et en quelque sorte traînée à sa remorque. On eût pu également, et avec non moins de raison, reprocher aux orfèvres impériaux d’avoir eu recours à des peintres pour établir leurs modèles, — car Prud’hon et Isabey travaillèrent pour eux, — si Le Brun, Bérain, Le Pautre, Meissonnier, Lafosse, Lalonde, Pineau, Babel et tant d’autres peintres ou dessinateurs de talent n’avaient pas ouvert la voie et donné glorieusement l’exemple. Pourquoi nos orfèvres, devenus d'habiles indus- triels, seraient-ils plus répréhensibles de s’être adressés à des artistes étrangers à leur art que leurs ancêtres du xvne et du xvm° siècle? Aussi, quand Percier et Fontaine eurent tracé leur dernier croquis, bien loin qu’on renonçât à ces emprunts, peintres, sculpteurs, architectes conti- nuèrent d’être soumis à de constantes contributions par nos grands orfèvres; et, ceux-ci, par une juste réciprocité, mirent leurs ateliers au service de la Statuaire. C’est ainsi qu’à l’occasion du Congrès de Tilsit (1807), l’orfèvre Chéret reproduisit en argent la Statue de la Paix, dont le sculpteur Chaudet avait fourni le modèle, et dont la ciselure fut exécutée par Houzelot et Boyer. En 1824, Odiot fondit, pareillement en argent, la figure d'Henri IV enfant, de Bosio; Soyer, qui la cisela, reçut 10,000 francs pour son salaire. En 1842, ce fut le tour du Louis XIII de Rude, traduit par les fondeurs Eck et Durand; et nous citerions encore certaine Statue de la Vierge, de grandeur naturelle, repoussée au marteau, et exposée en 1834 par un orfèvre de Marseille nommé Chanuel, si celle vaste figure pouvait, au point de vue artistique, sup- porter la comparaison avec les statues que nous venons d’énumérer. Les industries d’art sous la Restauration suivirent docilement les traditions inaugurées par le Consulat et l’Empire. Un des principaux orfèvres du règne de Louis XVIII fut Cahier, qui succéda au célèbre Biennais. Nommé four- nisseur du roi en 1819, il exécuta des ouvrages considérables. On cite de Moutardier en argent, exécuté par Odiot lits (1835). 4G4 HISTOIRE DE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE lui, notamment, une superbe fontaine à thé qui, à son apparition, fut tenue pour un chef-d’œuvre. Ce fut également à Cahier que Charles X com- manda les vases destinés aux cérémonies de son sacre, mais personne n'ignore que ces belles pièces furent modelées par Lafitte et ciselées par Soyer, alors dans tout l’éclat de sa réputation. — De même Odiot fils, dont le père avait demandé ses modèles à Prud’hon, à Lafitte et à Moreau, s’adressa à Cavelier, à Roguier, pour la grande châsse de saint Vincent de Paul1 et à Jeannest et Combettes pour le service du baron Salomon de Rothschild, « considéré à juste titre comme le plus riche exemple d’une excellente orfèvrerie 2 ». En dehors de grands ouvrages, Odiot fils ne négligea pas la clientèle bourgeoise. 11 profita de ce que son père l’avait envoyé, dès 1815, de l’autre côté de la Manche, afin d’y étudier les procédés de fabrication usités à Londres, pour introduire chez nous ce qu’on appela alors le goût anglais. Ce goût anglais, qui prenait sa source en partie dans l’inexpérience en matière d’art de nos voisins, et en partie dans les exigences de la fabri- cation mécanique, accentua encore le caractère d’industrie opulente qu’avait déjà revêtu l’orfèvrerie de la Restauration. Recherchant moins la finesse du galbe, l’élégance des contours, que les formes simples, com- modes, utiles et d’un facile entretien, il eut cet inconvénient de rendre vains les efforts tentés par Auguste et Biennais pour relever notre produc- tion, et de paralyser pour longtemps le talent des artistes qu’ils avaient for- més. Enfin il acheva — quand on eut substitué au brunissage discret le polis- sage aveuglant — de subordonner la plasticité de la pièce à l’éclat du métal. Hâtons-nous de constater que ce fut l’élève préféré d’Odiot le père, le célèbre Fauconnier, qui lutta le plus courageusement et avec le plus de succès contre ce goût fâcheux qu’Odiot fils avait mis à la mode. Et si Fau- connier, accablé par le crédit de ses rivaux et trahi par les préférences d’un public peu éclairé, se vit réduit sur la fin de sa vie à une cruelle indi- gence, — car il ne laissa pas de quoi payer ses funérailles, — encore faut-il admirer la persévérance et l’abnégation qui le soutinrent jusqu’à la fin, dans la campagne qu’il avait entreprise pour faire rentrer l’orfèvrerie française dans sa véritable voie. Mais Fauconnier, malgré son rare mérite, n’était ni dessinateur, ni sta- tuaire; et, lui aussi, sans hésiter, il demanda des conseils, des dessins et des modèles aux peintres et aux sculpteurs de son temps. « C’est sur l’avis de Chenavard, écrit M. Falize fils3, que Fauconnier tenta ses premiers essais 1. Ce morceau considérable d’orfèvrerie pesait 467 marcs d’argent et coûta 32,600 francs rien que de main-d’œuvre. 2. De Luynes, loc. cit., p. 63. 3. Galette des Beaux-Arts, 1878, t. Il, p. 220. Pl. XXXIX. HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE. LE X1X° SIÈCLE 465 de style Renaissance », et 1 on pourrait ajouter: avec son concours et avec celui de quelques autres artistes. A l’Exposition de 1823, après avoir men- tionné la belle aiguière exécutée dans ses ateliers pour le baptême du duc de bordeaux, le rapporteur du jury signalait « une collection de bons modèles pour l’imitation de divers animaux ». L’auteur de ces « bons modèles » était Barye, dont notre orfèvre avait deviné le talent, et qui allait prendre une si large place dans la statuaire française. Indépendamment de Chenavard et de Barye, Fau- connier mit en- core à contribu- tion l’habileté, le savoir et le goût de Plantard, de Chaponnière, de Ganneron et de Liénard. De même pour deux autres orfèvres sortis, eux aussi, de l’a- telier d’Odiot père, Lebrun et Durand, qui, sous le règne de Louis-Philippe, jouirent d’une réputation qui, hélas! ne leur a pas survécu. Lebrun, appelé à devenir « un des vétérans de l’orfèvrerie française », obtint de 1823 à 1849, dans toutes les expositions, des distinctions flat- teuses. Il les dut surtout au talent éprouvé de Carrier, de Gagne, de Poux, de Dalbergue et de Schropp. Il fut, en outre, un des premiers à appré- cier le rare mérite des frères Fannière, les neveux de Fauconnier, (pii devaient par la suite briller au tout premier rang de nos orfèvres, de nos bijoutiers et de nos ciseleurs. Durand, lui, resta très lidèle à Klagmann. C’est à cet éminent artiste qu’il demanda les modèles des figures de la fameuse fonlaine à thé exposée en 1839, et qui fixa sa réputation'. Coupe en argent repoussé avec bordure en 1er damasquiné, exécutée par M. Morel-Ladeuil. I . Celte pièce monumentale, d’un mètre de hauteur, pesait 200 marcs d’argent el valait 40,000 francs. 51) 466 HISTOIRE DE L’ORFÈVRERIE FRANÇAISE Plat à réchaud en bronze ciselé et argenté, ayant lait partie du service de Napoléon III. Modèle de Gilbert. C’est lui encore qu’il chargea de composer le vase donné par le duc d’Orléans, en prix aux courses de Goodvvood. Avec l’Allemand Wagner, avec Rudolphi qui fut son élève, avec Duponchel et Fro- ment-Meurice, ce sont d’autres artistes qui entrent en scène; mais la collaboration ne reste pas moins active. Wagner, qui remit en honneur les nielles et le repoussé, demanda la cire de sa fameuse aiguière de la Tempérance à Geoffroy de Chaumes, et Wechte mit à son service son art parfait de ciseleur. Justin et Névilé fournirent à Duponchel des ma- quettes et des dessins. Quant à Froment- Meurice, une dispute mémorable, qui éclata quelque temps après sa mort, à propos d’un article relatif à l’Exposition universelle de 1855 ‘, révéla au public qu’il avait associé à la réalisation de ses œuvres Praclier, Geoffroy de Chaumes, Feuchères, Cavelier, Klagmann, Justin, Préault, Rouillard, les frères Fannière, Ramber, Babeur, Coïter, etc., et que le dessinateur-sculpteur dont l’expé- rience et le goût avaient contribué à placer son atelier à un rang si élevé était l’intelligent et dévoué Liénard. Ainsi c’est à peine si dans toute cette phalange d’orfèvres, qui furent assurément des industriels éminents, on en trouve trois ou quatre capables de tirer tout de leur propre fond, sans recourir à des talents plus ou moins étrangers à leur profession. — Quand on a cité Wagner qui restaura le goût des nielles; Morel-Ladeuil, qui, après avoir exécuté lui-même des ouvrages qu’on a pu qualifier « d’un travail merveilleux1 2 », fut obligé de Fontaine à thé en argent repoussé et ciselé. 1. G. Planche, Revue des Deux Mondes, numéros des 15 et 30 novembre 1855. — L'Art décoratif moderne, août 1895. 2. « Il a manifesté son talent dans la part de travail qui lui fut assignée pour l’épée du Comte de Paris, où il exécuta en repoussé les figures de ronde bosse qui en décorent la garde. A l’exposition de 184 y il présenta un seau à glace d’un travail merveilleux ; une belle toilette en vermeil dans le style LE XIXe SIÈCLE 467 s expatrier en Angleterre et d’abandonner sa maison à Duponchel, et les frères Fannière qui devaient, nous venons de le dire, compter parmi les premiers altistes du siècle, la liste est épuisée. L’effort de tant de dessi- nateurs, de peintres, de staluaires, habilement groupés par les autres maîtres, ne devait pas toutefois demeurer stérile. Peut-être cette réunion un peu hétérogène ne présentait-elle pas l’unité de vues nécessaire et 1 indispensable expérience pour faire rentrer la fabrication dans une voie parfaitement pondérée et logique. Génération ardente, passionnée, impres- Surtout de la Paix et de la Guerre. Service de Napoléon III, composé par Gilbert et exécuté par la maison Ghristofle. sionnée par la grande querelle romantique à laquelle elle voulut prendre part, teintée — grâce à Victor Hugo, à Mérimée et à Viollet-le-Duc — de rétrospectivité et d’archéologie, elle s’engagea dans des chemins inex- plorés, dans des sentiers imprévus. Après avoir rompu brusquement et sans retour avec la tradition classique, elle essaya de remonter dans un passé lointain et de s’abreuver à des sources exclusivement nationales. Le Moyen Age et la Renaissance, peu digérés ou mal compris, ne parvinrent malheureusement pas à lui inspirer toujours des chefs-d’œuvre indiscutables. Cependant elle n’en fi L pas moins preuve de sérieuses qualités et de réels mérites. Une ardeur irréfléchie l’entraîna parfois à des exagérations assurément condamnables; mais elle témoigna de beau- coup d’audace, d’un courage véritable et d’esprit d’invention; et si les ouvrages principaux de ce temps — aujourd’hui démodés — ne sont plus appréciés des prétendus connaisseurs, ils n’en sont pas moins très dignes de fixer l’attention de ceux que l’histoire intéresse. du xvn8 siècle; une croix-reliquaire avec des émaux dans le style du xvic siècle. Le jury, frappé de la beauté des œuvres de M. Morel, tant en orfèvrerie qu’en bijouterie, joaillerie, lui décerna la médaille d’or pour l’ensemble de son exposition. » (Duc un Luynks, loc. cit., p. 70. ) 468 HISTOIRE DE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE La période dite impériale avait péché par une logique de construction un peu trop rigoureuse et par des préoccupations architecturales beaucoup trop accentuées. La période romantique, au contraire, s’était distinguée par des excès de fantaisie parfois répréhensibles; c’est par une libérale association de ces deux forces initiales, de ces éléments d’inspiration si différents, que les orfèvres de la troisième période de ce siècle ont cherché à se tirer d’affaire et que souvent ils y ont réussi. On leur doit, en effet, un grand nombre d’œuvres des plus honorables, souvent ingé- nieuses, élégantes et distinguées, quelques- unes même extrêmement remarquables et capables de supporter la comparaison avec leurs aînées des siècles antérieurs. Fidèles aux traditions de leurs prédécesseurs, les orfèvres contemporains ont eu également recours aux talents variés d’artistes éminents. C’est Gilbert qui, à la tête d’une phalange de jeunes sculp- teurs déjà connus et dont quelques-uns depuis lors sont devenus illustres, exécuta pour M. Christofle père le fameux Service de l’Em- pereur, ensemble considérable qui comptait plus de cent modèles variés et qui ne coûta pas moins de 1,300,000 francs, bien qu’il fût en cuivre argenté1. Lorsque le Ministère de l’agricullure mit au concours les prix à distribuer dans les courses et les solennités agricoles, — prix dont le Bellérophon des frères Fannière est demeuré le type le plus parfait — les orfèvres favorisés de ses commandes ne furent guère que les in- terprètes de Delaplanche, Falguière, Gau- therin, Coutan, Roty et Moreau-Vauthier. En 1878, c’est à Reiber que MM. Christofle et Bouilhet demandèrent la composition de leur magnifique service de table destiné au duc de Sanlonia, alors que l’exécution des figures avait été confiée à MM. Mathurin Moreau, Hiolle, Gautherin et o Lafrance. Pour d’autres pièces moins magistrales, la verve facile de M. Carrier- Relieuse les avait approvisionnés de modèles aimables. \. Cette précaution de ne mettre en œuvre qu’un métal vulgaire avait été prise pour sauver ce service unique d’une refonte fatale. On sait qu’elle ne préserva pas ces belles pièces de la destruction. Celles-ci disparurent dans l’incendie des Tuileries. On peut dire que, pendant leur courte existence, elles constituèrent en orfèvrerie le morceau capital du second Empire. Grand vase de la Paix en argent repoussé, exécuté par Wechte. Pl. XL. HISTOIRE DE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE BOUILLOIRE A THÉ STYLE LOUIS XV ( î.vct'u/etrJ fut n ’ // mat J a/t. C /t/'ta/of/c. % LE X I X° SIECLE 469 M. Froment-Meurice fils avait, lui aussi, pour cette solennité, demandé à des statuaires réputés de lui prêter leur concours. MM. Carlier et Lafrance avaient travaillé pour lui, alors que MM. Gilbert et Récipon modelaient pour la maison Odiot le fameux surtout de Flore et Zéphire. De même, à l’Exposition de 1889, l’évolution singulière qui ramena l’orfèvrerie française au style rocaille fut en quelque sorte présidée et dirigée par M. Joindy; et nos grands orfèvres, les Bouin-Taburet, les Bou- cheron, les Têtard, les Aucoc, les Bachelet, les Fray, les Debain, etc., comme leurs aînés, les Christofle et les Froment-Meurice, n’hé- sitèrent pas à mettre à contribution le talent éprouvé de Récipon, de Pyat, de Caméré, de Maillet, de Moreau-Vauthier, de Chevillard. Parfois même l’originalité de ces artistes resta si vibrante que l’œuvre demeura leur, malgré le nom de l’orfèvre devenu son parrain. Telles sont celles que Wechte a re- poussées et celles aussi que Levillain et Garnier ont modelées. Ainsi, bien peu d’orfèvres contem- porains ont réalisé ce desideratum vanté par les critiques de nos jours, qui consiste à exiger d’un artisan qu’il exécute lui-même intégralement son œuvre. Presque seuls, en notre temps, les frères Fannière ont cherché à vivre exclusivement sur leur propre fonds, modelant, fondant et ciselant leurs beaux ouvrages; aussi sont-ils moins considérés comme de véritables orfèvres que comme de précieux ar- tistes. A leur suite, il convient de placer Jules Brateau, dont certains ouvrages méritent également une mention toute spéciale. Enfin, il n’est pas jusqu’à l’orfèvrerie religieuse qui, dans les ateliers de Poussielgue- Rusand, à Paris, et de Callial, à Lyon, n’ait repris pieusement les traditions du Moyen Age, en y ajoutant des qualités de pondération et de symétrie que celui-ci avait dédaignées et dont la Renaissance a pénétré nos artistes. Aiguière de parade en argent. en argent fondu et ciselé, exécutée par les frères Fannière. 470 HISTOIRE DE L’ORFEVRERIE FRANÇAISE Mais si la verve créatrice ne peut pas être considérée comme une des caractéristiques de l’orfèvrerie contemporaine, l’habileté prodigieuse de l’exécution, la finesse et la perfection de la main-d’œuvre suffisent à assigner à notre époque une place tout à fait à part dans l’histoire des arts industriels. Il n’est, en effet, aucune pièce ancienne que nos fon- deurs et nos ciseleurs ne soient en état de contrefaire; aucun chef- d’œuvre, de quelque époque il puisse être, qu’ils ne soient capables de recommencer. Sous ce rapport, les Expositions de 1878 et de 1889 ont été particulièrement édifiantes. L’abus qui se fait de celte habileté dans le commerce de la curiosité, pour l’être beaucoup moins, est également fort instructif. Salière en argent fondu et ciselé, exécutée par MM. Fannière frères. TABLE POUR LE PLACEMENT DES PLANCHES HORS TEXTE Pages. I. Boutique d’orfèvre au XVe siècle (d'après une miniature du manuscrit d'Aristote. — Biblio- thèque de Rouen) . I II. Orfèvrerie juive. — Le tabernacle et l’Arche d’alliance (d’après le bas-relief de l’arc de Titus à Rome) . | — III. Vase sassanide en argent repoussé (Cabinet des médailles) 21 IV. Le Trésor de Bernay (Cabinet des médailles) 41 V. Bijoux mérovingiens (provenant des sépultures de Charnay, Brocbon et Sainte-Sabine) . . 49 VL Siège en bronze doré, dit fauteuil de Dagobert (Cabinet des médailles) 65 VIL Statue de sainte Foy (trésor de l’église de Conques) 89 VIII. Autel d’or de l’empereur Henri II (Musée de Cluny) 97 IX. Autel portatif (trésor de l’église de Conques) 109 X. Reliquaire en forme d’aigle, exécuté par ordre de Suger (galerie d’Apollon) ... 113 XL Croix reliquaire de Clairmarais (cathédrale de Saint-Omer) 145 XI I. Collier et gobelet de corporation (gilde des carabiniers de Nivelles) 185 XIII. Coffret de saint Louis (galerie d’Apollon) 197 XIV. Fermail dit « de saint Louis », en argent niellé et doré, rehaussé de pierres tines (galerie d’Apollon) 217 XV. Reliquaire du voile de sainte Aldegoilde (appartenant aux Dames Ursulines de Mau- beuge) 257 XVI. Ciboire émaillé d’Alpaïs (galerie d’Apollon) 285 XVII. Plaque tumulaire émaillée de Geoffroy Plantagenet dit le Bel (Musée du Mans) . 293 XVIII. L’Annonciation (émail limousin attribué à Nardon Pénicaud) 297 XIX. Écusson émaillé, peint par Jehan de Court (galerie d’Apollon) 301 XX. Catherine de Médicis dans son oratoire. Émail peint (Musée de cluny) .... 305 XXL Aiguière avec son bassin en argent repoussé, ciselé et doré (galerie d’Apollon) 309 XXII. Présent offert par la ville de Paris au roi Charles IX lors de son Entrée solennelle 317 XXIII. Reliquaire de sainte Ursule (Cathédrale de Reims) 329 XXIV. Aiguière et plat dits « de la Tempérance », exécutés par BrioL (gahricd \poiion) . 337 TABLE DES PLANCHES HORS TEXTE Pages. XXV. Statuette en argent repoussé et ciselé (galerie d’Apollon) 341 XXVI. Couteaux, fourchette et cuillers, avec manches en argent fondu et ciselé. 353 XXVI I. Bougeoir en gemmes, offert par la république de Venise à Marie de Médicis (galerie d'Apollon) 365 XXVI 1 1 . Miroir offert par la république de Venise à Marie de Médicis (galerie d’Apollon) . 377 XXIX. Gantière en jaspe, montée en vermeil et ornée de pierreries et de perles (galerie d’Apollon) 393 XXX. Coffret à bijoux d’Anne d’Autriche (galerie d’Apollon) 405 XXXI. Modèle de nef pour le roi Louis XIV (fac-similé d’un dessin de Charles Le Brun) . 413 XXXII. Cuvette en argent repoussé et ciselé, restituée d’après un dessin de l’album de Robert de Cotte (Cabinet des Estampes) . 425 XXXIII. Soupière en vermeil, exécutée par Thomas Germain pour la Cour de Por- tugal 429 XXXIV. Vaisselle de table en argent repoussé, ciselé et doré 437 XXXV. Plat couvert en argent repoussé et ciselé 441 XXXV L Soupière en argent repoussé et ciselé, exécutée par F. -Th. Germain pour l’impératrice Catherine II de Russie 445 XXXVII. Le Triomphe de la vigne. Vase en argent repoussé et ciselé, composé par G.-P. Cauvet 449 XXXVIII. Psyché ayant fait partie de la toilette de l’impératrice Marie-Louise, res- tituée d’après le dessin de Prud’hon 457 XXXIX. Surtout exécuté pour la reine Victoria par Morel-Ladeuil 465 XL. Bouilloire à thé style Louis XV, exécutée par la maison Christofle. . . . 469 Reliquaire de saint Junicn. (xme siècle.) TABLE DES CHAPITRES Chap. I. Observations préliminaires II. L’Orfèvrerie dans l’Antiquité ....... III. L’Orfèvrerie gauloise IV. L’Orfèvrerie mérovingienne V. L’Orfèvrerie carolingienne VI. Moyen Age. — XIe et XIIe siècles . . . . VII. La Main-d’œuvre religieuse VIII. La Main-d’œuvre civile IX. Les Corporations d’orfèvres X. L’Orfèvrerie au XIIIe siècle XL Moyen Age. — XIVe et XVe siècles . . . XII. Moyen Age. — XIVe et XVe siècles (suite) XIII. L’Émaillerie XIV. La Renaissance XV. La Renaissance (suite) XVI. La Joaillerie XVII. La Joaillerie (suite) XVIII. L’Orfèvrerie au XVIIe siècle XIX. Le XVIIIe siècle XX. Le XIXe siècle Pages. 1 11 31 47 71 95 119 143 169 187 219 255 283 309 329 355 375 397 429 '